En 1604, François de Sales, sous bien des aspects, est un homme grandement saint et accompli. Il a 36 ans et est depuis deux ans évêque de Genève. Il est de plus en plus fameux en France et en Savoie, reconnu pour ses talents de prédicateur et de diplomate, sa douceur et son intelligence hors du commun. Il est invité en mars à prêcher la retraite de Carême à Dijon, par le maire de la ville, et son arrivée suscite émoi et enthousiasme chez les habitants, qui l’accueillent en grande pompe.
Pourtant, il n’est dans sa vie divine, et sans doute sans le savoir, qu’incomplet. Il n’a pas encore rencontré celle qui, dans le dessein de Dieu, sera son véritable chemin de sainteté ; celle qui sera sa vraie porte vers la vie totale avec le Seigneur – Jeanne de Chantal.
Saint François de Sales remettant à Sainte Jeanne de Chantal la règle de l’Ordre de la Visitation. Photo (source)
Une rencontre décisive
La Baronne de Chantal, jeune veuve de 32 ans en 1604 – année de leur rencontre – est alors en pleine attente spirituelle. Depuis plusieurs années, elle supplie le Christ de lui indiquer comment Le suivre, après une vie marquée de lourdes épreuves. Elle a reçu en 1601 une vision qui l’a remplie de joie, mais qui reste longtemps sans précision, aiguisant toujours plus le désir de son cœur. Alors qu’elle se promenait à cheval, elle voit un homme en soutane noire, à l’allure d’évêque, qu’elle ne connait pas mais qu’une voix lui désigne ainsi : « Voilà le guide bien-aimé de Dieu et des hommes, entre les mains duquel tu dois reposer ta conscience ».
Quelle n’est pas sa surprise de reconnaitre, alors qu’elle s’apprête à assister à la retraite de Carême de 1604 à Dijon, l’homme de sa vision dans le prédicateur qui s’avance – François de Sales. Sa grande attente serait-elle enfin exaucée ? Dieu serait-il si proche ?
Il faut ici revenir à sa vie douloureuse, qui a labouré son cœur, pour comprendre l’incroyable espérance qui nait en elle.
Sainte Jeanne de Chantal (Source)
Qui est Jeanne de Chantal ?
Jeanne-Françoise Frémyot (de son nom de jeune fille) est née le 23 janvier 1572 à Dijon. Très pieuse depuis sa tendre enfance, elle trouve dans sa relation naturelle avec Dieu la force de mener une vie droite et généreuse, malgré les souffrances (telle que la perte de sa mère alors qu’elle n’a que 18 mois) et les tentations qui ensuite accompagnent son entrée en société (jolie et spirituelle, elle attire de nombreux prétendants qu’elle sait refuser avec fermeté). Elle tient sans doute de son père, Conseiller du Roi et Président du Parlement de Bourgogne, sa vaillance et son honnêteté. Le Président Frémyot, en effet, s’illustre alors, comme beaucoup de ses ancêtres, par sa fidélité au Roi et à sa foi catholique en pleines guerres dites « de religion », bravant les menaces de mort et se refusant toujours à tout compromis. En elle, de par sa famille, Jeanne porte donc d’une manière toute spéciale, les combats et le destin de la France. Adolescente, elle pleurera aussi à chaudes larmes en traversant les villages aux églises saccagées par les Protestants.
En 1592, Jeanne est mariée au baron Christophe de Rabutin de Chantal, de qui elle aura six enfants (dont quatre seulement survivront la naissance). Leur mariage est heureux – Jeanne se montre une épouse élégante et dévouée, organisant volontiers fêtes et réceptions lorsque son mari n’est pas au combat – et ancré en Dieu – elle, qui revient à une vie sobre, au service des plus pauvres lorsque son époux est absent, trouve en lui une âme sainte, un vrai compagnon dans la foi.
Deux miracles sont même attribués à Jeanne, de son vivant, lors de la famine de l’hiver 1600-1601. Alors que les vagabonds se pressent, affamés, aux portes de sa demeure, la Baronne invite ses domestiques à ne pas cesser d’aller puiser dans les réserves de farine qui, pourtant diminuent à vue d’œil. Les serviteurs ne cesseront de tirer du grenier des paniers pleins, des jours durant.
