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Le 16 octobre 1957, l’Académie suédoise annonce l’attribution du prix Nobel de littérature à Albert Camus pour son œuvre « qui éclaire avec un sérieux pénétrant les problèmes posés de nos jours aux consciences humaines ».

 

Albert Camus (Photo : Internet)

 

Pourtant, en apprenant la nouvelle, c’est un profond désarroi qui s’empare d’Albert Camus. Pourquoi n’ont-ils pas donné le Nobel à André Malraux se demande-t-il ? Dans ses Carnets, Camus écrit : « 17 octobre. Nobel. Etrange sentiment d’accablement et de mélancolie. A 20 ans, pauvre et nu, j’ai connu la vraie gloire. Ma mère ». « Effrayé par ce qui m’arrive et que je n’ai pas demandé. » A Roger Martin du Gard dont il était proche : « Je comprends que ce prix vous ait rendu heureux. Pour moi, il m’a trouvé dans le trouble et m’a jeté dans un trouble encore plus grand. Je n’ai que des doutes et ce sont des mots comme les vôtres qui, seuls, peuvent m’aider à reprendre confiance. Je voulais seulement vous en remercier, du fond du cœur, et vous redire l’amitié de cœur et d’esprit qui n’a cessé de me relier à vous » [1]Lettre d’Albert Camus à Roger Martin du Gard du 26 octobre 1957 .

Il y a un mois, quelques curieux se sont réunis pour se pencher sur la vie et l’œuvre d’Albert Camus. Quel meilleur prétexte pour ouvrir un nouveau dossier dans Terre de Compassion ? Paradoxalement, il a semblé opportun de commencer ce dossier par la fin, par cet instant particulier que fut la réception du prix Nobel pour Camus, où il semble vivre dans sa chair le sentiment d’une disproportion entre sa vocation d’écrivain et ce qu’il a donné jusqu’ici.

« Comment un homme presque jeune, riche de ses seuls doutes et d’une œuvre encore en chantier, habitué à vivre dans la solitude du travail ou dans les retraites de l’amitié, n’aurait-il pas appris avec une sorte de panique un arrêt qui le portait d’un coup, seul et réduit à lui-même, au centre d’une lumière crue ? » [2]Discours d’Albert Camus à la réception du prix Nobel .

Tout son discours de réception du prix Nobel semble être pour lui l’occasion de poser un jugement sur ce désarroi, faisant mémoire de sa vie, de ce qu’il a compris être ce qu’il appelle lui-même « son métier » et de l’idée qu’il s’en fait.

Camus témoigne de sa vocation particulière vis-à-vis de son temps, de cette « Europe de la torture et des prisons », prise dans le nihilisme qui proclame que la création et l’existence humaine n’ont aucun sens. Ce nihilisme, « cet instinct de mort à l’œuvre dans l’histoire », effraie Camus, car si le monde n’a pas de sens tout est permis. Déjà dans L’Etranger, les conséquences de ce nihilisme étaient visibles à travers le personnage de Meursault : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier.» [3]Albert Camus, La Peste 1947 .

« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse» . [4]Discours d’Albert Camus à la réception du prix Nobel

S’il fallait relever la grandeur de Camus, nous pourrions souligner qu’il n’a pas cherché à accomplir cette tâche en combattant une idée par une autre, mais par des expériences d’amitié. En réponse au dernier homme, le nihiliste, « celui qui a perdu le sens de l’origine, car il n’a plus assez de force, et de courage, pour affronter le risque du commencement », Camus cherche le visage de ceux qui ont été le Premier homme (1994) dans sa vie. Au milieu du contexte sombre de La Peste (1947), de cette maladie représentant notamment le système totalitaire né du nihilisme, il nous offre l’amitié de Rieux et Tarrou :

« – Savez-vous, dit-il, ce que nous devrions faire pour l’amitié ?
– Ce que vous voulez, dit Rieux.
– Prendre un bain de mer. Même pour un futur saint c’est un plaisir digne.
Rieux souriait.
– Avec nos laissez-passer, nous pouvons aller sur la jetée. À la fin, c’est trop bête de ne vivre que dans la peste. Bien entendu, un homme doit se battre pour les victimes. Mais s’il cesse de rien aimer par ailleurs, à quoi sert qu’il se batte ?
– Oui, dit Rieux, allons-y.» [5]Albert Camus, La Peste, 1947

Comme le dit Camus dans son discours, si son art lui est nécessaire, il ne l’a jamais placé au-dessus des personnes. Il écrit dans sa première œuvre L’Envers et l’Endroit (1937) : « il n’y a que l’amour qui nous rend à nous-mêmes » [6]Albert Camus, L’Envers et l’Endroit 1937 , qui n’est en rien une fausse compassion, fondée sur « des solutions toutes faites et de belles morales ».

Et pourtant, nous voilà face à cet homme, qui, après un long discours sur sa conception de l’écrivain, de sa noblesse, de sa mission, se reconnaît pauvre : « Quant à moi, il me faut dire une fois de plus que je ne suis rien de tout cela », « Ramené ainsi à ce que je suis réellement, à mes limites, à mes dettes, comme à ma foi difficile, je me sens plus libre de vous montrer pour finir, l’étendue et la générosité de la distinction que vous venez de m’accorder ».

Quelques jours plus tard, il écrit à l’instituteur qui l’avait fait intégrer enfant le meilleur lycée d’Alger :

« Cher Monsieur Germain,

J’ai laissé s’éteindre un peu le bruit qui m’a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler un peu de tout mon cœur. On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n’ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j’ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé.

Je ne me fais pas un monde de cette sorte d’honneur mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève.

Je vous embrasse, de toutes mes forces ». [7]Lettre d’Albert Camus à Monsieur Germain du 19 novembre 1957

References

References
1 Lettre d’Albert Camus à Roger Martin du Gard du 26 octobre 1957
2, 4 Discours d’Albert Camus à la réception du prix Nobel
3 Albert Camus, La Peste 1947
5 Albert Camus, La Peste, 1947
6 Albert Camus, L’Envers et l’Endroit 1937
7 Lettre d’Albert Camus à Monsieur Germain du 19 novembre 1957

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