Charles Péguy naît à Orléans, le 7 janvier 1873. Son enfance est baignée dans les fêtes johanniques dédiées à Ste Jeanne d’Arc, héroïne de la ville. Son œuvre littéraire sera particulièrement marquée par la figure de cette sainte, connue et aimée dès son plus jeune âge.

Élevé par sa mère et sa grand-mère – son père meurt en effet lorsqu’il n’a que 10 mois – ils mènent une vie humble, laborieuse, dans un quartier simple, ouvrier. D’elles, toutes deux rempailleuses de chaises, Charles apprend l’exigence et l’amour du travail bien fait : « Nous avons connu ce soin poussé jusqu’à la perfection, cette piété de l’ouvrage « bien faite ». J’ai vu toute mon enfance rempailler des chaises exactement du même esprit et du même cœur, et de la même main, que ce même peuple avait taillé ses cathédrales [1]L’Argent, 16 février 1913, Sixième cahier de la quatorzième série des Cahiers de la Quinzaine, Œuvres en prose complètes, Tome III, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris, 1992 … Continue reading ».

Ils ne connaissent pas la misère, mais une austère et digne pauvreté.

 

Maison des Péguy, aquarelle peinte par Charles Péguy

 

Charles est le premier membre de la famille à aller à l’école – sa grand-mère était illettrée – et c’est une joie immense pour lui d’apprendre à lire et à écrire. Parallèlement à l’enseignement républicain, il acquiert les fondements de la culture chrétienne grâce à ses cours de catéchisme. Même si l’école et la république donnent des enseignements opposés, pour Péguy, tout est un, tout est recevable : « La République et l’Église nous distribuaient des enseignements diamétralement opposés. Qu’importait, pourvu que ce fussent des enseignements. Il y a dans l’enseignement et dans l’enfance quelque chose de si sacré, il y a dans cette première ouverture des yeux de l’enfant sur le monde, il y a dans ce premier regard quelque chose de si religieux que ces deux enseignements se liaient dans nos cœurs et que nous savons bien qu’ils y resteront éternellement liés [2]L’Argent, PL. III, p. 805 ». Excellent élève, travailleur, il est encouragé par ses professeurs. Théophile Naudy lui obtient une bourse pour le faire entrer en sixième. Il quitte alors l’école normale d’Orléans tant aimée, dont il aime décrire ainsi le jardin : « le jardin était taillé comme une page de grammaire et donnait cette satisfaction parfaite que peut seule apporter une page de grammaire. Les arbres s’alignaient comme de jeunes exemples. (Avec, seulement, le peu d’exceptions qu’il faut, les quelques exceptions pour confirmer la règle)» [3]L’Argent, PL. III, p. 816

L’entrée dans l’enseignement secondaire lui permet d’apprendre le latin, qu’il décrit comme l’ouverture de son âme : « Le grammairien qui une fois, la première, ouvrit la grammaire latine sur la déclinaison de rosa, rosae n’a jamais su sur quel parterre de fleurs il ouvrait l’âme de l’enfant ». [4]L’Argent, PL. III, p. 817

Après les classes préparatoires, à Sceaux, puis au Lycée Louis le Grand, il entre à l’École Normale Supérieure à Paris en 1894. Admiré pour sa forte personnalité, il devient rapidement un « rassembleur », tant pour le sport (il aime le rugby) que pour partager ses idéaux sociaux. Il participe à des collectes ouvrières, à des soupes populaires (la Mie de Pain) et sa sensibilité pour les problèmes sociaux ne cesse de grandir. Avec quelques camarades, il se livre, dans leur thurne nommée « utopie », à de grands débats d’idées. En 1895, il adhère au socialisme [5]Le socialisme est alors formé de multiples courants parfois assez différents les uns des autres. Leur unification en un parti unique, centralisé, hiérarchique, n’a lieu qu’en 1900 . C’est aussi la période où il rompt officiellement avec l’Église, qu’il juge trop peu fraternelle, trop bourgeoise.

C’est aussi la période où il rompt officiellement avec l’Église, qu’il juge trop peu fraternelle, trop bourgeoise.

