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Archipel du Goulag : la liberté pour quoi faire ?

Le 28 décembre 1973, était imprimée en toute urgence, à Paris et en langue russe, la première édition de L’archipel du Goulag d’Alexandre Soljénitsyne. Un anniversaire particulièrement actuel.

 

Alexandre Soljénitsyne

 

L’archipel du goulag est l’œuvre la plus connue de Soljénitsyne avec Une journée d’Yvan Denissovitch (1963) et Le pavillon des cancéreux (1968). C’était aussi la plus radioactive au moment de sa parution, non seulement à l’égard du régime soviétique, mais surtout pour les 227 anciens détenus qui avaient accepté de l’enrichir de leur témoignage au risque de leur vie. Œuvre de combat, œuvre de génie et monument de littérature, L’archipel est en réalité une oasis riche en humanité. C’est une œuvre de grand style à travers laquelle le cœur humain se dévoile. Dans l’enfer concentrationnaire et ses innombrables tentatives d’étouffer l’humain dans l’homme, une voix persiste, perce le bunker et finit par se faire entendre dans le monde entier. L’être humain est une puissance de vie, de créativité et de liberté à qui Alexandre Soljénitsyne a prêté sa plume prophétique.

Les trois voix du récit

Alors qu’il est encore jeune et qu’il comprend que sa vocation sera d’écrire, Soljénitsyne voit en Léon Tolstoï et son Guerre et paix le modèle qu’il veut imiter. À sa suite, c’est par l’art et la littérature qu’il choisit de s’exprimer, non seulement pour éviter de s’enfermer dans les canons académiques trop étroits de l’historien froid ou du sociologue, mais aussi pour pouvoir rendre une œuvre vivante. Qu’il s’agisse d’histoire (La Roue rouge), d’univers carcéral (L’archipel, Le premier cercle, Une journée, Le pavillon, etc.), de politique (Les tanks connaissent la vérité), de la liberté d’écrire, … à l’Est (Le chêne et le veau), ou… à l’Ouest (Le grain tombé entre les meules), c’est par la littérature que l’ancien Zek (détenu) redonne vie aux événements du monde, pour mieux les observer et les jauger de son jugement d’aigle. Ce qui intéresse Soljénitsyne par-dessus tout, c’est de saisir la trame des événements, en partant des personnes, de leur conscience, des choix qu’ils font et, ultimement, de leur liberté.

Son Archipel est un récit en forme de tresse. Il s’y trouve un premier brin, tenace, redoutablement exigeant pour son auteur, où il raconte son propre chemin, sans jamais se dérober. Mais il n’est pas seul à vivre l’aventure, et de nombreuses autres voix se joignent à la sienne. Le second brin déborde en anecdotes, parfois douloureuses, parfois rocambolesques, qui donnent à l’ensemble de l’œuvre l’allure d’une grande épopée. Dans l’archipel du régime concentrationnaire soviétique, les Zek sont un peuple d’individus marqués au fer rouge et rejetés du monde des vivants. Leurs convois traversent les villes animées sans déranger, sans éveiller l’attention. Leur vie se trouve ailleurs. Le dernier brin du récit est plus scientifique. Avec son inénarrable énergie, Soljénitsyne voyage, visite les lieux de l’horreur, compulse des milliers d’archives et rend compte de ce qu’il moissonne. C’est de ce brin que le récit tient son titre, tant ce monde des prisons soviétiques est vaste, et constellé d’inventions toutes plus étouffantes les unes que les autres. C’est un archipel au sens propre. Tout est fait pour vous y maintenir enfermé, même lorsque, apparemment, vous vous en sortez indemne. Ainsi, même lorsque la barque de votre vie donne l’impression de flotter, rien ne vous assure qu’elle n’est pas échouée sur un écueil que vous n’avez pas su voir et éviter. Qu’il s’agisse de lui-même, ou des autres témoins, qu’il s’agisse des bourreaux ou de ses compagnons d’infortune, la véritable histoire écrite par Soljénitsyne met en jeu des forces qui s’opposent jusque dans le cœur de chacun des personnages. C’est un combat apocalyptique, somme toute, plein d’espérance. La liberté et la vie jaillissent de l’immobilité et de la mort. Encore faut-il accepter le risque de vivre. Dans le second tome, une fille écrit à sa mère, qui purge une peine de prison que cette fille ne comprend pas. Elle est à deux doigts d’abandonner l’idéologie qui l’étouffe et d’en rejeter le mensonge, mais elle a besoin pour cela de la confirmation de sa mère. La liberté ne pourra s’obtenir qu’au prix de leur vie à toutes les deux. « “Maman, écris-moi si tu es coupable, oui ou non ?… Je préfère que tu sois non coupable, je n’entrerai pas au komsomol [1]Komsomol : Abréviation de Vsesoyouznyï leninski kommounistitcheski soyouz molodeji (Union communiste léniniste pan-soviétique de la jeunesse), le Komsomol fut, après les syndicats, la plus … Continue reading et je ne pardonnerai à personne ce qui t’est arrivé. Mais si tu es coupable, je ne t’écrirai plus et je te haïrai”. Et la mère se ronge dans l’humide cercueil de sa cellule à la lampe livide : comment imaginer la vie de sa fille, privée de komsomol ? et haïssant le pouvoir soviétique ? Qu’elle haïsse plutôt sa mère. Et elle lui écrit : “Je suis coupable… Entre au komsomol !” » Et Soljénitsyne de commenter tragiquement : « c’est le prix que paie l’homme pour avoir confié l’âme que Dieu lui a donnée à un dogme fait de mains d’homme » [2]Alexandre Soljénitsyne, L’archipel du goulag. Essai d’investigation littéraire, tome 2, Seuil, Paris, 1974, p. 246-247 .

