Le travail de peintre ressemble à celui d’un navigateur qui sans cesse a le souci de garder le cap, de recentrer la figure de proue du navire vers le phare lointain. La plupart des hommes ont des feuilles de routes et des plans de carrière. Nous n’avons qu’une boussole qui montre à chaque instant le but. Le but est le mystère. Le but est l’affirmation de sa présence dans le monde. Le but est participation, connaissance de ce qu’il est en lui-même. Là est ce vers quoi nous avançons. Là est ce qui nous attire. Là est ce qui est reconnu comme la consistance de notre existence. Là est notre tension et notre repos. Nous avançons en comblant la distance à laquelle il nous maintient. Point de calculs, point de stratégies, point de tactiques, seulement une vision et l’obéissance qui découle de la nécessaire et constante mise au point de la visée.
Le Savon, huile sur toile (lin), 37×25 cm
Ces deux derniers mois, j’ai par nécessité, dû quitter mon atelier. Ce temps de recul vis à vis de mon travail de création a naturellement été l’occasion d’une prise de conscience vers un nécessaire réajustement. Certes, les tableaux réalisés ces dernières années suivent un chemin cohérent, mais j’ai cependant la certitude de n’avoir pas encore créé une œuvre d’art, de n’avoir pas même effleuré la beauté. Peut-être ai-je jusqu’à ce jour trop séparé l’objet de sa source. D’une certaine manière, je qualifierais nombre de mes tableaux de « platoniciens ». Ils montrent les ombres sur le mur de la caverne, parfois, remontent jusqu’au monde des Idées que l’on perçoit, sous une autre écriture, détachées de l’objet. Ce détachement entre l’objet et sa source m’interroge et me pousse à penser que mes tableaux demandent à sortir de la caverne. L’objet, qui porte en lui-même sa symbolique, semble à certaines heures vouloir l’effacer pour permettre d’éviter le piège du concept, pour désigner davantage. Tout se présente alors comme si la symbolique devait être dépassée -non signifiée- afin de rendre possible l’affirmation et la saisie de la relation vivante en l’objet. L’apparence qui nous est offerte simultanément comme médium et message se veut davantage transparente à ce qui fait sa vie. « La matière désire la forme comme la femme désire l’homme [1]livre de la physique, Aristote ». L’expression de ce formidable appétit n’est pas en dehors de la matière. Rien ne vient s’y surajouter. L’instabilité de la matière est comme une danse qui se montre lorsqu’elle est épousée et cette étreinte n’a rien de commun avec la tranquille immobilité des apparences. C’est une lutte inouïe et « cette guerre est père de toute chose [2]Héraclite, Fragments ». Une nature morte est un constant passage, un effondrement en cours, une brèche qui s’ouvre à chaque instant. L’immobilité est en cet écoulement, l’infini est en ce passage et cette perception fait jour lorsqu’elle meurt. J’aimerais approcher davantage de cette réalité, entrer davantage dans ce désir de la matière, dire quelque chose de son unité d’avec la forme, de son évanouissement vers plus grand qu’elle. Mais comment cela peut-il se faire? À vrai dire, je n’en sais trop rien. Je ne peux qu’essayer d’obéir à ce désir étrange et tenter de davantage contempler l’invisible miracle des choses présentes. Je ne peux qu’espérer que cette approche, petit à petit, donne à mon travail d’être davantage à l’image de ce qui est perçu. Dans cette contemplation se concentrent les choix qui font une oeuvre lorsque la tension l’imprime dans la matière.
L’objet est UN et le chemin qu’il prend pour nous rejoindre est simple. Le premier étonnement qu’engendre la présence de l’objet dans le monde ne naît d’aucun subterfuge. Il nous saisit, (souvent à rebours), c’est tout ! L’objet n’a pas besoin d’être compris. Il a encore moins besoin d’être expliqué ! Il est, en un point précis, une intrusion de l’infini dans le temps, qui est parfaitement adaptée à chacun. Il ne nécessite aucune « défragmentation » ni aucun ajout pour être vecteur de stupeur. Il engendre un « ceci est » qui est simultanément un constat stupéfait et un principe d’investigation qui nous projette, par mode de saveur, toujours davantage en son centre. À l’âme appartient une connaissance qui s’accroît elle-même [3]Héraclite, Fragments, texte incertain Stobée, III.1.180. Connaître, c’est pénétrer à l’intérieur de ce qui est connu. Là, rien de statique et définitif et pourtant, nous y puisons nos éclats les plus certains. C’est vers cette douce et brûlante « guerre » évoquée plus haut que nous allons.
Le Calice des heures, huile sur toile (lin), 37×25 cm
Cet appétit de la matière pour la forme est la véritable palette du peintre. Celui qui en a perçu l’éclat ne peut se taire. L’homme reçoit et par conséquent doit exprimer. C’est ça ou la strangulation [4]livre de la physique, Aristote . Le drame est que ce qui doit être signifié est de l’ordre d’un non-signifiable ! L’infini ne peut s’inscrire dans le fini. Le créé ne peut contenir l’incréé. Le complexe ne peut résoudre la simplicité. En cette tension est la touche de Van Gogh, (j’ai lu avec fou-rire et grande perplexité de longues études techniques sur cette dernière qui semblaient vouloir chercher dans la seule mécanique de la brosse et de la pâte l’alchimie qui rend le coeur liquide.) Là est la fulgurance de Nicolas de Staël, conscient que l’on ne part pas de rien. Quand il n’y a pas de nature avant, le tableau est toujours mauvais. En ce drame est la raison de Rothko qui affirme qu’il n’est pas nécessaire d’étudier pour peindre un chef d’œuvre. Là encore, est la clé du travail de Francis Bacon affirmant que le travail de l’artiste est toujours d’approfondir le mystère. La liste pourrait encore être longue de ceux qui se sont usés sur ce chemin…
C’est, je crois, en cet effort d’atteindre que l’art est grand. Il dit quelque chose de lui-même dans cet enthousiasme à toujours remettre l’ouvrage. Sûrement, certains approchent davantage que d’autres, mais accepter et garder en conscience que le résultat sera toujours en deçà de ce qui est perçu et visé est une sagesse qui peut, à certaines heures, éviter que le navire ne sombre. L’absolu est toujours à un pas…