Pierre Farago est organiste, concertiste, compositeur ainsi que professeur au conservatoire de Boulogne Billancourt. A l’occasion de rencontres quotidiennes lors de la classe d’orgue de son fils, B., père de famille, rapportait à son entourage et amis ce qu’il découvrait de ce professeur, de sa pédagogie, et de ce que lui-même arrivait à en tirer pour sa vie. Ainsi, nous fut donné de le rencontrer, en dehors de ses cours, et de découvrir que Pierre Farago [1]https://www.heuresmusicalesdelessay.com/artiste/pierre-farago/ avait plus d’une corde à son arc. Une de celles que nous souhaitions mettre en lumière dans cet article concerne sa passion pour la musique, le langage et la transmission, chacune d’ entre elles s’ enchevêtrant dans l’ expérience du musicien et professeur.
Pierre Farago
Pourriez-vous vous présenter, votre parcours ?
Ma vocation initiale était de faire de l’orgue, dès que j’ai su parler, ce qui m’a progressivement conduit à la musique en elle-même. Cet instrument a été ainsi le vecteur qui m’a ouvert à l’univers beaucoup plus vaste de l’expression musicale en général. J’ai donc accompli ma vocation en devenant professionnellement concertiste, puis compositeur également, une fois ma formation d’instrumentiste presque achevée. Je mène ainsi une double carrière, et je suis également professeur. Enseigner est véritablement une passion pour moi, car j’aime transmettre, du plus jeune au moins jeune.
J’ai été conduit par ma dédication à la composition à me confronter aux problèmes considérables autant qu’inédits liés à la modernité contemporaine, qui tous convergent vers la question du non-sens. Je voulais composer mais il n’était pas question pour moi de revenir à un passé révolu : en effet, ce qui est mort et relève du passé est bien mort et passé, ce qui ne saurait faire l’objet d’un quelconque déni. Les œuvres que je servais en tant qu’interprète étaient tellement riches de sens et sublimes que je ne pouvais consentir à ce qu’un acte de décès définitif soit posé sur ce qui était dit dans ces œuvres-là – indépendamment de la façon spécifique dont cela avait été exprimé au cours des siècles qui nous avaient précédés. C’est la raison pour laquelle je me suis mis à écrire de la musique. La difficulté à laquelle j’ai alors immédiatement été confronté en tant que compositeur est ce que j’ai repéré comme le caractère éminemment problématique d’un héritage immédiat qui était celui de la modernité contemporaine, que je n’ai pas tardé à considérer comme inassumable. J’étais pris entre deux feux : faire face à un héritage inassumable, d’une part, ainsi qu’à mon impossibilité de faire comme s’il n’existait pas, et donc d’avoir une attitude de repli ignorante de la course de l’histoire, d’autre part. Cela m’a conduit à poser des questions pour lesquelles je ne trouvais de réponse nulle part.
Je me suis mis à réfléchir en profondeur sur les problèmes spécifiques que pose la question du langage, qui m’est apparue comme la clef explicative au centre des apories auxquelles j’étais confronté. Cela m’a conduit à rentrer par la petite porte en philosophie, car je n’avais pas fait auparavant d’études académiques au sens strict dans cette discipline. J’ai tissé le cadre d’une réflexion de fond sur le principal problème contemporain qui est lié à la question du sens. J’ai écrit un livre qui n’est pas encore totalement achevé, « Le propos ou l’adresse, ou le problème du sens dans l’art contemporain », dans lequel je montre que le problème de l’art contemporain est qu’il y a une éviction, une suppression du propos, c’est-à-dire l’intentionnalité résidant au cœur de ce que l’on dit, qui est concomitante de la suppression du visage de l’autre, c’est-à-dire de celui à qui l’on dit ce que l’on dit, l’adresse. Cela m’a conduit à cette découverte si importante pour moi : que la clé explicative pour pouvoir rendre compte des problèmes impliqués dans cette question relative au sens de l’art contemporain réside au cœur de la question du langage, qui constitue le centre du système planétaire du rapport que les êtres humains entretiennent avec le monde. J’ai eu l’impression à ce moment de découvrir, au moins pour moi-même, la clé qui me permettait d’ouvrir ce qui me semblait être alors une véritable caverne d’Ali Baba, et de rentrer dans un lieu où tout prenait sens, tout devenait limpide.