Son grand ami Marcel Baudoin meurt en 1897 d’une maladie, lors de son service militaire. Par fidélité à cette amitié, il épouse sa sœur, Charlotte Baudoin, le 28 septembre 1897. Il publie cette même année sa première Jeanne d’Arc, livre de 700 pages (il y avait même laissé, de ci, de là, quelques pages blanches pour la méditation !), dont il ne vendra qu’un unique exemplaire ! Il rate l’agrégation, quitte l’E.N.S. pour se dédier au socialisme, et avec la dot de sa femme, se lance dans la création d’une maison d’éditions socialiste, qui fait quasiment faillite. C’est alors qu’il décide, en 1900, de fonder une revue, « Les cahiers de la quinzaine », pour incarner son idéal socialiste, l’idéal d’une société harmonieuse et fraternelle. Cette revue bimensuelle qui paraîtra jusqu’à sa mort, en 1914, est destinée à publier ses propres œuvres et à faire découvrir de nouveaux écrivains. D’emblée, il rejette toute ligne idéologique, et pose comme fondement de ces « cahiers » l’exigence de la vérité, comme il l’annonce dès la première parution : « Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste… » [6]Lettre du Provincial, 5 janvier 1900, in Œuvres en prose complètes, Tome I, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris, 1987, p. 55-117 . Dans sa revue, il veut diffuser des idées, les mettre en discussion. Les lecteurs peuvent réagir et ouvrir le débat.

Péguy prend un grand soin à relire et corriger chaque revue : il garde de son enfance, de son apprentissage de l’écriture, un grand amour pour la présentation, la typographie, qui doit être particulièrement soignée : chaque revue doit être un chef d’œuvre : il est insupportable avec les imprimeurs !

 

Péguy dans la boutique des Cahiers de la quinzaine

 

Autour de 1907-1908, Charles Péguy vit une profonde crise intérieure. Il a beaucoup de difficultés à écrire. Mais c’est aussi le moment où l’ancien catholique et le défenseur d’une solidarité humaine universelle retrouve le christianisme. En septembre 1908, son ami Joseph Lotte vient lui rendre visite. Charles Péguy est alité, malade. Soudain il se relève sur son coude, et lui dit : « Je ne t’ai pas tout dit… J’ai retrouvé ma foi… Je suis catholique. » C’est en 1910, avec la publication du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, qu’il affirme publiquement sa réadhésion à la foi catholique. En retrouvant la foi, toute sa poésie refleurit, et c’est une effusion d’écriture : il écrira 4000 pages jusqu’à sa mort, en 1914. [7]Les œuvres plus connues de ses dernières années sont : Le Porche du mystère de la deuxième vertu (septembre 1911), consacré à l’espérance ; Le Mystère des saints Innocents (mars 1912), … Continue reading

Pour autant, Charles Péguy ne se qualifie pas de « converti ». Ainsi l’explique Nicolas Faguer, auteur d’une thèse sur Charles Péguy [8]Nicolas Faguer, L’unité de l’oeuvre de Péguy selon Hans Urs von Balthasar, un constant approfondissement du cœur, Ars Rethorica, 2013 , lors d’une conférence [9]Le dimanche 3 mars 2024, M. Nicolas Faguer, docteur ès-lettres, a donné la troisième conférence du cycle « La mystérieuse musique des sacrements. Littérature et spiritualité » dans le cadre … Continue reading : « Il ne veut pas se présenter comme un converti, parce qu’il a le sentiment d’avoir toujours suivi le bon chemin, de ne s’être jamais écarté de ce que lui dictait sa conscience, et que c’est précisément en écoutant ce que lui disait son cœur qu’il a quitté une Église minée par une mentalité bourgeoise pour embrasser les idéaux socialistes de solidarité universelle, et qu’il a retrouvé plus tard, au plus profond de la vision chrétienne, le lieu où ses idéaux socialistes pouvaient se réaliser. “Nous avons constamment tenu la même voie droite et c’est cette même voie qui nous a conduits où nous sommes. […] C’est par un approfondissement constant de notre cœur dans la même voie, ce n’est nullement par une évolution […] que nous avons trouvé la voie de chrétienté. […] Nous avons pu être avant la lettre. Nous n’avons jamais été contre l’esprit [10]Un nouveau théologien. M. Fernand Laudet, 24 septembre 1911, Deuxième cahier de la treizième série des Cahiers de la Quinzaine, in PL. III, p. 549-550 Ainsi, en poursuivant jusqu’au bout son idée de solidarité a-t-il fini par redécouvrir la communion des saints » [11]La mystérieuse musique des sacrements (cfr. Note 7), p. 60

