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Eliseo Miciu Nicoalevici, interview

Eliseo Miciu Nicolaevici est un photographe argentin réputé pour ses photographies en plein air et qui a vécu pendant 30 ans en Patagonie. Les grands espaces du Sud argentin ont forgé son regard et, sans aucun doute, son âme. Dans ses veines coulent du sang russe, polonais, roumain, autrichien, uruguayen, … comme nous l’avons vu dans l’article précédent. Petit-fils, fils et frère d’artistes, il a grandi, entouré de personnes qui l’ont aidé à avoir un regard véritablement contemplatif. Interview.

 

© Eliseo Miciu Nicoalevici

 

Sa famille, son grand-père et son père, ont joué un rôle important dans sa vocation artistique. Georg, son père, après avoir étudié la musique pour devenir concertiste, a décidé d’abandonner cette voie pour se consacrer à la peinture. Les exigences élevées et l’hypercompétitivité qu’il observait dans sa carrière, combinées au désir d’avoir une famille nombreuse, l’ont amené à abandonner cette voie pour se consacrer aux arts visuels. Konstantino, son grand-père, lui a conseillé de travailler dans la nature, car c’est ce qu’il aimait faire. « Mon père a donc parcouru la moitié du monde pour peindre des paysages et visiter des musées. C’était son école. Il est impressionniste et maîtrise la spatule avec une technique très rare. L’un de mes huit frères (Emaús) a suivi une carrière similaire dans la peinture et un autre (Isaías) est également photographe ». 

Comment as-tu commencé la photographie ?

Pendant mes études, je travaillais déjà comme photographe. Je suivais les cours et les gens venaient me voir pour m’offrir du travail. Mon père nous a beaucoup aidés. À la fin de l’école primaire, mon père a suggéré à chacun d’entre nous de prendre une année sabbatique pour faire autre chose. Pendant cette année, j’ai fini de m’affirmer dans la photographie, mais j’ai aussi appris beaucoup d’autres choses. J’ai voyagé, puis je suis entré au lycée. À quelques mois de la fin du lycée, on m’a proposé un important travail photographique, pour lequel je devais voyager en Europe, et j’ai abandonné l’école. J’ai expliqué à la directrice que je ne voulais pas avoir le diplôme parce que j’avais déjà décidé de ce que j’allais faire. Le diplôme représentait un risque pour moi, car si, pour une raison quelconque, je ne réussissais pas très bien avec la photographie et que j’avais la possibilité de faire autre chose, je le ferais et je passerais à côté de ce que j’aime et de ce qui me passionne le plus. J’ai essayé d’expliquer cela à la directrice, mais je pense qu’elle n’a jamais compris.

Des années plus tard, cette même école m’a invité à donner des conférences sur la formation professionnelle. Je concluais toujours ces conférences en disant aux étudiants de ne pas abandonner leurs études comme je l’avais fait (rires). S’ils ont des certitudes et aucun doute, ils peuvent abandonner. Mais s’ils ont des doutes, ils ne doivent pas le faire, ils ne doivent pas abandonner. Si vous avez des doutes, terminez d’abord ce que vous faites jusqu’à ce que vous trouviez la certitude.

Notre père nous a toujours montré par l’exemple combien il est important de s’attacher à une conviction, non pas à un moment ou à un sentiment, mais à ce en quoi on croit vraiment et d’y jouer sa vie. Cela permet d’aller plus loin et plus vite.

 

© Eliseo Miciu Nicoalevici

 

Et ensuite, que s’est-il passé ?

