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L’homme du pixel et l’expérience ordonnée

Expérimenter le réel est le point de départ vers la connaissance de l’être. Il semble que certains aspects de la vie moderne raréfient la possibilité même de cette expérience ordonnée. L’homme moderne est absent, il est malade et c’est une maladie de l’âme. La proposition inconditionnelle de son amitié est plus que jamais pertinente.

 

Break

 

«Le monde descend le fleuve, les cadavres plus vite encore.» Charles Péguy.

C’est un étrange cauchemar que je fais parfois. Les yeux grands ouverts, je vois une multitude baignante et souriante descendre le fleuve. Quelques cadavres la passent qui avancent plus vite. Je suis là aussi, entre deux eaux, flottant, inquiet, très inquiet. À regarder le monde descendre le fleuve, et parfois moi avec lui, je m’interroge. Cette multitude qui baigne semble satisfaite. N’y a-t-il rien de plus qui régisse la vie ? Descendre le courant, est-ce tout ? Faut-il s’en contenter ? N’y a t-il rien d’autre ? J’essaye d’en parler mais personne n’écoute et l’on blâme le fait que je m’inquiète. Lorsque je veux crier, rien ne sort de ma bouche. L’eau est tiède et personne ne semble vouloir inverser la descente. Pas une pierre non plus où stopper le courant, pas un arbre à travers la rivière ; et personne qui ne pense à stopper sa course. Le seul effort dont je puisse être témoin est celui de garder la tête hors de l’eau. Le courant fait le reste, c’est lui qui décide. Il suffit de s’adapter à sa vitesse, à la vigueur changeante des remous et aux rétrécissements sinueux des berges. La vie entière semble contenue là : quelques mouvements pour continuer à garder la tête hors de l’eau. Un clapotis tranquille rythme l’avancée et tout le monde se pense libre. Les corps sont portés sans efforts, et chacun s’invente heureux, se le dit, le dit aux autres. Rien ne semble pouvoir porter le coup à la doxa menteuse qui régit cette foule. Je suis inquiet et d’avantage même. C’est que j’entends déjà le fouet claquer.

« Il n’y a de grand parmi les hommes que le poète, le prêtre et le soldat. L’homme qui chante, l’homme qui bénit, l’homme qui sacrifie et se sacrifie. Le reste est fait pour le fouet. » Charles Baudelaire

