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« Les Chantants » : des récitatifs du cri-silence à l’Opéra de Lviv

Ce 9 octobre, dans les salons du foyer de l’Opéra national de Lviv, s’est ouverte l’exposition de peinture de Serhiy Savchenko, Les Chantants, présentée dans le cadre des célébrations du 125ᵉ anniversaire du théâtreA cette occasion, différents opéras ont été proposés au public dont le Dialogue des Carmélites de Francis Poulenc, La couronne d’or de Boris Liatoshynsky et le ballet Solaris de Oleksandr Rodin.

 

 

L’exposition Les Chantants fait partie d’un vaste projet artistique initié entre 2008 et 2012, d’abord présenté dans la série L’Autre lors de la Semaine de l’art contemporain à Lviv et au festival GogolFest à Kyiv. Aujourd’hui, SerhiySavchenko revient à ces images sous la forme de douze toiles monumentales (2 × 2 m) et de portraits collectifs, formant un chœur visuel où le chant et le silence s’entrelacent.

 

 

L’originalité de cette exposition réside dans l’audace de l’intrusion d’images expressives, aux couleurs vibrantes et au rythme pictural, dans l’espace baroque de l’opéra. Là où règnent habituellement la splendeur musicale et le repos du regard, le spectateur se trouve confronté à un dialogue tendu entre peinture et architecture, entre passé et présent.

 

 

La série Les Chantants fait référence à l’idée du récitatif : des visages arrondis et répétés, aux bouches sombres et béantes, composent un rythme qui rappelle Le Cri d’Edvard Munch, tout en le transformant en un « cri-silence » — des voix qui résonnent avant de s’éteindre dans le silence.

 

 

« Ce n’est pas le cri de ce qui est déjà arrivé, mais plutôt celui de ce qui est encore à venir », souligne l’artiste.

 

 

La journaliste d’Espreso.ZakhidAndriana Stakhiv, a parcouru l’exposition et s’est entretenue avec l’artiste. Nous retranscrivons leur dialogue.

Qu’est-ce que cela signifie pour vous d’exposer vos œuvres précisément à l’Opéra et à l’occasion d’un tel anniversaire ?

Avant tout, c’est une invitation qui m’a été faite et cette demande particulière a donc provoqué une réponse réfléchie. Je me suis demandé ce que j’avais envie de montrer et cette série de tableaux m’est revenue comme une évidence. Son histoire est un peu longue : elle a environ 16 ans, depuis que j’ai commencé à la créer. C’est la troisième fois que ces œuvres sont exposées. La première fois, ce fut à la Fabrique de confitures, qui n’était pas encore le Jam Factory, dans le cadre de la Semaine de l’art contemporain à Lviv. La deuxième fois, à l’Arsenal de Kyiv, durant le GogolFest. Ce sont donc des lieux très différents : dans le premier on produisait des confitures, dans l’autre des armes. Et maintenant ce troisième lieu, qui a une symbolique très forte — l’Opéra. Cette série a donc voyagé et elle entre à chaque fois en dialogue, voire en confrontation, avec l’espace qui l’accueille. C’est intéressant en tant qu’artiste : c’est comme si la série avait sa propre personnalité.

 

 

Comment ressentez-vous cet espace ? Est-il particulier comparé aux précédents ? Là-bas, on produisait de la confiture ou des armes et ici — c’est une culture qui se crée.

L’Opéra, c’est un lieu où la culture se fait vivante. Il y a dans cette série, une dimension dramatique inscrite dès le départ. Ces figures semblent chanter, crier, mais dans des scènes silencieuses. Dans ce drame d’une prémonition existentielle, une certaine solitude s’y cache. Pour simplifier, je dis souvent que c’est un écho au Cri d’Edvard Munch, avec cette bouche ouverte — un gouffre noir que l’on retrouve plus tard dans le noir de Malevitch, et ces cercles qui sont présents tout au long de l’histoire de l’art. C’est un lien avec ce monde artistique que je connais — toujours marqué par un certain drame existentiel, par le non-dit à travers lequel nous passons. L’art, comme l’opéra où l’on regarde, écoute, contient toujours une part d’indicible : un cri silencieux, un silence habité. Les grands formats, ces forment circulaires accentuent cette impression, ils cherchent à frapper le regard, à ne laisser personne indifférent.

 

 

Faites-vous ici des allusions à ce qui se passe aujourd’hui ?