J’ai commencé à photographier des évènements sociaux, j’ai travaillé pour des magazines, des journaux, pour le monde de la publicité et des voyages ; j’ai beaucoup travaillé pour des publications sportives. Au Brésil, j’ai beaucoup travaillé en photographiant des courses d’aventure. C’est là que j’ai rencontré Theo Ribeiro, un grand photographe et un grand ami. Lorsque le monde numérique est arrivé et que Theo m’a vu prendre des photos au format jpg, il a failli me tuer ! Il m’a beaucoup aidé parce que nous étions opposés dans notre façon de travailler : il était académique et très méticuleux et moi, j’étais un désastre ! Nous avons travaillé ensemble au Brésil, au Mexique, en Uruguay, au Chili et en Argentine. Avec l’arrivée de la vidéo et des appareils photo SLR, nous avons été confrontés à un dilemme : nous aimions tous les deux le cinéma. Mais nous avons compris que pour bien faire, il fallait se consacrer à l’un ou à l’autre. Theo a décidé d’aller à Londres pour étudier le cinéma et j’ai décidé de poursuivre la photographie. Les années suivantes, j’ai beaucoup travaillé dans le domaine de la photographie d’entreprise, de la publicité, de l’architecture et des voyages. Je considère que toutes ces années et tous ces domaines dans lesquels j’ai travaillé ont été mon école et ses matières. Fatigué de faire des travaux presque en automatique, qui ne me laissaient rien d’autre que de l’argent, j’avais besoin de faire quelque chose qui me permette de m’exprimer.

L’un de mes derniers travaux a été réalisé pour National Geographic Books. Ils m’ont demandé de prendre des photos dans toute l’Argentine, mais avec un certain accent touristique. J’ai quitté chaque endroit en ayant obtenu la photo demandée, mais j’avais envie de prendre des photos plus personnelles. Par exemple, à Iguazú, ils m’ont demandé une photo typique, quelque chose comme une personne de référence pointant du doigt et le paysage en arrière-plan, alors que ce qui m’a touché, c’est cette grandeur et cette ampleur qui vous rendent minuscule. J’ai appris quelque chose de chaque style de photographie et je pense que c’est ainsi que j’ai fait mes études. Mais il est arrivé un moment où j’ai réalisé que je faisais les choses presque automatiquement. Cela ne me coûtait rien de les faire : je les faisais et je gagnais de l’argent, mais elles ne me laissaient aucun goût.

 

© Eliseo Miciu Nicoalevici

 

Est-ce à ce moment-là que tu as décidé d’abandonner la photographie commerciale pour te consacrer à des projets personnels ?

Oui, c’est à ce moment-là qu’est née l’envie de faire quelque chose de personnel. Ce désir a coïncidé avec mon mariage avec Violeta. Jusqu’alors, la photographie m’avait fait beaucoup voyager, mais à partir de ce moment-là, il était clair pour moi que je ne le ferais plus autant. J’ai décidé de me concentrer sur des projets personnels et j’ai réalisé que le noir et blanc convenait parfaitement au type de photographie que je voulais faire. Le noir et blanc me semble très approprié pour exprimer quelque chose qui est au-delà du visuel, au-delà de ce que les yeux voient. Ce type de photographie ne vous donne pas tout résolu, mais c’est la personne qui regarde qui finit par résoudre ce que la photo montre. On doit faire participer la personne à ce que l’on vit à l’intérieur, à l’émotion, au sentiment, et le noir et blanc peut capturer quelque chose qui va au-delà du documentaire.

Une des choses qui me frappe le plus, c’est quand tu dis qu’un photographe doit savoir tout faire. Pourquoi ?

Oui, le photographe doit savoir tout faire : il doit être menuisier, mécanicien, vétérinaire, … Quand je connais le bois, je sais que, lorsque je prends certaines photos, il ne se montrera pas de la même façon qu’une autre. Savoir comment tel bois travaille ou comment il brille rend la photo différente. Lorsque tu vis à la campagne et que tu connais les animaux, quand tu les observes, tu sais à quel moment ils sont au maximum de leur expression. Et c’est en travaillant avec eux, en les observant, que l’on obtient ce résultat. C’est le cas pour tout. Pendant 10 ou 15 ans, à travers tout ce que j’ai vécu, j’ai appris des choses que j’applique aujourd’hui lorsque je prends une photo. Utiliser toutes ces informations, cette expérience, pour résoudre ce que l’on a à faire aujourd’hui.

 

© Eliseo Miciu Nicoalevici

 

Depuis quelques années, tu ne vis plus en Patagonie, mais dans la magnifique province de Catamarca. Tu choisis toujours de vivre à la campagne ?

