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Vincenzo Gemito, la folie et la gloire à Naples dans les années 1900

Ces dernières années et après plusieurs expositions consacrées à « Gemito », son œuvre, parfois mise de côté parce qu’elle était trop populaire et qu’elle provenait des mains d’un « damné » ou parce que sa vie, de la naissance à la mort, ressemblait à une promenade dans les « vicoli » de la ville de Naples, a recommencé à être connue, respectée et surtout appréciée parce qu’elle représente exactement ces personnes que le Caravage avait découvertes et représentées, et qui allaient prendre vie dans la tridimensionnalité de la sculpture de Vincenzo Gemito.

 

 

Le 16 juillet 1852, dans une famille très pauvre, naît un enfant qui sera déposé dès le lendemain dans la fameuse « ruota degli esposti », sorte de porte coulissante anonyme où les familles qui n’ont pas les moyens ou une femme qui a eu une relation illégitime peuvent confier, sans dévoiler leur identité, le nouveau-né à la charité d’un groupe de nobles qui s’occupent de ces enfants abandonnés.

 

 

Quelques jours plus tard, c’est Giuseppina, une femme qui se faisait appeler  « entrailles sèches », qui demanda, avec son mari un enfant à élever et à éduquer. On lui donna le nom de Vincenzo et le prénom Genito, qu’un écrivain changea plus tard en Gemito : celui qui chante.

Les premières années de sa vie sont mouvementées : il ne tient pas en place, il quitte rapidement l’école pour effectuer divers métiers, notamment chez un tailleur où il rencontre un sculpteur, connu pour ses travaux académiques, qui lui permet d’entrer dans son atelier quelques années plus tard et l’initie aux formes et à la conception de la sculpture.

Malgré son caractère bien compliqué, il passe sa jeunesse entre deux sculpteurs très importants pour sa formation : Caggiano et Lista. Tous deux partagent aujourd’hui avec leur élève l’un des lieux les plus importants de Naples : le Palais Royal.

 

 

En 1864, il intègre l’« Institut royal des beaux-arts » où, quatre ans plus tard, il remporte son premier prix avec une œuvre « populaire » représentant les « scugnizzi », qui, comme lui, vivaient dans les rues et étaient les rois et les seigneurs des quartiers populaires.

C’est le moment d’aller à Rome pour bénéficier de son prix, mais Vincenzo ne parvient pas à suivre les cours, trop académiques, et les abandonne pour retourner à Naples et se réfugier au Musée archéologique de Naples et à Pompéi, où, à travers les sculptures trouvées dans les fouilles archéologiques, il cherche à apprendre les techniques nécessaires pour continuer son travail personnel.

Mais Rome ne sera pas seulement  tristesse et déception pour notre artiste : c’est dans la ville éternelle qu’il rencontre Mathilde Duffaud : modèle, muse, passion et obsession. Représentée des milliers de fois, elle et son père adoptif « Ciccio », sont ses deux modèles les plus représentés et les plus aimés.

 

 

C’est au cours de ces années de passion et d’obsession qu’il installe une fonderie à proximité de l’actuel musée de Capodimonte, où sont exposées ses œuvres. Cette fonderie sera le terrain fertile pour travailler ces formes populaires qui sont entre son monde intérieur et la copie de la réalité vue dans les rues, les plages et les paysages de Naples. Ainsi naissent des visages de jeunes travailleurs, des corps modelés dans des moments de travail ou de loisir, et aussi des musiciens appréciés par l’artiste et par les habitants de la ville.

Deux œuvres de cette période le conduisent à Paris où, pendant les années de l’Exposition universelle, il présente son travail en 1877, après des années de travail intense avec le peintre français Ernest Meissonier qui l’a adopté comme son fils et qui, avec Mathilde et quelques amis, lui a ouvert les portes des milieux artistiques parisiens.

 

 

C’est à cette époque que naît un lien entre le sculpteur napolitain et son collègue parisien Auguste Rodin, qui, dans le temps et dans l’œuvre, ont la même recherche de la mise en lumière de ce qui est naturel. Une rencontre est alors possible avec la maîtresse de Rodin, Camille Claudel : deux artistes qui ont souffert de la « maladie » de l’art qui les a conduits à la folie, une folie créatrice qui a laissé des œuvres que nous admirons aujourd’hui.

Mais c’est Edgar Degas qui sera sous le charme de notre Napolitain et qui influencera grandement sa sculpture, en particulier la « danseuse » aujourd’hui au Musée d’Orsay, qui au Salon de Paris fut autant critiquée qu’aimée avec la même passion par les juges ébahis.

L’année 1880 fut pour Gemito celle de la gloire de deux œuvres, qui emportent deux médailles au Salon de Paris, et en même temps le début de l’enfer avec une grande dépression après la mort de sa bien-aimée Mathilde de la typhoïde.