L’envol

S’arracher à la fausse douceur de la descente du fleuve nécessite un point de départ. Ce point de départ, loin du menteur “quand on veut on peut” n’a pas uniquement sa source en moi-même. Les décisions du style “mon effort de carême” ou “mes bonnes résolutions de nouvelle année”, nous le savons, ont une tension qui ne tient pas dans le temps. Changer la tiédeur impersonnelle de la descente en un constant effort choisi pour remonter vers la source nécessite l’irruption d’un but nouveau, quelque chose qui soit suffisamment suggestif pour m’attirer coûte que coûte. Sans la rencontre avec une réalité, peut-être encore obscure, qui vient exercer une attraction quasi irrésistible sur ma personne, l’idée même de remonter le fleuve m’est impossible. Il doit se passer quelque chose qui justifie le fait de ce passage, qui le soutient et qui l’oriente. Quelque chose qui s’affirme de manière certaine comme “valant la peine”. Le point de départ d’une vie qui ne soit pas uniquement “biologique”, “animale”, est une expérience qui actue ma présence au monde, une expérience ordonnée et qui m’inclue dans cet ordre. C’est une expérience en laquelle je perçois une vérité existante autre que moi-même et même, plus grande que moi-même. Dire que c’est une expérience, c’est dire que c’est à la portée de chacun. Il n’est pas nécessaire d’avoir fait de grandes études, d’avoir un charisme extraordinaire ou des dons particuliers. C’est simple comme un verre entre amis, une balade en forêt, une sonate de J.S Bach ou un coucher de soleil. Il suffit d’être attentif et de se laisser faire. L’attention est cette attitude de sérieux qui ne triche ni ne se crispe. L’abandon ne met pas de conditions à l’impact de l’expérience ou à ses possibles conséquences. Une expérience n’est pas d’abord une idée ou une sorte d’inspiration. Ce n’est pas même une révélation. C’est de l’ordre d’une rencontre avec “quelque chose” de présent. Il y a, dans l’expérience première, une notion de contact direct, immédiat avec le réel, une actuation de “ce qui existe”. Dans une perception d’ordre sensible mon intelligence puise une valeur et va commencer à “connaître”, à savoir qu’elle est faite pour la vérité et que cette vérité lui intime le désir de toujours la chercher. C’est comme une marque dans la volonté, un premier amour, la naissance d’un goût nouveau. Le goût de cette chose plus grande que toi est unique et soudain tu sais que ta vie entière s’ordonne là. Tu n’avais encore rien vécu de tel, rien qui ne te corresponde de la sorte. Tu sais déjà que tout ce qui échappe à cette tension se perd, que ce qui veut perdurer par soi-même se meurt. Ce qui t’arrache à la tiédeur du fleuve est toujours une expérience personnelle, quelque chose que tu touches et vois, que tu entends et que tu peux connaître. Une expérience est quelque chose qui t’arrive à un moment précis en impliquant tes sens externes et ton intelligence. C’est un processus naturel qui aligne le réel et l’intelligence en un même point. Ce point de départ n’est rien d’autre qu’une sensation que saisit l’intelligence, un jugement qui se forme et affirme avec force et étonnement : “ceci est”. Non pas d’abord “qu’est ce que c’est?” ou “comment ça marche?” mais seulement, simplement, merveilleusement “cela existe”. Le réel se présente ainsi. Il vient avant toute chose nous extorquer une sorte de révérence, d’admiration, d’étonnement. Il nous communique le goût de lui-même. “Ceci est!” Indépendamment de toi-même, “Ceci existe!” Cet étonnement est la respiration de notre intelligence, elle est son milieu naturel, l’air en lequel elle se plaît à s’ouvrir et à former des interrogations. L’étonnement est le premier fruit d’une expérience vraie, incarnée, d’une rencontre avec quelque chose qui en vaut la peine. Cette admiration, ce respect ému envers ce qui est signe la vérité de l’expérience. C’est le point de départ qui met en route l’intelligence. Elle va chercher à aller plus loin, à connaître la réalité appréhendée pour ce qu’elle a de plus “elle-même”. Il y a dans l’intelligence une sorte d’appétit, d’énergie qui avance toujours plus loin et précise en séparant de la chose tout ce ce qui n’est pas elle. Cette tension de l’intelligence, cette ardeur (contrairement aux résolutions de tout à l’heure), ne peut se dédire avant d’atteindre son but. Cet affût puis cet envol est sa structure même, son appétit, ce qui fait qu’elle est elle-même et pour une part, que l’homme est homme. L’intelligence remonte jusqu’à une source cachée (et pourtant bien réelle), une réalité invisible qu’elle dévoile. Qui approche là sait que le fleuve est fait pour être remonté.

Poème sans héros

Si j’insiste ici sur cette notion “d’expérience”, c’est qu’il me semble que nous vivons une époque qui de plus en plus l’empêche. J’irai même plus loin en me cachant derrière le grand Bernanos et en le paraphrasant, (lui dénonçait un complot contre la vie intérieure) :

« On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas tout d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce “d’expérience ordonnée”. »

Ce que vise à éteindre la modernité c’est le point de départ, la possibilité même de la connaissance.
J’ai beaucoup dénoncé le fait que la civilisation moderne empêchait l’irruption de l’événement, que tout est fait pour nous “préserver” de l’imprévu. Il n’est qu’à constater l’omniprésence des protocoles, (ceux-là mériteraient une analyse particulière tant leur place dans l’annihilation de l’expérience est importante) et l’envahissement des espaces/temps ou notre vie moderne est “codifiée”, “normée” “ceinturée” pour s’en rendre compte. L’imprévu se doit d’être prévu, anticipé, déjoué. Au-delà des règles présentées comme un sommet, et bien que cela soit masqué, il reste possible d’expérimenter quelque chose “du goût de l’être”. L’expérience est encadrée, mais cela ne suffit pas. Une mise à mort s’impose.

