de Paul Anel 13 mai 2011
Cette année, la ville de New York était d'un mois en avance et sur le printemps et sur la fête de Pâques, puisque l'on a vu fleurir partout dans le centre-est de la ville, dès le début du mois d'avril, des croix noires se détachant sur la mandorle rouge de la résurrection. Fait surprenant, la Gagosian Gallery – la plus influente de ce côté de l'Atlantique – a choisi cette croix aux accents russes comme figure de proue de son exposition « Malevich and the American Legacy », qui offre un regard nouveau sur l'empreinte laissée par le maître russe chez les peintres contemporains, parmi lesquels Mark Rothko, Barnet Newman et David Smith. L'enjeu est loin d'être dérisoire : que celui que tous les historiens de l'art reconnaissent comme le père de l'abstraction contemporaine soit présenté par Gagosian comme un peintre religieux, fils de la tradition millénaire de l'iconographie orientale, pourrait bien être une clef de compréhension de l'art contemporain et de son rapport au sacré.
On sait quelle fut l'influence sur ces peintres des Matisse, Picasso et Miro, et avec quelle intensité ils se sont mesurés à la mystique charnelle, catholique, de ces derniers. Gagosian dévoile avec cette exposition une autre généalogie, contemporaine de la première, qui relie l'abstraction occidentale et la mystique orthodoxe avec son sens de la transcendance et de la liturgie. Ou comment Malévich (aux côtés d'autres peintres tels que El Greco et Kandinsky) fut pour les pionniers de l'abstraction le passeur de la spiritualité des icônes byzantines.
Kazimir Malévich, né à Kiev en 1878 et mort en 1935, est célèbre pour avoir exposé en 1916 la pierre de fondation de l'abstraction : "Carré noir sur fond blanc." Il inaugurait ainsi le mouvement qu'il a baptisé "suprématisme", et dont le credo esthétique implique le rejet de toute forme naturelle. [1] Bien que l'on n'y trouve ni temple ni visage, un examen approfondi de l'œuvre de Malévich révèle entre elle et l'iconographie religieuse de son peuple une singulière affinité. Elle tient notament au traitement de la perspective et de la lumière (pour laisser de côté la question du symbolisme des formes et des couleurs, qui mériterait d'être étudiée pour elle-même).
La Renaissance a habitué nos yeux à attendre de la peinture une reproduction aussi fidèle que possible de la nature, obéissant à la perspective linéaire qui veut que les lignes convergent vers un unique point-de-fuite situé dans le "fond" du tableau. Dans l'icône on assiste à un renversement de cette évidence. Le point-de-fuite ne s'y trouve plus dans l'espace de l'image, mais devant elle, là où se trouve celui qui la contemple. L'icône ne s'intéresse pas à la perspective naturelle mais à la perspective surnaturelle, par laquelle toute chose se voit assignée une destinée, un point-de-fuite qui ne se trouve pas "dans sa nature" mais "au-dessus d'elle", en Dieu.
De même la lumière revêt dans l'icône une valeur fondamentalement différente de celle qui lui est donnée dans la peinture naturaliste. Cette dernière agence savamment les ombres pour évoquer une source lumineuse (illusoire) située dans le plan du tableau, souvent le soleil que l'on imagine quelque part au-dessus de la scène représentée. Dans l'icône, les traits de lumière viennent se poser verticalement sur les plis des manteaux, les colonnes du Temple ou les arrêtes des montagnes, comme si la source lumineuse était placée devant l'icône, là même où les fidèles vénérant les images saintes déposent leurs bougies. La lumière qui intéresse l'iconographe n'est pas la lumière naturelle mais la lumière spirituelle, celle qui entre verticalement dans le plan de l'existence.
L'œuvre de Kazimir Malévich a-t-elle vraiment intégré cette double dimension spirituelle de l'icône, suffisamment du moins pour en communiquer l'essence aux peintres américains ?