En 1601, alors que la dernière-née de leurs enfants, Charlotte, n’a que deux semaines, le Baron de Chantal est accidentellement blessé lors d’une partie de chasse, et meurt saintement quelques jours plus tard, après avoir pardonné à son malheureux meurtrier (et ami) et supplié son épouse de faire de même.
Jeanne survit difficilement à l’épreuve. Si elle ne perd pas la foi, elle commence pourtant à délaisser ses enfants, maigrit à grande vitesse et hante les couloirs, gémissant et ne dormant plus.
Ce n’est qu’avec beaucoup de peine, et que grâce à son amour pour le Christ, qu’elle se ressaisit lentement, avec un désir croissant bien que confus de se consacrer à Dieu. Elle commence par s’installer, avec ses enfants, chez son beau-père, pour le servir et l’accompagner – malgré la méchanceté et acariâtreté de la servante et maitresse de celui-ci. Elle cherche ensuite, avec beaucoup d’angoisse un directeur spirituel. Celui qu’elle trouvera alors sera bien maladroit, ne faisant qu’accentuer ses scrupules maladifs et la liant à lui par quatre vœux d’obéissance excessifs qui mineront peu à peu son âme.
Saint François de Sales et Sainte Jeanne de Chantal (Basilique Notre-Dame – Beaunes). Photo (Source)
La délivrance de l’amitié
Le 5 mars 1604, dans la Sainte-Chapelle de Dijon, et les jours qui suivent, Jeanne et François se « reconnaissent » rapidement. Ils ont plusieurs entretiens, toujours menés avec grande prudence par l’Évêque de Genève qui prie sans relâche et se fait donner conseil pour discerner ces événements. Il semble clair que Dieu les a menés l’un à l’autre. « Dieu, ce me semble, m’a donné à vous. J’en suis sûr toutes les heures plus fort. C’est tout ce que je puis vous dire ; recommandez-moi à votre bon Ange » écrira en hâte le 26 avril, à son départ de la ville, l’Évêque de Genève.
Jeanne se découvre alors une obéissance presque instinctive, sans résistance, à François. L’obéissance, qui a tant fait l’objet de ses scrupules, devient une avec l’attraction de son cœur. Elle réalise que suivre Dieu n’est pas une contrainte extérieure, morale, mais la dynamique intérieure de tout son être, où l’attirance est motrice de l’ascèse et du renoncement à soi.
Il a, quant à lui, l’intuition que sa vie sera désormais de servir Jeanne – que la servir et servir Dieu seront tout un. A lui, qui s’était posé avec angoisse – et presque jusqu’à en mourir – la question de la prédestination et de la rédemption, Dieu donne d’expérimenter son élection, son salut dans l’« ici et maintenant » d’une personne qui est manifestation de Sa présence.
Le 24 août 1604, à Saint-Claude, lieu de pèlerinage alors célèbre, en Franche-Comté, François délie Jeanne de ses vœux à son ancien directeur et reçoit sa confession générale. Le 2 septembre, elle prononce son vœu de perpétuelle chasteté et obéissance à l’Évêque de Genève.
Le chemin ne se fera pas sans combat pour la Baronne de Chantal, qui doit être corrigée de ses scrupules à plusieurs reprises – et parfois très fermement – par l’Évêque de Genève : « Arrêtez-vous là, je vous en supplie, et ne vous mettez nullement en peine de savoir en quel degré vous devez me tenir, car tout cela n’est que tentation et vaine subtilité. Que vous importe-t-il de savoir si vous pouvez me tenir pour votre père spirituel ou non, pourvu que vous sachiez quelle est mon âme en votre endroit et que je sache quelle est la vôtre au mien ? » [1]Saint François de Sales, Lettre du 24 juin 1604, Annecy .
Cependant, pour chacun, l’amitié avec l’autre coïncide désormais tout-à-fait avec la suite du Christ. Les sept rencontres qu’ils ont entre 1604 et 1610, ainsi que la correspondance abondante qu’ils commencent à échanger en témoignent – préparant peu à peu le chemin pour ce qui sera leur fécondité commune : la fondation de la Visitation.
References
↑1 | Saint François de Sales, Lettre du 24 juin 1604, Annecy |
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