Ce qui m’apparaît terrible aujourd’hui, c’est ce glissement vers la dissolution radicale de l’expérience. La diminution des possibilités de l’expérience par un succédané de cette dernière a pour première conséquence de tuer le désir de se confronter au réel. Il me semble être le témoin d’un étouffement d’un nouveau genre. Cela ressemble à un gaz inodore qui graduellement remplace l’oxygène sans que l’on en soit géné et par le fait même, conscient. La raréfaction des expériences à même de susciter un point de départ engendre une sorte de dégoût, un non intérêt pour ce qui en vaut la peine. C’est un endormissement poli, c’est l’acceptation passive du rien plutôt que l’ouverture à un peut-être, c’est le refus du risque de vivre au nom même de la vie. Tout se passe comme si je refusais à mes sens externes la possibilité même de me projeter dans le monde qui m’entoure. L’éradication de la possibilité du point de départ qu’est l’expérience ordonnée vécue a pour conséquence directe évidente l’impossibilité même d’envisager un point d’arrivée, c’est-à-dire une direction vers laquelle engager sa vie. La possibilité du sens de la vie éteinte, il reste l’homme de surface, sans hauteur ni profondeur, l’homme plat et lisse, l’homme de l’écran. Il reste l’homme protocolaire, l’homme rouage, l’homme interchangeable. C’est un étrange cauchemar que je fais parfois. Les yeux grands ouverts, je vois une multitude baignante et souriante descendre lentement le fleuve. Quelques cadavres les passent qui avancent plus vite.

Sûrement, ce mal est multifactoriel, aussi il serait simpliste de le réduire à une seule cause. Qui voudrait mener une étude sur le sujet se devrait de les identifier toutes, puis d’étudier chacune. Pour ma part, j’aimerais m’attarder à une constatation qui me semble incontournable : l’omniprésence des écrans. Il est désormais impossible de les éviter. Ils sont dans nos poches et dans nos maisons, partout où le moindre espace temps le permet. De la caisse des supermarchés à la moindre salle d’attente, de la pompe à essence jusqu’à l’école maternelle, ils proposent des sollicitations pour mieux descendre le fleuve. Leurs images creuses ont même envahi les églises et le dimanche, au milieu des vitraux et autres œuvres d’art invisibilisées, les écrans allumés hypnotisent les fidèles. C’est évident, leur arrivée rapide a massivement envahi notre quotidien. L’explosion exponentielle de notre temps passé devant eux n’est pas sans conséquences. La pandémie COVID 19 a fini de nous faire basculer dans l’ère du « constamment connecté ». Le virus a engendré une autre épidémie, celle de la paresse culturelle, celle du non livre, du non cinéma, du non théâtre, de la non relation…

Les temps d’écran gagnent chaque jour des parts de temps libre à nos cerveaux. Selon une étude datant de 2022 les 15-24 ans y consacrent 40% de leur temps libre sur les réseaux sociaux ou à jouer à des jeux vidéo.
Toujours en 2022, toutes générations confondues, les français ont passé un tiers de leur temps éveillé devant un écran, soit 32 heures hebdomadaires. Un jeune étudiant de 18 ans me montrait il y a quelques jours son temps passé devant un écran. Pour ne parler que du smartphone, plus de 80h semaine! Il m’expliquait que nombre de ses amis, parfois beaucoup plus jeunes, dépassent ce score. Ce jeune a calculé que s’ il vivait centenaire, environ 40 ans de sa vie se passeraient devant un écran. C’est un fait, les terminaux électroniques rythment désormais nos vies d’hommes ultra connectés.

La lettre “A”

La première conséquence évidente et que cela engendre un éloignement de la matière, de l’expérience directe d’avec les choses, puis, d’avec les personnes. L’arrivée des jeux en ligne a vu la fermeture des boîtes de nuits, des cafés, et de beaucoup d’autres lieux de vie sociale. Faire abstinence de cette rugosité qu’engendre le contact avec la matière, éviter la contingence de cette dernière, ne pas se soumettre à la réalité d’une relation, tout cela diminue la possibilité même d’une expérience qui me mettrait en route. Cet amoindrissement est premièrement d’un ordre quantitatif, deuxièmement d’un ordre qualitatif. Il est facile de comprendre que la diminution du temps laissé à une expérience véritable rend cette dernière moins fréquente. Il est aussi évident qu’une expérience connectée n’atteindra pas le réel de la même façon qu’une expérience incarnée. Regarder une vidéo sur “l’équitation” n’a rien à voir avec le fait de fréquenter le centre équestre de même que des milliers d’abonnés ne remplacent pas un seul vrai ami.