Quelques années après, les hasards de la vie m’ont amené à rencontrer des personnes atteintes de troubles autistiques plus ou moins profonds, parfois très prononcés. J’ai commencé à m’occuper d’eux, et comme avec tous mes élèves j’ai éprouvé, afin de pouvoir les aider autant qu’il m’était possible de le faire, la nécessité de comprendre en face de qui je me trouvais. J’ai été amené à ce qui m’est apparu comme des découvertes saisissantes dans ce domaine, découvertes qui sont venues approfondir et conforter mes réflexions antérieures.
Qu’aimez-vous dans l’enseignement et la transmission ?
Essentiellement l’attention à l’autre, se préoccuper exclusivement du sujet face auquel on se trouve par le truchement de la matière enseignée, qui sert comme de tiers-point relationnel indispensable, en faire saisir le sens fondamental et mener à l’éveil d’une véritable intelligence du domaine, tout cela concourant à l’éveil du sujet critique, c’est-à-dire à une véritable liberté : voilà pourquoi j’aime autant enseigner. Dans ma position d’enseignant, j’essaie cependant d’être extrêmement rigoureux dans la discipline que j’enseigne, que cela soit l’orgue, la composition ou l’orchestration. Dans mes visées personnelles profondes, sans jamais m’écarter d’un enseignement strictement disciplinaire, je tente d’aider ces personnes qui me sont confiées à pouvoir se mettre debout en elles-mêmes, et contribuer dans la mesure de mes capacités à leur donner la possibilité d’atteindre leur souveraineté, leur liberté véritable, qui n’est jamais en dernier ressort qu’une désaliénation. Car justement le discours contemporain, conditionné par les logiques du marché ultralibéral, donne la liberté comme le fait de pouvoir choisir entre mille possibilités distinctes – typiquement entre cinquante marques différentes de pots de yaourt. Or, la vraie liberté ne consiste pas fondamentalement en la possibilité de choisir, mais dans la faculté de se désaliéner des matrices conditionnelles initiales indispensables sans lesquelles nous ne serions pas parvenus à l’existence, tant corporellement qu’intellectuellement ou spirituellement, mais dont nous devons indispensablement quitter les rivages pour parvenir réellement à soi – comme un fruit doit se détacher de l’arbre qui lui a donné l’existence, pour pouvoir un jour donner du fruit à son tour. La liberté est ainsi en quelque sorte un destin que l’on doit suivre impérativement : nous ne sommes pas libres d’échapper à cette liberté, quelle que puisse être notre volonté contraire en cet ordre, ce qui réaffirme notre position fondamentale de créatures et non de créateurs. On doit donc dans un deuxième temps, qui succède à notre advenue en ce monde, se déconditionner pour atteindre cette souveraineté qui va nous permettre ensuite de rayonner vers autrui et d’essayer de se faire don pour lui, don qui prendra la forme d’une aide le cas échéant, si le besoin s’en fait sentir, pour qu’il puisse se lever à son tour. C’est pour moi un peu le sens du « lève-toi et marche ! » du Christ, qui comporte une signification métaphorique fondamentale : « Mets-toi debout en toi-même, désaliène-toi de ce qui a constitué les conditions de possibilité de ton existence mais qui maintenant t’empêche de marcher. »
Que diriez-vous de votre travail de compositeur?
