Le Musée d’Art Moderne de Paris propose une exposition toute particulière : Matisse et Marguerite, le regard d’un père. A dévorer jusqu’au 24 août 2025. Voici une nouvelle facette de ce cher Henri Matisse (1869-1954). Une nouvelle exposition qui n’a rien à voir avec les précédentes – La dernière à Paris était il y a moins d’un an (L’atelier rouge – fondation Louis Vuitton) – pour laquelle nous remercions le Directeur, Fabrice Hergott ; les Commissaires, Isabelle Monod-Fontaine, Hélène de Talhouët et Charlotte Barat-Mabille.

Marguerite lisant
On a beau croire connaître Matisse, la nouveauté est toujours là, dans un travail continu, fruit de sa contemplation, de ses multiples traits, essais, esquisses, mariage de couleurs… Cette exposition nous propose une rencontre plus intime, nous présente une personne très importante dans sa vie et son œuvre : sa propre fille, Marguerite. Pas moins de 110 œuvres sont présentées, dessins, gravures, céramiques, sculptures et bien sûr, peintures, dont bon nombre sont rarement révélées au public.
Marguerite est l’aînée des trois enfants de Matisse. Née en 1894, d’une brève liaison du jeune Matisse à peine arrivé à Paris, avec une de ses modèles, Caroline Joblaud.
Matisse reconnaît Marguerite à sa naissance mais ce n’est qu’après son mariage avec Amélie en 1897, qu’elle rejoindra la famille et sera élevée aux côtés de Jean et Pierre qui naîtront respectivement en 1899 et 1900. Une famille unie, tournée vers la mission d’artiste de leur père. Des enfants d’atelier qui grandissent dans cette ambiance de travail, de recherche de beauté. Marguerite a une place toute particulière, déjà par sa fragilité car dès très jeune elle a des soucis de santé et subira une trachéotomie qu’elle cachera longtemps par un ruban noir ou un bijou autour du cou, qui la rendent reconnaissable sur les toiles. Ses yeux au regard intense ne manquent pas de nous surprendre quand elle relève la tête de ses lectures pour le plonger dans celui de son père, dans le nôtre. Sa fossette apparaît aussi très personnelle et typique du modèle que Matisse exprime sur ses toiles.
L’exposition suit un ordre chronologique qui, tout en nous permettant de goûter aux époques importantes de la vie de l’artiste, confirme la place unique de sa fille, tant dans la famille Matisse, que dans le travail même de l’artiste.
Passant du trait à la couleur pour maîtriser de plus en plus finement l’expression de ce qu’il ressent, de ce qu’il contemple, Matisse suit ce chemin de simplification propre qui signifie le sens profond et l’être des choses. Sa fille est le modèle que l’on retrouve sous un trait d’encre, de fusain ou une huile aux couleurs fascinantes. Ainsi s’exprime pour lui le lien à la réalité, aux choses et aux personnes qui l’entourent.
« J’ai à peindre un corps de femme ; d’abord, j’en réfléchis la forme en moi-même, je lui donne de la grâce, un charme, et il s’agit de lui donner quelque chose de plus. Je vais condenser la signification de ce corps, en recherchant ses lignes essentielles. Le charme sera moins apparent au premier regard, mais il devra se dégager à la longue de la nouvelle image que j’ai obtenue, et qui aura une signification plus large, plus pleinement humaine… » [1]HENRI MATISSE, Ecrits et propos sur l’art, « Notes d’un Peintre », Ed. Hermann 2014, pp.61-62
Il est le serviteur de ce qui est. Faisant sien les influences des époques qu’il traverse et non un esclave. Dans les traits détaillés des portraits qui au cours des années vont se simplifier, se retrouvent les touches fauves dans « L’intérieur à la fillette ». Nous pouvons admirer le portrait très cubiste de Marguerite « Tête blanche et rose », deviner l’influence de Cézanne qu’il admirait tant, dans ces « Conversation sous les oliviers ».

Marguerite au chat noir
« La jeune fille au chat noir en 1910 […] Une grande fille, en noir, en deuil de sa grand-mère, parait-il. On suit ainsi la vie, celle du peintre, et celle de ce siècle, à regarder grandir Marguerite Matisse, et l’art dit moderne alors, avec cette Tête blanche et rose de 1914. » [2]ARAGON Louis, Henri Matisse, roman : « De la ressemblance », Ed.Quarto Gallimard 2021, p506

Tête blanche et rose
En plus d’être son modèle, Marguerite sera très impliquée dans le travail de son père, comme agent expérimenté, veillant aux tirages des gravures, aux publications chez les éditeurs, aux liens avec les marchands et les collectionneurs. Elle tentera de se lancer dans la création de vêtements, dans la peinture, mais réservera finalement ses talents à servir ceux de son père. Puis en 1923, elle épouse le critique d’art et écrivain, Georges Duthuit et s’efface un peu des toiles.
« Ma petite fille … disait Matisse, et je ne l’ai jamais autrement entendu parler, pour une raison ou pour une autre, de celle qui devint Mme Georges Duthuit […] Cette petite fille-là, il l’aimait, Matisse, comme peut-être il n’a jamais aimé personne. Est-ce qu’elle l’a su ? Pas sûr » [3]Id, pp.506-510
Femme entière et engagée, lors de la deuxième guerre mondiale, elle entre dans la résistance, mais, dénoncée en 1944, elle est emprisonnée et torturée par la Gestapo, tentant même de se suicider pour ne pas parler. Elle sera miraculeusement libérée lors d’un transport vers le camp de Ravensbrück passant à Belfort.

L’attente
Elle retrouve alors son père à Vence en janvier 1945, lui qui se remettait douloureusement et doucement d’un cancer du côlon, handicapé et désormais alité une grande partie de la journée. Une angoisse de fond naîtra alors chez Matisse qui ne sait alors rien des circonstances de la disparition de sa fille. C’est seulement à son retour de prison qu’elle le mettra au courant. « J’ai été très affecté par la visite de ma fille – un tête-à-tête de presque deux semaines m’a fait vivre la vie de prison, tout ce qu’elle a souffert et les horreurs qui l’environnaient – quel livre pour un Dostoievski ! » [4]Id, p511 , écrit Matisse à Aragon.
Alors Matisse met tout son amour, déjà exprimé tant de fois, en dessinant et redessinant ce visage qui a tant souffert, jusqu’au dernier de ces nombreux visages qui comme une action de grâce, une ode à la vie, retrouve la paix.
Marguerite Duthuit décédera en 1982 d’une crise cardiaque.
Merci au directeur et aux commissaires qui ont permis cette exposition unique.