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Libérer la vie en racontant la mort

À Athènes, en cette semaine sainte, la compagnie d’Angelin Preljocaj vient de présenter le ballet Requiem(s). Une magnifique introduction pour méditer sur la ténèbre qui suggère la lumière, le mouvement qui appelle la vie, le passage d’un monde à l’autre… Voilà tant de thèmes abordés dans « Requiem(s) ».

 

Photo : Source

 

La mort, la vie…

« J’ai envie de développer toutes ces émotions qui nous traversent dans le deuil. Il n’y a pas que la tristesse ou l’anéantissement. Il y a aussi le souvenir, la trace que la personne aimée laisse vivre en nous. Lorsque l’on assiste à des funérailles, on se remémore des souvenirs, on partage des réflexions, parfois même on rit. De la blessure, qui ne guérira certes jamais, peut ressortir une forme de joie, celle de raviver la mémoire de la personne que l’on a perdue. La mort peut ainsi donner du relief et une profondeur supplémentaire à la vie. Je voudrais tenter de retranscrire cette sensation merveilleuse du miracle d’exister ; une célébration de la vie en quelque sorte [1]REQUIEM(S) – Preljocaj ».

Angelin Preljocaj pensait depuis longtemps travailler sur ce thème du deuil, de la perte d’un être cher. En 2023, il lui faudra passer par cette douloureuse expérience avec le décès de ses parents et d’amis proches, pour mettre au jour cette chorégraphie.

Le désir du chorégraphe est de donner des choses à voir au spectateur, car personne n’a encore jamais vu l’au-delà. En proposant des images, il laisse chaque spectateur s’approprier et faire sien ses mouvements.

Mais pourquoi tant de mouvement quand il s’agit de parler de la mort ? C’est que tout commence par un passage, par ce lien entre ici et là-bas, entre notre monde et ce qui nous reste invisible. A l’image de cette première scène, où des corps suspendus dans des armatures rejoignent peu à peu la Terre… ou le Ciel ! La danse est « Pascha signifie Pâque, passage. La fête de Pâque était pour les Juifs la commémoration annuelle de toute leur histoire en tant que salut, et du salut en tant que passage de l’esclavage égyptien à la liberté, de l’exil à la terre promise. C’était aussi l’anticipation du passage ultime : vers le Royaume de Dieu. Et Christ était l’accomplissement de Pâques. Il a accompli le passage ultime : de la mort à la vie, de ce « vieux monde » au monde nouveau et aux temps nouveaux du Royaume. Et il nous a ouvert la possibilité de ce passage [2]Alexandre Schmemann ».

 

 

« Créer, pour moi, n’est pas appliquer un plan préétabli. C’est se confronter à la matière, dans l’échange avec les danseurs, pour trouver des chemins inusités. Comment parler cette langue muette du deuil et rendre visible ces sentiment complexes ? L’écriture chorégraphique est un langage universel qui exprime des choses qu’on ne peut pas atteindre avec les mots. Un langage qui peut tout dire, surtout l’indicible. » [3]REQUIEM(S) – Preljocaj 

Un Requiem ?

Les civilisations ont débuté quand les êtres humains ont commencé à s’occuper de leurs morts. Nous avons besoin de ces rituels qui passent par le corps, par ces moments vécus ensemble pour nous faire prendre conscience de ce que nous vivons vraiment, pour entretenir la mémoire. Ce ballet est une multiplication de requiem, où chaque tableau présente une œuvre musicale et sa chorégraphie, une procession des corps pour tenter de mettre en perspective la mosaïque de sentiments éprouvés à l’aune d’une perte.

La richesse des œuvres musicales et son éclectisme donnent un rythme effréné à ce ballet : les battements du cœur s’accélèrent pour terminer, essoufflés, dans une scène finale emmenée par System of a Dawn et son Shop Suey :

I don’t think you trust,
In, my, self-righteous suicide,
I, cry, when angels deserve to die
In my, self-righteous suicide,
I, cry, when angels deserve to die

Father, Father, Father, Father,
Father/ Into your hands/I/commend my spirit,
Father, into your hands,

Why have you forsaken me,
In your eyes forsaken me,
In your thoughts forsaken me,
In your heart forsaken, me [4]System Of A Down – Chop Suey! (Official HD Video) Je ne crois pas que tu aies foi / En mon suicide bien-pensant / Je pleure quand les anges méritent de mourir / Père, père, père, père / … Continue reading

La richesse des compositeurs choisis, de György Ligeti, Wolfgang Amadeus Mozart, System of a Down, Johann Sebastian Bach, Hildur Guonadóttir, Olivier Messiaen, Georg Friedrich Haas, Jóhann Jóhannsson, 79D aux chants médiévaux anonyme, nous laisse découvrir l’attrait de Preljocaj pour une multitude d’artistes.