Malgré les signes de sa faiblesse psychologique, le roi Umberto I lui demande une statue de l’empereur Charles Quint pour décorer le Palais Royal : une demande très prestigieuse car seuls les meilleurs artistes pouvaient collaborer aux niches du Palais Royal pour donner gloire et honneur aux héros historiques de la ville. Cette commande le place entre le marteau et l’enclume : il se sent lié parce que le matériau est le marbre, qu’il ne travaille pas personnellement, et il sent qu’il ne peut pas exprimer la force et la puissance de cet Espagnol qui a changé le destin de sa nation. C’est pourquoi il séjourne à Capri, dans la « villa » Lysis du baron Fersen, et le traumatisme de la mort de sa maîtresse bien-aimée le conduit à détruire l’œuvre qu’il avait réalisée pour le roi, même si une copie en bronze a été conservée et finalement reproduite en marbre.

 

 

C’est en 1882 qu’une autre femme entre dans sa vie, cette fois une Napolitaine, Anna Cuotolo, qui lui donnera une fille prénommée Peppinella dans la famille et qui, par sa fragilité et sa beauté, changera les compositions féminines du Gemito. En 1886, les troubles qu’il subit depuis des mois et qui s’aggravent le conduisent à être hospitalisé dans un centre spécialisé dans le traitement des problèmes psychologiques. Mais comme tout dans la vie de notre sculpteur est exagéré et irréel, il réussit, un an plus tard, à s’échapper par une fenêtre avec une corde faite de draps, pour s’enfermer dans sa maison pendant 20 ans durant lesquels il vivra des moments de délire et de création artistique. Dans la maison de via Tasso, une inscription rappelle ce moment de la vie de Gemito : « Nell’esilio di questa dimora, visse per vent’anni Vincenzo Gemito che una divina follia tenne vicino alla Bellezza non alle miserie della vita ». [1]Dans l’exil de cette demeure, Vincenzo Gemito vécut pendant vingt ans, lui qu’une divine folie gardait près de la Beauté et non des misères de la vie

Alexandre le Grand sera sa figure historique la plus représentée pendant ces années d’exil et sa renommée s’étendra à toute l’Europe, avec des prix et des récompenses qui placent son œuvre, en termes de technique et de réalisme, au sommet des sculpteurs européens de son temps. C’est pendant cette période d’enfermement et de douleur, parce que sa bien-aimée Anna allait mourir dans ses bras à la suite d’une grave maladie, au milieu des conséquences de cette inconcevable douleur, qu’il laissa gravées à l’encre rouge son amour pour sa seconde épouse sur un vase de son atelier : « Son lacreme d’amore e non è acqua » [2]Ce sont des larmes d’amour et non de l’eau .

 

 

En 1909, après des années d’exil, il revient en force sur la scène artistique napolitaine pour présenter diverses œuvres d’inspiration historique et classique, mais surtout de son amour pour l’« art nouveau ». Il accepte des commandes pour la maison Savoia et présente ses sculptures aux Salons de Venise et de Paris. Au début des années 1900, la représentation de ses chers « scugnizzi » prend vie dans des dessins où la lumière vient montrer toute la liberté créative et représenter la liberté de ces jeunes, cette liberté que leur auteur n’arrive pas à vivre. De nombreux autoportraits sur papier, en bronze et en terre cuite voient le jour, et l’on peut voir dans ces œuvres qu’il cherche dans le visage représenté son véritable visage, celui qui, perdu au milieu des crises de schizophrénie, a toujours été le sien. Rien de tout cela ne l’éloignera d’un travail exalté et obsessionnel : après un jour et une nuit entiers dans la fonderie, il mourra le 1er mars 1929, à cause de la chaleur excessive des fours et du métal en fusion.

Comme le dira D’Annunzio dans « Notturno », il en sortira avec une : « grosse tête barbue et plate de prophète impatient dans le vent du désert, mal soutenue par un corps mince et courbé » [3]article Erminia Pellecchia “l’inferno di Gemito”.. Aujourd’hui, son œuvre longtemps reléguée dans les « salons » napolitains trouve non seulement un écho chez les nouveaux artistes, mais cette recherche du réel qui a accompagné Vincenzo Gemito se trouve au centre d’un amour pour la culture des rues et des « vicoli » de Naples et surtout pour les personnes concrètes qui l’ont fait se sentir aimé (par exemple ses deux femmes, sa fille et son beau-père) et dont il a toujours voulu se souvenir, les reproduisant jusqu’à la folie, cette folie qui a été la compagne de sa vie, de son art et, aujourd’hui, de son héritage.

References

References
1 Dans l’exil de cette demeure, Vincenzo Gemito vécut pendant vingt ans, lui qu’une divine folie gardait près de la Beauté et non des misères de la vie
2 Ce sont des larmes d’amour et non de l’eau
3 article Erminia Pellecchia “l’inferno di Gemito”.

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