L’archipel est une histoire vraie. Et c’est aussi de nous qu’il parle, de notre courage ou de notre lâcheté, de notre décision de vivre vraiment, ou de l’indécision qui nous conduit à vivre notre vie, endormi ou mort. C’est le récit de notre vie d’enfant de Dieu.

La vérité est une confession

C’est peu dire que L’archipel se présente aussi comme une confession. De l’ardeur d’une jeunesse de thuriféraire, Soljénitsyne chute lourdement et se fait broyer dans les mâchoires du système qu’il avait eu l’imprudence de critiquer dans une lettre. Loin de l’écraser, la prison, la torture, l’injustice et la trahison de ses plus proches amis, vont réveiller la vie en lui, et donner à son œuvre sa physionomie définitive. L’expérience de la croix le conduit dans un premier temps à la miséricorde et à la confession de ses fautes. « Souviens-toi de tes actions mauvaises et déshonorantes, écrit-il au milieu de son récit, et vois s’il n’est pas possible de les amender… Oui, tu as été mis en prison pour rien, tu n’as pas à te repentir vis-à-vis de l’État, ni de ses lois. Mais vis-à-vis de ta conscience ? Mais vis-à-vis d’un tel ou d’un tel ? » [3]Soljénitsyne, L’archipel du goulag. Essai d’investigation littéraire, tome 2, p. 457 . Puis à la foi. « Ô Dieu de l’univers ! J’ai de nouveau la foi ! Moi, je T’avais renié, et Tu ne m’as pas fui ! […] Bénie sois-tu prison, béni soit le rôle que tu as joué dans mon existence ! » [4]Soljénitsyne, L’archipel du goulag. Essai d’investigation littéraire, tome 2, p. 459-460 .

Dans ce récit à trois voix, la confession s’élargit et prend les dimensions du peuple tout entier. Chacun de ceux que Soljénitsyne convie dans son récit y est soumis. Chacun y est scruté jusque-là, jusque dans les profondeurs de sa conscience, où se déploie le dialogue mystérieux de l’homme et de son Dieu. Et si, jamais, il ne se permet de pénétrer dans cette antre la plus intime de tout être, il n’en indique pas moins l’exigence de s’y confronter. Tous, depuis le supplétif du système, jusqu’au chef suprême, sont envisagés dans cette lumière. C’est là, le tribunal ultime et le seul véritable. Parlant de Staline, ou de lui-même (on ne sait pas très bien), qu’il encourage à combattre tant qu’il fait sentir son pouvoir écrasant sur les autres, Soljénitsyne ajoute : « Mais, dès qu’il a chuté, dégringolé, et qu’en se cognant par terre, il a commencé à comprendre, comme le montre ce premier sillon apparu sur son visage – non, non, c’est fini, lâchez vos pierres ! Il rentre de lui-même au sein du genre humain. Laissez-le faire ce chemin divin » [5]Alexandre Soljénitsyne, L’archipel du goulag. Essai d’investigation littéraire, tome 3, Seuil, Paris, 1976, p. 352-353 . Après L’archipel, toute son œuvre prend la forme d’une immense confession du peuple russe. Le péché de la Révolution de 1917, fruit d’innombrables trahisons, aveuglements et lâchetés et d’une soif inconsidérée de pouvoir, est confessé dans les immenses tomes de La Roue rouge [6]Alexandre Soljénitsyne, La Roue rouge. Récit en segments de durée, Fayard, Paris, – Premier nœud : Août 14, – Deuxième nœud : Novembre 16, – Troisième nœud : Mars 17 (en … Continue reading .