La nature et la Patagonie sont deux de mes plus grandes passions. J’ai toujours été très proche de la vie rurale et je la considère comme un vestige en voie de disparition d’un mode de vie plus pur, plus intégré à la nature et plus respectueux de la création. C’est pourquoi, aujourd’hui, je me suis installé à la campagne et je m’y consacre en partie.

Un jour, en consultant un dictionnaire de la Royale Académie Espagnole et, par curiosité, j’ai ouvert sur le mot « Art ». J’ai été très surpris par la première définition : « Faire bien quelque chose ».  Je me suis immédiatement posé une autre question : « Qu’est-ce que “bien” ? ». J’ai passé beaucoup de temps avec cette question en tête à chercher ce qui était fait avec plus de bien. Je n’ai rien trouvé de mieux fait que la nature.  De nombreuses idées me sont alors venues à l’esprit, et c’est ainsi que mon paramètre est devenu tout ce qui est naturel, et non artificiel.

Que dit Violeta de tout cela ?

Avec Violeta, nous affrontons tout ensemble. Depuis le jour de notre mariage, nous faisons tout ensemble. Nous ne faisons qu’un. Je te dis tout en disant cela.

 

© Eliseo Miciu Nicoalevici

 

As-tu gagné suffisamment d’argent pour vivre de cette activité ? A-t-il été difficile d’entrer dans le marché de l’art ?

Au début, c’était difficile parce que la photographie n’était pas encore pleinement établie sur la scène artistique, mais j’étais convaincu de faire cela et je voulais le « faire bien ».

J’ai voyagé dans le Vermont et j’ai étudié le système Piezography (le meilleur système d’impression noir et blanc qui existe) que j’ai installé dans mon studio. J’ai mis au point des encadrements avec des vernis spéciaux pour éliminer le verre et pouvoir mieux transmettre mon intention dans l’œuvre.

Après huit expositions sans vendre un seul exemplaire, j’ai reconsidéré les raisons pour lesquelles j’avais décidé d’entreprendre ce projet, et quand j’ai vu qu’aucune de ces raisons n’avait changé, j’ai continué et petit à petit, ils ont commencé à se vendre.

Je me suis rendu compte que je devais « me la jouer » et quitter le travail commercial pour y consacrer toute mon énergie, ce qui n’a pas été facile car je devais vivre et investir en même temps. C’était comme sauter dans une piscine sans savoir s’il y avait de l’eau, mais ça a marché ! Depuis plus de dix ans, je vis exclusivement de la vente de copies.

Aujourd’hui, nous sommes dans un système dans lequel tu n’achètes pas, sinon qu’on te vend les choses. Surtout en ville. On consomme la tendance, la mode, ce que la société approuve, ou le résultat du marketing. C’est la même chose dans l’art. Je ne veux pas vendre, je veux être acheté. C’est pourquoi je ne veux pas entrer sur le marché de l’art. Lorsqu’une personne rencontre mon travail et qu’elle en est émue, je suis satisfait, et si elle l’achète, c’est un détail.

Je travaille en séries limitées de 12 exemplaires uniques (dans quelques cas 24 ou 50) où chaque exemplaire peut avoir une taille différente. La valeur est plus élevée pour les derniers exemplaires, car chaque exemplaire que j’imprime est amélioré, de sorte qu’il n’y en a pas deux identiques.

 

© Eliseo Miciu Nicoalevici

 

Veux-tu ajouter quelque chose ?

Je cherche à transmettre cette expérience que la création offre dans l’intimité et la sincérité ; elle nous transporte inévitablement vers le beau et le bon. Elle ravit nos sens et nous invite à nous interroger sur nous-mêmes.

L’incomplet et l’impartial génèrent la possibilité pour l’observateur de compléter l’imparfait et d’avoir ainsi une illusion complète. C’est ce que je trouve dans le monochrome en ne fournissant pas tout résolu, ainsi le spectateur participe et complète l’œuvre.

Il y a trois ans, j’ai décidé de quitter les villes et mener une vie plus simple à la campagne où je me partage entre les activités rurales et la photographie.

© Eliseo Miciu Nicoalevici

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