Les arts s’entremêlent d’ailleurs, puisque la philosophie est aussi convoquée au banquet avec un extrait de Gilles Deleuze et son Abécédaire. En décrivant les sentiments de Primo Levi, libéré d’Auschwitz, il décrit la honte d’être un homme, de ces sentiments qui nous amènent à nous sentir victime puis bourreau, ou plus rien n’est blanc ni noir mais où seule le gris surabonde : « Lorsque Jésus fait voir toute la profondeur de ces exigences, il apparaît à quel point l’homme agit dans ce sens par ses colères, ses haines, ses refus de pardonner, ses jalousies et ses convoitises […] Le net partage entre blanc et noir, d’après lequel on est habitué à classer les hommes, tourne à la grisaille d’une pénombre générale. Il devient clair qu’il n’y a pas de séparation « blanc-noir » entre les hommes et que tous, malgré des gradations et nuances multiples, se retrouvent d’une certaine manière dans la pénombre. [5]La loi de la surabondance, Joseph Ratzinger ».

R comme résistance

« Un des motifs de l’art et de la pensée, c’est une certaine honte d’être un homme. L’écrivain qui l’a dit, redit, le plus profondément, c’est Primo Levi. Il a su parler de cette honte d’être un homme, dans un livre extrêmement profond puisque c’est à son retour des camps d’extermination. Il dit : quand j’ai été libéré, ce qui dominait, c’était la honte d’être un homme. C’est une phrase à la fois très splendide, très belle, et puis ce n’est pas de l’abstrait. C’est très concret, la honte d’être un homme. Mais ça ne veut pas dire nous sommes tous des assassins. Ça ne veut pas dire nous sommes tous coupables. Il dit : ça ne veut pas dire que les bourreaux et les victimes sont les mêmes. On ne nous fera pas croire ça. La honte d’être un homme, ça ne veut pas dire : on est tous pareils, on est tous compromis, etc. Mais ça veut dire plusieurs choses. C’est un sentiment complexe, ce n’est pas un sentiment unifié. La honte d’être un homme, ça veut dire à la fois : comment des hommes ont-ils pu faire cela ? Des hommes, c’est-à-dire d’autres que moi, comment ils ont pu faire ça ? Et deuxièmement, comment est-ce que moi, j’ai quand même pactisé, je ne suis pas devenu un bourreau, mais j’ai pactisé assez pour survivre, et puis une certaine honte d’avoir survécu, à la place de certains amis qui n’ont pas survécu. C’est donc un sentiment très complexe. Je crois qu’à la base de l’art, il y a cette idée ou ce sentiment très vif d’une certaine honte d’être un homme qui fait que l’art, ça consiste à libérer la vie que l’homme a emprisonnée. L’homme ne cesse pas d’emprisonner la vie, de tuer la vie, la honte d’être un homme, l’artiste c’est celui qui libère une vie, une vie puissante, une vie plus que personnelle, ce n’est pas sa vie… » [6]Abécédaire, Gilles Deleuze

 

 

« Créer, c’est quitter la terre : la plage est le lieu des idées, des préjugés, des clichés. Il faut quitter cette plage, le lieu de la sécurité, pour rejoindre la profondeur des eaux. [7]La loi de la surabondance, Joseph Ratzinger » Dans la Bible, la mer est le lieu du danger : combien de fois le Christ nous encourage à aller au large, à rejoindre l’autre rive. « Le danger : nager en rond, ne pas réussir à s’éloigner de ses idées. [8]Dire la mort et la vie à travers les corps avec le danseur et chorégraphe Angelin Preljocaj ».

Une invitation pour chacun de nous à marcher sur l’eau, à quitter nos sécurités pour découvrir là où le Christ veut nous amener. De Béthanie à l’agonie, que nous comprenions ou que nous soyons totalement dépassés, voici un appel à Le suivre et à entrer dans la danse.

 

 

 

References

References
1, 3 REQUIEM(S) – Preljocaj
2 Alexandre Schmemann
4 System Of A Down – Chop Suey! (Official HD Video) Je ne crois pas que tu aies foi / En mon suicide bien-pensant / Je pleure quand les anges méritent de mourir / Père, père, père, père / Père je remets mon esprit entre tes mains / Pourquoi m’as-tu abandonné ? / Dans tes yeux, abandonné / Dans tes pensées, abandonné / Dans ton cœur, abandonné
5, 7 La loi de la surabondance, Joseph Ratzinger
6 Abécédaire, Gilles Deleuze
8 Dire la mort et la vie à travers les corps avec le danseur et chorégraphe Angelin Preljocaj
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Pulchra

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