En composition, il en va un peu de même. Le problème principal de l’art contemporain, justement, comme je l’ai mentionné plus haut, c’est qu’il n’y a plus de propos ni d’adresse, ce qui signe un effacement de la complétude pronominale atteinte par l’harmonieuse conjonction des trois personnes, le propos désignant la transitivité de tout discours, soit il, ce dont on parle, l’adresse l’interlocuteur, soit tu, celui à qui l’on adresse ce propos. Si on veut être compris par autrui, il faut se placer dans la logique d’un langage qui soit un vrai langage, et le vrai langage a à voir avec la figure du Père majuscule, c’est-à-dire de Dieu, quelqu’Un ou quelque chose qui nous précède. Quand deux personnes se parlent, elles utilisent toujours une langue dont ni l’une ni l’autre n’invente un seul mot. Ainsi, les mots que j’utilise présentement et que vous comprenez sont des mots que ni vous ni moi, n’avons inventés et qui nous viennent de ce qui nous a précédés, pas seulement de nos parents : ils relèvent de la question de l’origine, et l’origine envisagée dans sa dimension infinie c’est le Père, c’est Celui qui était là avant. Pour pouvoir se comprendre en tant qu’êtres humains, la seule possibilité de se comprendre, même, sans dévoyer le langage en outil de prédation, la seule possibilité d’être authentiquement des frères et sœurs donc, doit en référer à cette dimension originaire, non privatisable du langage qui est exprimée si splendidement dans le prologue de l’Evangile de Jean : « Au commencement était le Verbe ». C’est cela que ça veut dire. Et si l’on veut faire œuvre, une œuvre qui ait du sens, il est indispensable de véhiculer un véritable propos qui soit adressé à autrui. La dimension de l’émergence d’autrui en tant que prochain implique obligatoirement ce passage par l’Origine : ce qui établit notre fraternité, c’est d’avoir un Père, une origine commune qui nous a précédés. Le dévoiement du langage est une perversion qui essaye de tirer parti de certaines propriétés du langage en vue de dominer autrui, en pratiquant une éviction progressive de la troisième personne pronominale (le propos) pour culminer dans l’éviction de la deuxième personne (l’adresse). Quand on fait œuvre contemporaine, il y a ce problème-là qui se manifeste de façon lancinante, dans la mesure où nous avons hérité d’un état de mort constatée de toute possibilité d’atteindre véritablement autrui. La question centrale devient donc : comment s’exprimer de manière vivante ? Comment faire émerger en autrui l’intuition de son propre visage, dans la mesure où l’on ne dispose pour ce faire que d’un langage qui est mort ? C’est tout le problème, très douloureux, auquel j’ai été confronté en tant que jeune compositeur, et ça a été un long parcours pour moi de tenter de frayer un chemin praticable dans de telles ruines. On parle aujourd’hui des artistes comme de créateurs, mais c’est une absurdité sans nom : il n’y a qu’un seul Créateur, et nous sommes quant à nous des créatures. Un vrai compositeur n’invente pas, il pose avec, littéralement, ce qui connote la précession du matériau et de ce qui le conditionne sur tout acte de mise en ordre : il y a quelque chose qui est déjà là avant, et le compositeur ne fait qu’arranger les choses. Il y a des structures cognitives qui nous permettent d’établir une véritable compréhension, et le vrai compositeur est celui qui respecte ces pentes naturelles qui sont intrinsèques aux modalités d’appréhension cognitives de l’être humain. Un vrai compositeur n’invente pas, au contraire, il essaie de se taire autant que possible pour écouter ce qu’il peut y avoir de commun entre autrui et lui, afin de pouvoir atteindre autrui. Et je pense que la seule chose qui ait une vraie importance, un vrai intérêt, c’est d’atteindre autrui.
C’est pourquoi dans mes cours je ne parle jamais de beauté ou de sentiment, car s’il nous est donné de pouvoir dire qu’on les ressent cela n’avance en rien celui qui nous écoute en parler! Ce qu’il faut, c’est arriver à motiver en lui la compréhension de ce qui est à l’origine de toute émotion esthétique. Ce qui devient important n’est pas ce que je ressens, mais ce qu’autrui peut ressentir. Parvenir à suivre un tel chemin, c’est se conformer à des lois discursives et cognitives aussi complexes que strictes qui rendent l’emploi du terme créateur absurde et ridicule, à mon sens.
Pouvez-vous développer ce chemin pour faire naître ce sentiment chez l’élève ?
En fait, tout ce que je viens de détailler a à voir avec ce que l’on appelle la loi naturelle, qui n’est finalement dans sa complétude qu’une sécularisation du cœur de l’enseignement du Christ. En gros, pour comprendre un être humain, il faut mettre de côté tout ce qui relève de la technè, instrument, outil, technique humaine. Que reste-t-il au terme de cette opération de dépouillement? Le fait que nous ayons un corps, que nous soyons soumis au fait de naître, de devoir manger, boire, ressentir, souffrir, aimer, et finalement mourir…c’est ça qui constitue le socle fondamental de notre fraternité. Nous sommes fondamentalement semblables car nous avons une communauté de destin. Ce que j’explique à mes élèves, c’est que la musique n’exprime pas des sentiments, mais qu’elle est en revanche une grammaire corporelle qui déploie son efficacité expressive sur le socle de cette communauté de destin que je viens de détailler.
