Home > Dossier Charles Péguy : retrouver la sève du christianisme > Charles Péguy dans la communion des saints

Charles Péguy a « baptisé sa plume » à la lumière d’un principe fondamental : la solidarité. [1]Expression argentine qui signifie : inauguré son écriture Dès ses premières pages on y trouve son moteur créatif, son engagement social et aussi son chemin ecclésial. En effet, voilà le principe qui l’a poussé à s’éloigner de l’Eglise épouvanté devant l’idée qu’elle était constituée par des hommes commodément résignés à l’existence d’une condamnation éternelle. Cette solidarité de sa jeunesse socialiste, selon laquelle personne ne doit rester en dehors de la communion, personne ne peut être exclu, et où tous les biens doivent se partager [2]Cf. Œuvres en prose 1898-1908, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1959 (=A), Marcel. Premier dialogue de la cité harmonieuse, 12 : « Aucun vivant animé n’est banni de la cité … Continue reading , a donné lieu postérieurement dans son esprit à une compréhension du mystère de la communion des saints qui a enrichi sa prose et sa poésie, en lui donnant une portée théologique, pas encore mesurable.

 

 

Le désir de communion du jeune Péguy, enraciné dans une politique, a atteint sa plénitude dans une mystique, ou plutôt dans le mystère du Corps mystique de Jésus. En fait, la communion des saints n’est compréhensible qu’à la lumière de la personne de Jésus, qui la rend possible et lui donne une vitalité incessante. Mais comment un tel déploiement de sa pensée a-t-il été possible, sachant que l’enfer implique d’être hors de la communion [3]De Jean Coste, A. 498 ? Cette question réapparaît de manière dramatique dans ses Mystères, en particulier dans les dernières pages du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc. Jeanne affirme – à propos des reniements de Pierre et de l’abandon de ses disciples – que les gens de son pays, les saints français, n’auraient pas abandonné Jésus (et François et Claire non plus, ni Mme. Gervaise ni elle-même), qu’ils ne l’auraient jamais renié. Mme Gervaise expose l’histoire de l’Église, de Pierre à nos jours, et explique à Jeanne qu’il n’est pas bon d’opposer les saints les uns contre les autres [4]Cf. Œuvres poétiques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1957 (=B), Charité, 502. « Ils ne se retournaient point contre leurs frères » . Ainsi, Mme Gervaise, voulant répondre à l’indignation de Jeanne, réaffirme de manière chrétienne ce que Péguy déclarait déjà dans un de ses premiers articles : « Il est mauvais que les hommes travaillent les uns contre les autres » [5]De la cité socialiste, A. 4. También en Marcel, A. 23 : « ils ne travaillent pas contre leurs concitoyens ; mais ils travaillent, chacun avec ses collaborateurs, pour assurer la vie corporelle de … Continue reading . Les saints ne sont pas jaloux les uns des autres, mais ils sont « liés comme les doigts de la main » [6]Le Porche du mystère de la deuxième vertu, A. 619 . La religieuse franciscaine énumère à Jeanne les trésors qui jaillissent de cette communion des saints : il y a un trésor de grâce, un trésor de souffrances, un trésor de prières, un trésor de mérites, un trésor de promesses [7]Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc, B. 519-522 . La richesse de ce fonds de grâce n’est pas close. La communion des saints – dans sa plénitude – n’est pas un coffre hermétiquement fermé ; au contraire, « il est infini et pourtant nous pouvons y ajouter, voilà ce que n’ont pas compris les docteurs de la terre, il est plein et il attend que nous l’emplissions [8]Ibid., B. 521. ». Dans ces paroles de Mme Gervaise, il semble se dessiner la mission de Jeanne, qui désire ajouter quelque chose à cette communion des saints : ouvrir une brèche qui rende possible le don d’elle-même, afin de ne laisser dans l’abandon éternel ne serait-ce qu’un seul de ses frères. N’abandonner personne, ne renier personne.

