Home > Arts plastiques > (Le) Silence !

Nous vivons des temps de clameur, des temps où l’information déborde — et finit par n’être que bruit. Nietzsche, toujours en avance sur tout, écrivait au XIXᵉ siècle : « Sans doute les temps sont mauvais pour le penseur ; il lui faut apprendre à goûter le silence qui se glisse entre deux vacarmes, et à faire le sourd jusqu’à le devenir vraiment. » Dans son dernier livre, Sur Dieu, Byung-Chul Han revient sur ce thème qui devrait inquiéter non seulement les philosophes, mais tout être humain. Car sans silence, nous deviendrons sourds au monde, à nous-mêmes, à Dieu. La mort de Dieu chemine avec la mort du silence, avec l’extinction de l’attention. « L’information, quand elle n’est plus que bruit, ravage l’attention. Le fracas de l’information et de la communication, qui assaille l’âme, est plus destructeur que les machines de la modernité », écrit Han.

 

© Frédéric Eymeri, Instant vu

 

Sans silence, il ne peut y avoir ni pensée ni création. Les informations nous assiègent, s’imposent à notre perception et nous privent d’entendre les choses dans la pudeur de leur intimité . Car les choses ont un silence que nous n’entendons plus. Ce silence, elles le laissent paraître quand elles cessent d’être de simples instruments. Celui qui s’est arrêté un jour pour contempler ce qui semble insignifiant sait qu’un vieux soulier abandonné dans une chambre peut, soudain, nous offrir une épiphanie ; c’est ce qui arriva à Van Gogh, et qu’il peignit dans son tableau Les Souliers (1886). Mais nous nous éloignons des choses, et nous nous dirigeons de manière vertigineuse vers un monde de non-choses, un monde d’informations. Lorsque les choses ne nous appelleront plus depuis leur silence, nous aurons perdu quelque chose d’essentiel de notre manière d’habiter et d’être dans le monde. Vallejo l’avait compris : « Et je m’éloigne de tout / car tout demeure pour servir d’alibi : / ma chaussure, son œillet, même sa boue / et jusqu’au pli du coude / de ma propre chemise boutonnée. » Aujourd’hui, les choses ne demeurent même plus « pour servir d’alibi ».

La peinture, la poésie, le grand cinéma se nourrissent de cette capacité d’entendre le silence des choses, le silence du monde. Et il existe aussi un silence des êtres humains : chaque personne porte son propre silence. Neruda l’a chanté : « Et tu m’entends de loin et ma voix ne t’atteint pas / laisse-moi me taire avec ton silence. » Et ce vers, éternel : « Je t’aime quand tu te tais, parce que tu es comme absente. » Nous, aujourd’hui,  où que ce soit et à chaque occasion, nous partons en chasse d’information. Nous accumulons du bruit. Tout est bouillonnement et réclame à grands cris notre attention. « Regardez-moi, je suis là ! », répétons-nous tous. L’information est l’ennemie principale du silence, son parfait contraire. Que faire pour retrouver ce silence des choses, ce silence des personnes, ce silence de Dieu ? « À la recherche du silence perdu » devrait être notre grande aventure, notre résistance intime en ces jours troublés. Saint Jean de la Croix parlait de « la musique silencieuse / la solitude sonore ». Solitude et silence résonnent. Peut-être qu’une des missions de l’éducation serait d’enseigner en silence, de faire naître des « réserves de silence », des refuges face au déferlement d’informations. Les élèves, aujourd’hui, sont saturés – parfois même empoisonnés – par l’information et privés de l’expérience du silence.

On parle beaucoup d’« écoute active ». Mais écouter, ce n’est pas être actif sinon passif : renoncer à l’intervention du «moi, je» . « Là où règne le grand silence, la volonté se retire. Le moi meurt. Pas même le battement de notre cœur ne rompt le silence divin », dit Han. Pas même le battement de notre cœur ! Silence, amassons le silence, car viennent des temps de disette de silence — des temps durs où l’homme, devenu simple collecteur d’informations, cherchera, dans la lassitude et l’angoisse, à se retirer en lui-même, et découvrira qu’il n’existe plus aucun espace vide, plus aucun temple silencieux où se recueillir. Alors il réalisera — peut-être trop tard — qu’il n’y a plus de retour possible. Et un cri déchirant se fera entendre : le cri de l’homme réclamant le silence.

 

Article original publié en espagnol sur El Mercurio, le 5 novembre 2025

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