Si l'on se réfère à des toiles telle que "Matin dans le village après la tempête de neige" (1912), il est clair que Malévich était familier de la perspective inversée. Un an plus tard cependant, Malévich épouse brièvement l'idéologie cubiste, laquelle suppose la suppression du point-de-fuite, et par conséquent la rupture de toute perspective, naturelle ou surnaturelle. Le tableau "Bureau et Chambre" (1913) exposé par Gagosian témoigne de cette période. Une fois perdue, ce point-de-fuite ne sera pas retrouvé, et il en résulte incontestablement, chez Malévich comme chez beaucoup d'autres peintres de sa génération, un aplatissement du vocabulaire pictural, qui dès lors devient peu capable de dire la profondeur, l'invisible et le mystère. Mais si à cette même époque le mystère disparaît en occident chez la plupart des peintres, il demeure vivant à l'est dans la lumière qui continue d'habiter l'œuvre de Malévich.
Malevich, Hiver, 1909
On voit dans "Hiver" que, dès 1909, le problème de la lumière se pose pour Malévich de façon dramatique. L'éclairage du village sous la neige emprunte encore aux codes de la Renaissance l'illusion de la lumière naturelle. Cependant, les ombres se contredisent, s'opposent des sources de lumière différentes. Et la neige, dont les aplats blancs semblent parfois s'être déposés accidentellement sur une toile déjà finie, s'offre simplement, réceptacle d'une lumière incréée, celle qui du "dehors", vient éclairer le tableau. Chez Malévich, le passage de "Hiver" à l'abstraction des carrés, n'est pas le rejet de la "figuration" mais la radicalisation du recours à la lumière spirituelle. Le "carré noir sur fond blanc" (1913) est la réduction de la peinture à cette donnée fondamentale. La couleur et la forme n'y sont plus asservies à la nature, mais libérées ("abstraites") de toute exigence de "représentation", elles s'offrent à la lumière et entrent avec elle dans un rapport qui n'est plus instrumentalisé.
Malevich, Carré noir sur fond blanc, 1913
Les œuvres contemporaines exposées par Gagosian entretiennent avec celles de Malévich des rapports très divers, et très inégaux. On trouve néanmoins chez les plus grands parmi eux des signes convaincants que cet "héritage" a bien été intégré: l'héritage de la lumière venue d'orient. Le rapport à la lumière incréée (non créée par l'artiste) est évident dans Cubi XXI de David Smith, où la matière compte en quelque sorte sur la lumière qui, du dehors, vient compléter la sculpture en donnant vie et chaleur au métal. De même Here III, de Barnet Newman, qui ouvre dans la galerie principale une véritable fente de lumière. Il n'est pas jusqu'à Robert Ryman que l'on voit introduire dans ses peintures des plaques d'argent, réminiscences des ciels d'or des icônes, qui ouvrent dans la matière opaque des espaces où la lumière entre et joue. Mais c'est peut-être dans le tableau sans titre de Rothko que le suprématisme mystique de Malévich trouve sa plus forte correspondance, ce que pourrait bien expliquer leur commune racine russe. C'est comme si Rothko avait voulu regarder de plus près ce qui se passe sur le bras de la croix, à l'endroit même où filtre à peine la lumière rouge de la résurrection. Des couches épaisses et sombres recouvrent les sous-couches d'un rouge vif, comme on laisse tomber sur un soleil couchant un lourd rideau de feutre.
Malevich, Suprématisme mystique, 1920-1927
Comme l'icône dont la fonction est essentiellement liturgique et qui par nature est étrangère aux musées, la peinture de Malévich n'est pas conçue seulement pour être regardée, contemplée, c'est une présence qui prend sa place dans le champ de notre expérience. Elle ne s'offre pas seulement à nos yeux, elle se mesure à nous et demande qu'on la mesure corps à corps. Ce nouveau (et ancien) statut de l'image marque profondément l'art contemporain. Rothko disait: "Je voudrais que mes œuvres soient aussi présentes lorsqu'on a les a derrière soi." La lumière qui, par la fine brèche que Malévich a ouverte entre l'orient et l'occident, s'est infiltrée dans l'abstraction contemporaine, y a déposée un ferment qui l'ouvre au sens de la transcendance. Pas de visage, pas de temple, mais l'attente pour ainsi dire pré-chrétienne que "la lumière d'En-Haut vienne nous visiter", pour reprendre les mots de la prière de Zacharie dans l'Évangile selon st Luc, attente qui est inscrite dans l'œuvre et dans laquelle le "spectateur" est invité à entrer.
Site web de la Gagosian Gallery
[1] "The artist can be a creator only when the forms in his picture have nothing in common with nature." Kazimir Malevich, cité dans le catalogue de l'exposition, p.55