Dans ces pages posthumes publiées sous le titre Le Mystère de la vocation de Jeanne d’Arc, Péguy nous explique où réside la difficulté de Jeanne : sa prière s’obscurcit à l’idée que ses paroles trouvent Dieu occupé à condamner des âmes. Face à cette possibilité, la prière et la communion elles-mêmes perdent leur vertu, la grâce n’y afflue plus pleine et pure. « La communication du Corps du Fils n’a plus toute sa grâce [9]Le mystère de la vocation de Jeanne d’Arc, B. 1218. ».

Mme Gervaise accuse donc Jeanne d’introduire « un débat dans la communion des saints [10]Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc, B. 500. ». Péguy lui-même nous introduit consciemment dans ce débat, mais avec la certitude d’opérer une révolution qui n’est rien d’autre qu’un retour aux racines les plus profondes : « Si un membre souffre, tous les membres partagent sa souffrance ; si un membre est honoré, tous partagent sa joie [11]1 Co 12, 26. ». Dans cette réalité de la foi se manifeste une multiplication et un enrichissement du bien commun à partir de l’individuel, et en même temps, l’individuel va au-delà ses limites dans la grâce commune. Il n’y a pas de place pour l’indifférence ni pour l’amputation dans la communion. Ce passage de la solidarité à la communion des saints n’est pas simplement un transfert d’un principe socialiste à des formes chrétiennes, mais il répond à un désir de communion inscrit dans le cœur de tout homme depuis la création du monde. C’est ainsi que Péguy l’explique dans son texte De Jean Coste:

« cette fraternité est un sentiment vivace, impérissable, humain; […] qui se lègue et se transmet de générations en générations, de culture en culture, qui, de longtemps antérieur aux civilisations antiques s’est maintenu dans la civilisation chrétienne et demeure et sans doute s’épanouira dans la civilisation moderne ; c’est un des meilleurs parmi les bons sentiments ; c’est un sentiment à la fois profondément conservateur et profondément révolutionnaire ; c’est un sentiment simple ; c’est un des principaux parmi les sentiments qui ont fait l’humanité » [12]De Jean Coste, A. 511. .

 

 

Ainsi, le véritable débat dans la communion des saints n’est pas des uns contre les autres, mais de tous contre Dieu. C’est là que réside proprement la dimension la plus célébrée par l’Église, celle de l’intercession, et qui a pour auteur principal le Christ lui-même. La célèbre image de la flotte qui avance vers le Père, avec son Fils en tête, est probablement la figure poétique qui décrit le mieux cette fraternité universelle. Dans cette communion, tous complotent contre Dieu, devant Dieu, pour obtenir sa Miséricorde, et chaque barque ajoute quelque chose à cette immense flotte : une prière, un Pater, un Ave Maria, une pensée, un sentiment.

Qu’a donc ajouté Péguy au trésor de la communion des saints ? Un élargissement de l’espérance théologale. C’est-à-dire, une communion universelle tissée d’espérance.

À nous aussi, au sein du mystère de la communion, nous attend une espérance : « Il espère que nous y ajoutions [13]Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc, B. 521. » quelque chose.

Hermana Belén (Carmelo Santa Teresita, Buenos Aires)

References

References
1 Expression argentine qui signifie : inauguré son écriture
2 Cf. Œuvres en prose 1898-1908, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1959 (=A), Marcel. Premier dialogue de la cité harmonieuse, 12 : « Aucun vivant animé n’est banni de la cité harmonieuse »
3 De Jean Coste, A. 498
4 Cf. Œuvres poétiques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1957 (=B), Charité, 502. « Ils ne se retournaient point contre leurs frères »
5 De la cité socialiste, A. 4. También en Marcel, A. 23 : « ils ne travaillent pas contre leurs concitoyens ; mais ils travaillent, chacun avec ses collaborateurs, pour assurer la vie corporelle de la cité »
6 Le Porche du mystère de la deuxième vertu, A. 619
7 Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc, B. 519-522
8 Ibid., B. 521.
9 Le mystère de la vocation de Jeanne d’Arc, B. 1218.
10 Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc, B. 500.
11 1 Co 12, 26.
12 De Jean Coste, A. 511.
13 Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc, B. 521.

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