Ce weekend avait lieu une représentation de la Messe en Si mineur de Bach à Ellicott City, une petite ville près de Baltimore. La création de cette œuvre immense a occupé Bach pendant plus de vingt-cinq ans. Elle réunit des éléments disparates, des mélodies empruntées à des œuvres précédentes, des cantates adaptées. Bach ne se contente pas de juxtaposer des fragments disparates, il remanie, unifie, refond en un tout: une grande messe catholique -au sens d’universelle– en si mineur. C’est le ton de la supplication douloureuse et de la plainte qui rappelle la nostalgie de la mort physique. La Messe est divisée en vingt-sept segments, soit 3 x 3 x 3 ou 33, éloge à la Trinité. Cinq morceaux adoptent cette tonalité de si mineur, le premier Kyrie, le Qui tollis … miserere nobis, l’aria d’alto Qui sedes … miserere nobis, l’Incarnatus et le Benedictus qui venit.
Le Kyrie
L’ouverture nous fait entrer dans le vif du sujet, un Kyrie d’une grande intensité résonne d’emblée, tel un cri du cœur, poursuivi par le thème envoûtant du premier segment joué par les violons, hautbois et flûtes traversières. Le chœur entre à nouveau, après de longues mesures. Leurs voix entrelacées font s’élever une mélodie composée de groupes de quatre notes qui s’avancent timidement, comme à reculons, mendiant la miséricorde de Dieu, puis se reprenant avec honte de cette requête trop audacieuse, puis demandant à nouveau avec déférence. Les voix entrelacées s’encouragent mutuellement, prenant le relais les unes des autres, osant être plus résolues dans leur prière seulement par degrés. Par moment, les voix se joignent pour supplier avec plus d’insistance, plus de courage, chantant des vocalises à l’unisson sur le eleison, mais là encore, l’effort est humble et tâtonnant. Semblant s’aventurer à la pointe des pieds, les chanteurs expriment leur supplique par un intervalle de deux notes en mouvement contraire ou parallèle: les voix s’attirent et se repoussent, toujours incertaines de la hardiesse à avoir, certaines montantes, tandis que d’autres descendent au même moment, tempérant la détermination (mesures 62-63; 116-117).
Le Christe eleison est chanté par l’alto et la soprano, véritable duo d’opéra. Beaucoup plus audacieuses comme le révèlent leurs gracieuses vocalises dans une délicieuse tierce, elles se secondent dans leur prière. Le second Kyrie est tellement pétri d’altérations et de discordances, complètement en dehors de la tonalité d’origine, que l’on se demande comment tout cela peut-il retentir harmonieusement. Du fond de la dissonance de notre péché grinçant, ce sont des instruments désaccordés, des voix grinçantes qui mendient la miséricorde.
Le Gloria
L’accord final du second Kyrie est majeur, nous préparant pour la joyeuse explosion du Gloria avec tout l’orchestre et l’apparition notoire et flamboyante des cuivres. Une voix solitaire entonne le Gloria, tel un ange ou un héraut préfigurant l’annonce de gloire avant d’être rejointe par le reste du chœur. Soudain, le tempo du Gloria se rallonge comme pour s’étendre aux confins de la terre, le Et in terra pax s’immisce naturellement dans la louange. La paix découle de la gloire comme d’une rivière. La venue du Fils de Dieu dans le monde pour accomplir son œuvre de paix est la plus grande manifestation de la gloire de Dieu qui remplirait un jour la terre entière comme les eaux couvrent la mer. Ainsi, le chant se dilate, devient plus vaste et se teinte à nouveau de l’éclat des trompettes pour prendre de nouveau l’aspect majestueux du Gloria tout juste chanté. La section s’achève avec le même triomphe que le Gloria mais le tempo solennel et la sérénité de la pax.
Le Laudamus Te
Le Laudamus Te est un aria de la soprano, élégant et plein de virtuoses vocalises. S’ensuit le Gratias agimus (Nous te rendons grâce pour ta grande gloire). Les voix, angéliques et pleines de dignité, s’élèvent une à une, dans une ascension qui semble ne jamais prendre fin. Animée par un pur mouvement de reconnaissance à l’infini, comme s’évertuant à élever une cathédrale mélodieuse à la gloire de Dieu. La musique rend sensible ce trop plein de reconnaissance avec un éclat particulièrement divin et des harmonies qui font se soulever le cœur avec une gratitude débordante. Alors que la sensation d’étirement perpétuel est déjà puissante, l’apparition des trompettes et de la caisse claire nous font sensiblement toucher la gloire.