Réduire drastiquement l’expérience élémentaire à l’aune de laquelle je peux juger de la bonté et de la vérité des choses engendre un a priori vis-à -vis du réel, un filtre s’installe qui le rend morne et terne. Comme le soc de la charrue à force de passage crée sous la terre une semelle de labour, l’habitude de connexion détermine un seuil d’attente superficiel à partir duquel l’expérience aura du mal à se frayer un chemin. La gangrène laissée en nous par une constante surdose de pixels pollue également les temps “hors connexion”. Il se développe ainsi une sorte de dégoût, “d’aquoibonisme”, une certaine culture du statuquo, du ricanement et de la fuite. Les marchands de fouets ne sont pas près à faire faillite. Cela est d’autant plus vrai pour les générations qui n’ont pas connu « le monde d’avant ». La capacité de jugement est moins sûre, la prise de décision devient naturellement plus difficile, la maturité est amenuisée, plus lente à être atteinte.

Une autre conséquence de la “sur-pixellisation” est, me semble-t-il, une sorte d’approche du monde faussement spirituelle. Mon corps me tient en un lieu et cela à chaque instant. Lorsque je me connecte, miracle, je rejoins l’universel en tapotant mon écran, je suis connecté au monde entier sans avoir à me déplacer. Je touche une sorte d’infini, j’accède à un “plus grand”. Mon corps n’est plus vraiment un obstacle, et la rencontre qu’il me propose avec “une seule chose à la fois”, toujours ici et maintenant, apparaît comme une perte de temps insipide.
Consciemment ou pas, je deviens “multiforme”, “spirituel », j’ai le pouvoir d’être qui je veux où je veux. Plus cette habitude s’immisce, plus il est difficile de retourner à la matière. Le touché, le senti, et d’une certaine manière tout ce qui me rappelle à ma nature incarnée me semble grossier, vulgaire, ringard. La possibilité de l’expérience recule, l’admiration se raréfie, le respect s’absente.
Une multitude baignante et souriante descend lentement le fleuve avec pour seul souci de garder la tête hors de l’eau ; et rien qui ne puisse lui faire penser qu’elle n’est pas faite pour ça !

L’homme moderne est pâle. Il ne sort plus, le soleil est pour lui devenu trop brûlant, la pluie trop humide et l’hiver trop froid. Il est malade. La maladie dont l’homme occidental est atteint ne lui permet pas de satisfaire aux exigences du réel. C’est une maladie nouvelle et grave qui requière toute notre attention. C’est une maladie des racines, ontologique. C’est une maladie de l’âme. Il semble que l’homme moderne développe une allergie croissante au réel. Bien sûr, il ne peut s’empêcher de le fréquenter, mais il exige lui-même les conditions de cette fréquentation. C’est une situation d’ordre dramatique qui exclut toute possibilité de gratuité. Le réel ne pouvant se désavouer, il reste à « l’homme du fouet » de vivre dans une sorte de récit mensonger. Comme ce récit est sans cesse contredit dans les faits, il s’élabore au fur et à mesure de sa prévisible fuite en avant. Je le redis, au risque de choquer et d’engendrer la controverse : l’homme moderne est malade, celui des villes est en danger. C’est une maladie sans virus et sans vaccins qui se caractérise dans son principe essentiel par un dégoût du réel sans précédent. Ce dernier est devenu trop violent pour lui. Le seul fait que « ce qui est » soit « autre » déclenche le malaise. C’est une nausée d’ordre métaphysique, une acédie de ce qui est. C’est à ce niveau là que doit se trouver le remède.

Le réel ne peut plus être fréquenté qu’au travers d’un écran. L’expérience ainsi filtrée passe mieux. Sa digestion reste encore -pour combien de temps?- possible. Le contact est moins terrible. Le goût que l’homme moderne a du réel est sans cesse filtré par un écran. Sans ce palliatif, la relation avec son milieu originel est comme impossible. L’homme moderne est malade, il est allergique au réel, il le fuit, le réinvente, mange des graines et change de sexe… Il pressent que fréquenter le réel le mettrait devant un choix pour la vie. Il est devenu résistant à la possibilité même de l’engagement. Pour n’avoir pas à vivre cette confrontation il a muté en “homme pixellisé”, il a troqué son nom pour un pseudonyme. L’écran lui est un substitut quasi pharmaceutique, c’est la solution palliative à l’impossibilité d’expérimenter directement le réel. C’est une thérapie qui accélère l’infection. C’est comme l’alcool sur un chagrin d’amour, de l’opium sur un excès d’angoisse. C’est reculer pour mieux sauter… du dixième étage.