Redevenu chrétien dans un milieu hostile à la foi – sa femme et sa belle-famille sont anticléricales – et dans un contexte où peu comprennent ses nouveaux écrits, il est très isolé. Du fait de sa situation maritale, il ne peut pas vivre des sacrements [12]Lire à ce sujet la très belle conférence de carême en suivant ce lien : https://dioceseparis.fr/conference-de-careme-de-notre-dame-62690.html . Par ailleurs, il est confronté à une épreuve intime : éperdument amoureux de la sœur d’un de ses amis, Blanche Raphaël, jeune agrégée d’anglais qui fréquente la boutique des Cahiers de la Quinzaine, il éprouve un conflit intérieur déchirant. À cela s’ajoute la maladie d’un de ses fils. Charles Péguy se souvient alors qu’il est beauceron. Qui dit Beauce, dit Chartres. Il se met en route pour Chartes le 12 juin 1912, pressentant que seul le recours à la prière pourra alléger le poids de son fardeau. À la seule vue des tours de la cathédrale, il a le sentiment d’être un homme nouveau. À Chartres, il priera comme il n’a jamais prié, et obtiendra la grâce d’accepter profondément une situation qu’il ne peut pas changer, la grâce de dire « oui » à ce qui est, avec Marie.

 

 Chartres

 

Voici le lieu du monde où tout devient facile,
Le regret, le départ, même l’événement,
Et l’adieu temporaire et le détournement,
Le seul coin de la terre où tout devient docile, […]

C’est la révolte ici qui devient impossible,
Et ce qui se présente est la démission.
Et c’est l’effacement qui devient invincible,
Et tout n’est que bonjour et salutation. [13]La Tapisserie de Notre Dame. Les Quatre prières dans la cathédrale. 1. Prière de résidence, in OPD, p. 1150. 1151

Le 1er août 1914, Charles Péguy est mobilisé pour la guerre, et le samedi 5 septembre 1914, il meurt à la veille de la première bataille de la Marne, tué d’une balle au front, à Villeroy, laissant l’immense héritage de la vie d’un homme profondément fidèle à l’exigence de son cœur, épris de vérité, et léguant des milliers de pages qui nous redonnent la sève du christianisme.

References

References
1 L’Argent, 16 février 1913, Sixième cahier de la quatorzième série des Cahiers de la Quinzaine, Œuvres en prose complètes, Tome III, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris, 1992 (= PL. III), p. 790
2 L’Argent, PL. III, p. 805
3 L’Argent, PL. III, p. 816
4 L’Argent, PL. III, p. 817
5 Le socialisme est alors formé de multiples courants parfois assez différents les uns des autres. Leur unification en un parti unique, centralisé, hiérarchique, n’a lieu qu’en 1900
6 Lettre du Provincial, 5 janvier 1900, in Œuvres en prose complètes, Tome I, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris, 1987, p. 55-117
7 Les œuvres plus connues de ses dernières années sont : Le Porche du mystère de la deuxième vertu (septembre 1911), consacré à l’espérance ; Le Mystère des saints Innocents (mars 1912), centré sur la tendresse du Père et l’abandon confiant des enfants ; La Tapisserie de Notre Dame (mai 1913) qui rapporte son pèlerinage à Chartres et ses prières dans la cathédrale. On peut les retrouver dans le volume Œuvres poétiques et dramatiques, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris, 2014 (= OPD)
8 Nicolas Faguer, L’unité de l’oeuvre de Péguy selon Hans Urs von Balthasar, un constant approfondissement du cœur, Ars Rethorica, 2013
9 Le dimanche 3 mars 2024, M. Nicolas Faguer, docteur ès-lettres, a donné la troisième conférence du cycle « La mystérieuse musique des sacrements. Littérature et spiritualité » dans le cadre des Conférences de Carême de Notre-Dame de Paris. Sa conférence est intitulée : « Charles Péguy : Une spiritualité de la communion ». Elle a été publiée dans La Mystérieuse musique des sacrements, Éditions Saint-Léger, 2024, p. 51-86
10 Un nouveau théologien. M. Fernand Laudet, 24 septembre 1911, Deuxième cahier de la treizième série des Cahiers de la Quinzaine, in PL. III, p. 549-550
11 La mystérieuse musique des sacrements (cfr. Note 7), p. 60
12 Lire à ce sujet la très belle conférence de carême en suivant ce lien : https://dioceseparis.fr/conference-de-careme-de-notre-dame-62690.html
13 La Tapisserie de Notre Dame. Les Quatre prières dans la cathédrale. 1. Prière de résidence, in OPD, p. 1150. 1151

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