Bach, toujours très sensible au symbolisme, place le Domine Deus au centre des trois fois trois pièces du Gloria. La section s’ouvre par une mélodie feutrée, très douce, jouée par la flûte, telle un oiseau planant sur une petite brise légère comme l’Esprit Saint. La soprano et le ténor chantent presque dans un souffle, comme si seule cette légèreté pouvait être conforme à une révélation si grande: Le Seigneur Dieu, Roi du ciel, Dieu le Père tout-puissant. Seigneur, Fils unique, Jésus Christ, Seigneur Dieu, Agneau de Dieu, le Fils du Père. Cette cantate de 1727, qui, avec d’autres paroles, pouvait être un vrai duo d’amour, devient la métaphore de l’imitation de Jésus Christ: la soprano suit de près et imite les mélodies du ténor.
Tiré de la cantate Schauet doch und sehet, ob irgend ein Schmerz sei, “ regardez s’il est une douleur comparable à ma douleur, ” le Qui tollis s’ouvre sur une musique profondément discordante, illustrant le péché du monde. Le violoncelle arrache des harmonies douloureuses et intervalles lancinants comme une plaie palpitante, faisant écho au deuxième Kyrie, joué dans la même tonalité de si mineur. Le Qui sedes (toi qui es assis à la droite du Père, prends pitié de nous) est un duo, une conversation entre le ténor et le hautbois d’amour, instrument aimé de Bach pour sa sonorité de tendresse mélancolique. La dernière supplication, mélodiquement reprise par le violon puis la flûte, est particulièrement attendrissante.
La mélodie emphatique du Quoniam est entamée par les bassons et le corne de chasse, au timbre ronflant et truculent. La mélodie fait ensuite place à l’aria de la basse, un peu cérémonieuse, affirmant: car Toi seul es Saint, Toi seul es Seigneur, Toi seul es le Très-Haut, Jésus Christ. Le Cum spiritu jaillit sans intermédiaire, avec promptitude tel le jaillissement de l’Esprit, inspirant d’éloquentes vocalises. Sur le in gloria Dei Patris, le tempo effréné semble s’intensifier sur le long “Patris” marqué par les timbales, les cuivres, et les folles gammes des violons. Le Gloria enfin s’achève en jubilation fiévreuse que les chanteurs et tous les musiciens ne peuvent plus contenir.
Le Credo
Contrairement au Kyrie, Gloria (datant de 1733) et Sanctus (de 1724), récupérés d’œuvres antérieures, le Credo est le seul morceau entièrement écrit pour l’unification de l’œuvre. Divisé en trois fois trois sections, chacune dédiée à une personne de la Trinité, il atteste de la capacité de Bach à composer dans des styles très différents: le stile antico (musique religieuse dans le style de Palestrina), et certaines parties en style plus nouveau et moderne, révélant ainsi l’intemporalité du Credo. La profession de foi de Bach s’ouvre par un chœur fugué à cinq voix en stile antico, sur le seul soutien du continuo (basse continue qui fait entendre les notes les plus graves des accords de l’harmonie). Les voix sont nettes et les intervalles bien définis, comme les articles de foi du Credo. S’ensuit une fugue plus moderne, un duetto entre la soprano et le ténor représentant l’imitation de Jésus-Christ. Les voix se suivent, la deuxième voix succédant la première et imitant très étroitement ses mélodies: Et in unum Dominum Jesum Christum Filium Dei unigenitum. Et ex Patre natum ante omnia saecula. Deum de Deo, lumen de lumine, Deum verum de Deo vero. Genitum, non factum, consubstantialem Patri : per quem omnia facta sunt.
L’Incarnatus
Au cœur du Credo, trois chœurs consécutifs, marquant par conséquent le cœur de l’œuvre tout entière. L’incarnation, la croix, la résurrection à la vie éternelle: tout le plan de rédemption du Christ. L’Incarnatus est littéralement manifesté par des motifs mélodiques descendants joués par les violons, accueillies par les voix aiguës de femmes en premier. Illustrant ainsi la descente du Fils dans le sein de la Vierge Marie. Dans sa tonalité de si mineur, l’Incarnatus est lié à la perspective du salut par le drame du Golgotha et arrache à Bach des gémissements de douleur. Sur le mot Homo, une altération hors de la gamme donne une nouvelle couleur à la tonalité, et par conséquant un poids différent à chaque note qui précède: Dieu se fait homme.
Le Crucifixus
Le Crucifixus, en mi mineur, repris et adapté d’une œuvre antérieure est une triple expression de la douleur de la Croix: le basso continuo palpite comme un cœur inquiet, les traits des violons sont comme des clous enfoncés, le “Crucifixus” chanté par le choeur retentit comme un chapelet de sanglots. Le morceau se termine avec l’espérance du matin de la résurrection, un accord de sol majeur, tonalité relative à la tonalité d’origine de mi mineur. À l’affliction pesante du Crucifixus, Bach fait promptement succéder la liesse du Resurrexit avec un tutti, trompettes et timbales!
Le Resurrexit
Après le Crucifixus, la musique se poursuit symétriquement, les pièces se succèdent dans le sens inverse (un chœur, un aria puis deux chœurs). Le trajet parcouru par les deux parties a dessiné un χ, le chi grec, première lettre de Xristos selon la figure de rhétorique bien connue du chiasme, qui est aussi le signe de la croix, l’une des structures symboliques chères à Bach.