Être libre

Les deux chapitres qui concluent le second tome de L’archipel illustrent particulièrement bien la puissance du regard de Soljénitsyne. Le premier dresse une liste des maux visant à empêcher le déploiement de la liberté authentique [7]Soljénitsyne, L’archipel du goulag. Essai d’investigation littéraire, tome 2, p. 470-485 : « Une “liberté” muselée » . C’est l’état de l’être humain malade jusque dans son humanité qui est décrit ici. Et cette maladie se décline en « crainte perpétuelle », « asservissement », « dissimulation, méfiance », « ignorance générale », « mouchardage », « traitrise », « décomposition », « mensonge », « cruauté », et finalement en « psychologie d’esclaves ». La description des maux jusqu’au détail, accompagnée par une foule d’exemples concrets n’est cependant pas la dernière parole du livre. Dans le chapitre suivant, sobrement intitulé « Quelques destins » [8]Soljénitsyne, L’archipel du goulag. Essai d’investigation littéraire, tome 2, p. 486-496. , Soljénitsyne évoque de merveilleuses figures cachées, mais surtout profondément libres, qui apparaissent d’autant plus lumineuses dans ce climat d’opposition et d’auto-censure. Ces figures ont des noms, elles s’appellent Anna Petrovna, Stéphane Vassiliévitch, le père Pavel Florenski et Valentin Komov.

Face aux foules anonymes, engluées dans un esclavage en partie consenti et enfermées par leur peur dans la négation de leur propre humanité, ces héros de la résistance apparaissent comme de véritables chantres de la liberté et de la vie. D’un côté, la muselière de l’idéologie, comme celle du péché, déshumanise et dépersonnalise ceux qui s’y laissent prendre jusqu’au bout. C’est la vie qui se délite, qui perd sa structure essentielle – l’humanité est faite pour la vérité – et qui devient informe. L’humain est englouti dans une sorte de Moloch Baal, il devient une masse, un magma sans visage. De l’autre, ces héros d’humanité qui ont donné leur vie pour la vérité et pour leurs frères. Nous pouvons les nommer. Comme Soljénitsyne lui-même, chaque fois qu’ils ont pu le faire, ils se sont levés, ils ont pris le peu d’espace qu’on a bien voulu leur laisser, et ils ont vécu leur humanité jusqu’au bout. À la question de Lénine, « la liberté pour quoi faire ? » [9]C’est par un recueil de discours de Bernanos que nous avons découvert la provocation de Lénine : Georges Bernanos, La liberté, pour quoi faire ?, Folio, Paris, 1995, p.244 , Soljénitsyne répond, non seulement dans son œuvre, mais aussi par toute sa vie, que la vie réelle ne peut pas faire autrement que d’être libre et que l’homme peut bien inventer tous les systèmes qu’il veut, les plus violents, les plus coercitifs ou les plus meurtriers, rien ni personne n’a le pouvoir d’étouffer jusqu’au bout l’étincelle de la conscience. Nous pouvons l’ignorer, feindre de ne pas l’entendre, mais elle sera toujours là, comme l’écrin de la lumière divine en nous. Cette lumière ne demande qu’à jaillir. Et lorsqu’elle le peut en effet, les plus puissants systèmes faits de mains d’homme s’avouent vaincus. Leur écroulement n’est alors qu’une question de temps.

References

References
1 Komsomol : Abréviation de Vsesoyouznyï leninski kommounistitcheski soyouz molodeji (Union communiste léniniste pan-soviétique de la jeunesse), le Komsomol fut, après les syndicats, la plus importante organisation de masse soviétique. Organisation de jeunesse dépendante du Parti communiste de l’Union soviétique, le Komsomol était implanté, grâce à ses 400000 organisations de base, dans les écoles, les facultés, les entreprises industrielles et agricoles. Composé de cellules, doté d’un comité central placé sous le contrôle direct du comité central du Parti communiste de l’Union soviétique (P.C.U.S.), il regroupait l’immense majorité des jeunes Soviétiques âgés de quatorze à vingt-huit ans, soit près de 40 millions de membres à son apogée, au début des années 1980. Il prolongeait l’organisation des Pionniers destinée aux jeunes de neuf à quatorze ans. Source : www.universalis.fr, consulté le 20 décembre 2023
2 Alexandre Soljénitsyne, L’archipel du goulag. Essai d’investigation littéraire, tome 2, Seuil, Paris, 1974, p. 246-247
3 Soljénitsyne, L’archipel du goulag. Essai d’investigation littéraire, tome 2, p. 457
4 Soljénitsyne, L’archipel du goulag. Essai d’investigation littéraire, tome 2, p. 459-460
5 Alexandre Soljénitsyne, L’archipel du goulag. Essai d’investigation littéraire, tome 3, Seuil, Paris, 1976, p. 352-353
6 Alexandre Soljénitsyne, La Roue rouge. Récit en segments de durée, Fayard, Paris, – Premier nœud : Août 14, – Deuxième nœud : Novembre 16, – Troisième nœud : Mars 17 (en 4 tomes), – Quatrième nœud : Avril 1917 en 2 tomes
7 Soljénitsyne, L’archipel du goulag. Essai d’investigation littéraire, tome 2, p. 470-485 : « Une “liberté” muselée »
8 Soljénitsyne, L’archipel du goulag. Essai d’investigation littéraire, tome 2, p. 486-496.
9 C’est par un recueil de discours de Bernanos que nous avons découvert la provocation de Lénine : Georges Bernanos, La liberté, pour quoi faire ?, Folio, Paris, 1995, p.244
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