L’émotion esthétique, quand on fait de la musique, provient du fait qu’elle va mobiliser en nous une activité mimétique. Un musicien qui joue bien, c’est-à-dire qui respecte les lois de cette grammaire corporelle qui constitue l’essentiel de ce qu’est la musique en dernier ressort, une œuvre qui est bien composée, c’est-à-dire qui en son ordre fait de même, font émerger dans le psychisme de l’auditeur, dans ses sensations profondes, l’idée d’un corps vivant qui se sent vivant, de manière intensive.
Quelle finalité proposez-vous à vos élèves ?
Je montre à mes élèves quelles sont les mobilisations corporelles qui sont évoquées dans les figures musicales auxquelles ils sont confrontés. Je leur donne la possibilité, en leur donnant quelques outils analytiques très précis, de comprendre de l’intérieur ce qui est mobilisé, de mettre en place le mimétisme corporel qui va leur être propre, à travers leur sensibilité, dont ils n’ont souvent pas conscience. A un moment donné, j’entends ce que j’appelle leur « voix » et peu à peu, ils acquièrent une véritable autonomie et autorité en ce domaine. J’assiste à l’émergence dans leur jeu d’une coloration expressive qui correspond à leur propre personnalité et sensibilité. Quand ils en sont là, l’essentiel est fait pour ce qui me concerne, et c’est une grande satisfaction pour moi!
Qu’entendez-vous par le « sujet » ?
C’est une question complexe. Il y a une première émergence du sujet, une émergence initiale dans toute sa pureté chez le nourrisson dans l’interaction avec sa mère, ou plus généralement avec la personne qui lui prodigue les soins dont il a besoin. Il s’agit d’une instance qui est profondément en latence chez le nourrisson, et que la mère qui lui sourit, lui parle, lui prodigue des soins corporels, l’aime en un mot, vient éveiller peu à peu, comme le personnage principal de La belle au bois dormant. C’est ainsi que le « je » du sujet ne peut advenir que s’il est face à un « tu » qui l’institue en tant que sujet. La mère n’advient d’ailleurs en tant que mère que face au nourrisson, c’est lui également qui la fait advenir telle, dans une véritable circularité instituante. Dans le cadre de cette circularité, qui est en fait un cadre éminemment logique, « je » n’est pas concevable sans « tu » – et « tu » n’est pas concevable sans « je ». Et la vraie relation trinitaire, qui est la relation juste, est une relation qui est ordonnée à une triangulation commune. C’est-à-dire que le propos émis par « je » à l’adresse de « tu », est soumis à une nécessaire transitivité : l’on parle de quelque chose, comme je l’ai évoqué plus haut dans cet entretien, et ce quelque chose c’est « il ». « Il » c’est l’objet, qui possède une immensité de valeurs possibles, depuis le « Il » majuscule, désignant le Très-Haut, jusqu’à l’objet dans sa dimension la plus abominable, c’est-à-dire l’être humain assassiné, qui a été réduit à l’état d’objet. Le philosophe Dany Robert Dufour, écrit ce « il », en prenant un « il » minuscule barré d’un trait, « il », c’est-à-dire la transformation d’autrui en objet, c’est-à-dire en cadavre. Pour qu’il y ait une relation véritable, c’est-à-dire établie dans sa complétude, il ne faut pas qu’il y ait un rapport de « je » à « tu » uniquement, il faut qu’il y ait cette triangulation avec le « il », et c’est le sens de la trinité. Le problème d’une relation duelle est qu’elle risque de faire boucle sur elle-même, et de se détruire l’assèchement résultant de ce face à face. Le génie de la pensée Trinitaire élaborée au Moyen-Age, réside dans le fait que, quand le Père aime le Fils, il se trouve constamment en nécessité de s’absenter de cette relation-là pour se dédier également à l’amour qui le lie au Saint Esprit. Mais quand le Père aime le Saint Esprit, il doit de même s’absenter de cette relation-là pour se dédier au Fils. Et ainsi de chaque personne relativement aux deux autres. Ce qui fait que la relation ne fait pas boucle sur elle-même, et ne court donc pas le risque de se calcifier : la relation est ainsi habitée de relationalité, elle devient relationnelle en elle-même, en ce sens qu’elle doit voyager d’un sujet vers un autre, ce qui la protège de toute nécrose. Tout cela a profondément à voir avec les relations que les êtres humains entretiennent les uns avec les autres, quelle qu’en soit la nature, qu’il s’agisse de relations pédagogiques, amicales, parentales ou amoureuses. Toute relation entre deux êtres a besoin, pour rester vivante et donc porter des fruits, d’un surplomb trinitaire.
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