Le connecté n’est pas spirituel, il ne prend la forme de l’extase que pour empêcher ton engagement. Le connecté est un arrachement au temps présent et à l’espace qui te contient. Tu crois répondre à un besoin profond, mais c’est un singe qui t’appelle. Le connecté ne te rend pas libre, il te prépare au fouet. Il te fait entrevoir la possible dissolution de tes limites dans l’infini ; en un clic, seul et sans efforts, tu t’envoles et tu disparaîs. Et ça fonctionne. Tu n’es plus là! Tu n’es plus là pour ton devoir et tu n’es plus là pour tes amis. Tu ne t’appartiens plus non plus. Une fascination menteuse t’a séduit. Tu es au chant des sirènes, tu es au rêve. Tu n’es pas.
Il semble que c’est une génération entière qui n’est plus là ! Une génération entière qui a fui la matière, qui est loin de là où l’on coupe du bois, loin de là où l’on retourne la terre, loin de là où l’on construit des maisons… Une génération entière qui ne sait plus même fixer une étagère ! Une génération entière loin de son corps, en partie transparente, pixelisée. Le connecté n’est pas spirituel, il fuit la matière alors même que l’autre la pénètre… La confrontation à la matière, à l’objet réel, forme la personne que tu es, elle l’affirme dans le temps et l’espace. Elle est un langage que tu découvres, elle est le livre de ta vie. Le code t’extraie à toi-même, il est comme un masque au néant, une parole prononcée par personne pour prendre possession de ta vie.

Dévoilement

Faire un constat, voir le plus objectivement possible une situation, tenter un diagnostic ne suffit pas. Il s’agit ensuite de voir s’il est possible d’élaborer un traitement adapté. Le constat précédent est non exhaustif et il nécessite sûrement nuances et précisions. Ses contours peuvent être mieux définis, tant par une approche anthropologique plus sérieuse que par des statistiques sociologiques mieux sourcées. J’esquisse seulement une intuition et surtout, j’aimerais proposer une direction qui est, j’espère, un remède adéquat.
Face à ce constat alarmant, un sentiment d’urgence et de peur peut nous pousser vers des solutions radicales. Il faut réveiller le monde qui dort ! C’est une question de vie ou de mort, tous les moyens sont permis. Des pétitions et banderoles aux attentats et autres suicides, un large éventail m’est proposé pour arracher les baigneurs à leur torpeur. Dois-je crier ? Dois-je en noyer quelques-uns pour le salut de tous ?

Dans ce monde qui descend le fleuve, il n’est rien, peut-être, de plus subversif que de proposer une expérience d’ordre. Dans ce monde qui descend le fleuve, il n’est rien, peut-être, qui n’ait davantage de sens, que de proposer une expérience d’ordre. C’est ce que fait Dieu. Il ne se révolte pas, il ne désespère pas ; il propose patiemment à chacun l’herbe et les oiseaux du ciel. Il propose la graine et sa croissance, il propose l’autre et la relation à l’autre, il propose son amitié. Et comment propose t-il cela? Il le propose gratuitement, sans se lasser et sans calculs. Il propose une expérience ordonnée qui est adaptée, sans rien obliger, sans autre moyen de convaincre ou contraindre que le dévoilement possible d’une vérité qui se met à portée. Il propose l’herbe et l’amitié, il les proposera jusqu’au bout. C’est un “veux-tu?” presque timide qui accepte de mourir plutôt que de se dédire. C’est une proposition sans compromis qui désigne le chemin vers la personne que tu es.

L’homme qui chante, l’homme qui bénit, l’homme qui sacrifie et se sacrifie participent à cette proposition. Humblement, sans faire de bruit, comme l’herbe que l’on écrase ou que l’on contemple, ils sont le rappel de ce qui est et la proposition d’y adhérer.

C’est un étrange cauchemar que je fais parfois. Les yeux grands ouverts, je vois une multitude baignante et souriante descendre le fleuve. Quelques cadavres les passent qui avancent plus vite. Je suis là aussi, entre deux eaux, flottant inquiet. Soudain, m’arrachent à ce mauvais rêve quelques amis qui remontent le fleuve. Qu’ils bénissent ou qu’ils chantent, qu’ils sacrifient ou se sacrifient, ils avancent dans la bonne direction. Les savoir exister recentre aussitôt ma vie et l’arrache à l’inquiétude. L’aurais-je oublié, je ne suis pas tenu de descendre le fleuve. Ma liberté ne se réduit pas à savoir comment garder la tête hors de l’eau. Je peux orienter ma vie d’homme vers sa finalité propre ; et ce n’est pas de suivre le courant.

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