Le Confiteor
Entre le baptême – confessé dans la fugue du Confiteor – et la résurrection, passage obligé de la mort. Au soir de sa vie (il meurt un an après la fin de la composition), luttant contre la cécité qui le privera bientôt de toute possibilité de création, Bach traite cette affirmation pour la première fois. Sa musique, enrichie d’une vie entière, reprend la parole pour proclamer des mots essentiels: Et expecto resurrectionem mortuorum. Choral original, écrit spécialement pour ce texte, et donc porteur d’une signification particulière, le Et expecto en ré mineur est l’épisode le plus chromatique de toute l’œuvre. C’est un moment de modulation glaçante entre deux tonalités, le fa dièse mineur du Confiteor, et le ré majeur de l’Et expecto final. Doute et angoisse mortelle du chrétien, à l’imitation du Christ en croix, avant sa mort. Le tempo est déséquilibré, étiré. Le sol se dérobe, laissant place à une section arythmique, une attente qui s’allonge, désespérée, défigurée. Certaines syllabes des mots expecto, peccatorum, mortuorum, sont exagérément étirés, l’agonie devient grinçante. Comme Jésus à Gethsémani, peu avant son supplice et sa mort, imminente et inéluctable, lui-même en proie à une angoisse mortelle: tristis est anima mea usque ad mortem. Le “j’attends” est joué sur un accord de mi bémol, hors tonalité. En opposition avec le texte qu’il fait chanter, le musicien avoue ici sans ambiguïté que ce qu’il attend, ce n’est pas la résurrection, c’est la mort. Au bord du gouffre de l’inconnu, presque aveugle, Bach, un instant, semble céder au vertige. Tout son vécu face à la mort paraît subitement remonter: les corps froids de dix enfants, la mort précoce de son épouse, celle de ses deux parents alors qu’il était encore enfant… Confession du mourant, doute profond, intense, insondable, à présent avoué, au dernier moment, dans un instant de lucidité, de faiblesse, de sincérité, de détresse, qui éclaire rétrospectivement l’œuvre entière. Angoisse existentielle et féconde qui a suscité l’œuvre créatrice… Mais le doute n’est pas permis, le chœur enchaîne sur un allegro en ré majeur. Bach reprend les derniers mots “j’attends la résurrection des morts” qui se poursuivent avec la fin de la phrase “et la vie des siècles à venir.” Cette fois-ci le traitement musical est jubilatoire, sans l’ombre d’un doute.
Le Sanctus
Le Sanctus est une vraie allégorie de l’Écriture: “Des séraphins se tenaient au-dessus de lui; ils avaient chacun six ailes; deux dont ils se couvraient la face, deux dont ils se couvraient les pieds, et deux dont ils se servaient pour voler. Ils criaient l’un à l’autre, et disaient: Saint, saint, saint est l’Eternel des armées! toute la terre est pleine de sa gloire!” (Isaïe 6: 2-3). Les basses, soutenues par le continuo, chantent répétitivement une octave, l’intervalle le plus parfait, représentant l’Eternel. Deux groupes de trois chanteurs planent et flottent au-dessus de la ligne de basse, le premier scandant le “Sanctus”, le deuxième élevant des vocalises comme un halo de lumière venant couronner le Saint des Saints. Pour parfaire le symbolisme, tout le passage est divisé en six parties.
Le Benedictus
Le Benedictus est un duo entre le violon (ou la flûte dans certaines versions) et le ténor. De même, que l’Incarnatus en si mineur annonce la croix, le Benedictus qui venit, dans la même tonalité, annonce la Rédemption par le sacrifice, l’entrée à Jérusalem laisse présager le chemin de croix.
Agnus Dei
Finalement, la Messe se termine par un Agnus Dei d’une grande retenue, bouleversant de sobriété. Le soutien du continuo, et le parfait écho des violons participent à cette poignante imploration. La mélodie du Gratias agimus est reprise pour le Dona nobis pacem. Bach réemploie la même mélodie à l’identique, en vue d’unifier les parties entre elles. Le désir d’une paix éternelle chanté au terme de la messe, au terme de la vie, étant ainsi entendu comme une action de grâces.
Le Kyrie, quelle merveille! Hommes et femmes dans cette supplication enfantine, joyeuse et dramatique révèlent la beauté de leur personne. Quelque chose de charnel, de profond effaçant du même coup ces tensions adolescentes du moment pour magnifier l’unicité rendant possible la communion.. C’est un “nous” dans lequel le “je” se dévoile ou plutôt est dévoilé par Dieu à mesure que la reconnaissance par chacun de son propre état de pécheur devant Lui s’intensifie. Plus le Kyrie avance et plus il semble que rien ne peut arrêter l’amour de Dieu de se donner, la muraille de l’orgueil se brise et sur le visage des choristes la beauté se fait chair.
Merci Marie pour cette magnifique et consolante présentation,