Absolument, bien sûr. Car dans le contexte actuel, la série résonne autrement. Le contexte du lieu et du temps est essentiel pour une œuvre d’art. Ce n’est pas la même chose de les avoir exposées en 2009, avant les crises financières mondiales qui ont atteint l’Ukraine en 2010, et de la présenter maintenant, alors que nous vivons une période où nous devons contenir tant de choses en nous : se maîtriser, garder l’équilibre, ne pas tout dire — mais ressentir intensément, à la fois physiquement et intérieurement. C’est pour cela que j’ai voulu montrer cette série, précisément ici, à l’Opéra, un lieu où le public vient ouvert à l’art et à la création. Je crois que Les Chantants ont trouvé ici leur juste place, à ce moment précis du temps. »

 

 

Quelques jours plus tard, jour de la fête des artistes célébrée en Ukraine, Serhij Savchenko a publié sur Facebook un texte, un cri lucide sur la mission de l’artiste et sa condition. C’est comme si les figures rondes et si colorées, les chœurs de sa série « Les chantants » nous lançaient ce cri vibrant : « Prenez soins des artistes et respectez leur travail ! »

 

 

Le jour où, une fois par an, apparaissent soudainement les félicitations pour la Journée des artistes, et sur fond d’une incroyable hyperactivité du soi-disant intérêt pour l’art — avec l’apparition de centres artistiques presque aussi rapides que celle des restaurants — on aimerait poser la question : comment vivent (ou survivent) ces « créatures fantastiques » que sont les artistes ? Où travaillent-ils ? À quoi ressemblent leurs « usines » et leurs « productions », autrement dit, les ateliers de l’industrie culturelle contemporaine ? Où et comment tout cela se crée-t-il ? À quel prix ? Comment y parviennent-ils dans une société où la profession d’artiste reste encore étrange, pleine d’impraticabilités et d’illogismes ? Dans une société où la seule source de survie matérielle pour un artiste indépendant est la bonne volonté d’un acheteur ou d’un client — c’est-à-dire la vente de ses propres œuvres. Où les bourses et subventions de création transparentes et accessibles sont connues comme un Graal mythique : tout le monde en parle, personne ne les a vues.

 

 

Combien, parmi les créateurs de ces nombreux centres culturels somptueux, rénovés avec un faste extrême, se sont demandé où, comment et par qui se fabrique toute cette diversité de « produits » artistiques ?
Entend-on parler de résidences-ateliers, de financements de production, d’un véritable système de collection ?
Combien de fois entend-on parler d’un cachet pour l’artiste participant à une exposition ? Bien souvent, ce « détail » n’est même pas prévu par les budgets ni par les managers…

 

 

L’art serait-il comme les champignons : poussant seuls dans une forêt accessible à quiconque possède un panier, un couteau et du flair ?
Comment un artiste peut-il créer du nouveau tout en investissant sans cesse dans un « start-up » qui n’aura de sens que lorsqu’il sera compris — plus tard ?
Combien de temps avant que notre champ artistique, déjà épuisé par la conjoncture et la répétition, ne devienne si misérablement pauvre que cela saute aux yeux, même hors du milieu professionnel ?

 

 

Quand, enfin, au lieu d’imiter un développement artistique et de traiter la création honnête de manière utilitaire, verrons-nous au moins un peu de volonté de prendre soin de ceux vers qui vous vous tournez quand tout s’effondre — quand les sens se perdent, quand il faut de nouvelles idées, quand la vie devient simplement insupportable ?

 

 

Les artistes sont des gens travailleurs et discrets.
Plus un artiste est profond, plus il est humble.
Beaucoup de nos collègues combattent et meurent actuellement à la guerre, laissant leurs ateliers vides pour une durée indéterminée, traversant une pause anormale, une sorte de vide dans leur soi-disant « carrière artistique ».
Que les attendra-t-il à leur retour ?
Les retrouverons-nous face au même marché de l’art agressif, ce soi-disant « art market », qui, chaque jour, comme une vidéo générée par l’IA, produit de nouvelles « cringes » et pirouettes absurdes ?

 

 

Et vous savez… les artistes continueront toujours à faire leur travail, car ils ne peuvent pas faire autrement.
Prendre soin d’eux et respecter leur travail — pas seulement en paroles, sans imitation — c’est le chemin le plus simple vers votre propre noblesse.

 

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