Rencontre avec Jean-Luc Lehners, docteur en physique théorique, chercheur en cosmologie. D’origine luxembourgeoise, Jean-Luc Lehners est titulaire de la bourse StringCosmOS du Conseil Européen pour la Recherche et mène une équipe de recherche à l’Institut Max Planck de Physique Gravitationnelle, tout près de Berlin. Après ses études de physique théorique et de mathématiques à Londres, il devient chercheur dans le domaine de la cosmologie branaire, secteur novateur de la physique qui spécule sur les premiers instants de l’univers et sur son origine.
© Jean-Marie Porté
TdC – Jean-Luc Lehners, bonjour. Il y a quelques semaines, le « déchiffrement des origines de l’Univers » faisait les gros titres de la presse mondiale [1]. Le laboratoire américain BICEP-2, situé au Pôle Sud, annonçait avoir mesuré – indirectement – l’écho du fameux big bang. De quoi s’agit-il exactement ?
J-LL – L’effet choc de l’annonce des chercheurs américains vient de ce qu’elle semblait faire pencher la balance de façon indubitable vers une des deux théories phares des origines de l’univers.
TdC – C’est-à-dire le big bang ? Ils ont trouvé une preuve indubitable de ce que l’univers est né dans une gigantesque explosion à partir d’un point de matière infiniment condensé ?
J-LL – Oh non, on sait depuis bien longtemps que le big bang ne pouvait pas constituer le début de l’univers !
TdC – Pourtant tout le monde en parle comme d’une certitude scientifique.
J-LL – Ce qu’elle n’est pas, et on en est conscient en fait depuis les années 70. Cela ne correspond tout simplement pas aux observations. Vous savez que la cosmologie est une branche très particulière de la physique car on ne peut pas faire d’expériences pour valider ou rejeter une théorie – tout repose sur l’observation de l’espace. Or depuis quelques dizaines d’années, nous avons une inflation fantastique de données toujours plus précises, grâce notamment aux nouveaux satellites comme Planck. Leur interprétation est passionnante, car elle permet de réfléchir et de spéculer sur des temps très reculés, où les conditions physiques étaient tout autres que celles que nous percevons aujourd'hui comme intuitives.
TdC – Que voulez-vous dire ?
J-LL – Eh bien qu’il y a 14 milliards d’années environ [2], l’univers devait sans doute se présenter comme un gigantesque amas de matière et de lumière indifférenciées, gros comme environ dix systèmes solaires (en calculant la taille que l’univers observable actuellement avait une microseconde après l’imaginaire « point zéro » dit big bang, l’univers entier étant peut-être bien plus grand !), entièrement soumis aux lois de la physique quantique et de la relativité générale. Puis il a évolué selon une dynamique fascinante pour former ce tissu actuel de galaxies, cet univers « classique » dont l’on explique très bien les mouvements par les lois de la relativité générale, sans avoir besoin de physique quantique. C’est la meilleure explication que l’on ait trouvée jusqu’à maintenant pour justifier les trois données d’observation étonnantes que sont la fuite des galaxies, le rayonnement fossile et la répartition des noyaux légers.
TdC – Voilà des noms poétiques !
J-LL – La fuite des galaxies est une affaire toute simple : plus les galaxies sont éloignées de nous, plus elles s’enfuient vite [3]. Il y a une relation directe entre leur distance et leur vitesse, ce qui à vrai dire défie le sens commun.
D’autre part, l’univers tout entier baigne dans un rayonnement nommé par les scientifiques fond diffus cosmologique, écho lointain et refroidi d’un flash intense de lumière rouge qui se serait produit soudainement à partir de tous les points de l’univers à la fois. Rayonnement curieux parce qu’il a une morphologie d’une très grande pureté [4], qu’il est répandu de façon égale par tout l’univers (son « isotropie »), tout en montrant de très faibles fluctuations. Or, avec une précision surprenante, ces fluctuations du rayonnement correspondent statistiquement à la distribution actuelle de la matière dans l’univers.
Enfin, les atomes légers ont dans les galaxies une répartition inattendue, qui demande elle aussi à être expliquée – elle corrobore la thèse d’une nucléosynthèse primordiale avec un enrichissement progressif par la suite en noyaux lourds.
TdC – Et ces trois données d’observation ne sont donc pas expliquées par la théorie du big bang ?
J-LL – Ces trois observations sont expliquées par une phase très chaude et dense il y a presque 14 milliards d’années, ce qui fait aussi partie de la théorie du big bang – mais ce qui est crucial est que cela ne démontre pas du tout que le big bang constituait le début de l’univers ou le début de l’espace et du temps. Je crois que la théorie du big bang en tant que moment de création est si populaire parce qu'elle rassure, en un certain sens. On a l’impression de tenir en main son origine, cela évite de se poser des questions d’un autre ordre.
Non, ces trois données se laissent expliquer au mieux par le scénario que j’ai évoqué. Disons les choses ainsi, telle que la cosmologie les reconstitue à partir des lois de la physique quantique et de la relativité générale, qui sont si bien vérifiées par l’astronomie et la physique des particules : il y aurait un moment inexplicable, inimaginable, puis cette « soupe quantique » de matière et de lumière très chaude et très dense, parfaitement opaque, qui au bout de 380.000 ans se serait suffisamment refroidie pour devenir brutalement transparente et laisser échapper d’un coup ce flash gigantesque, primordial de lumière rouge, dont l’on mesure encore les échos [5].
En quelque sorte, le rayonnement fossile serait ce cri d’un « bébé-univers » que l’on continue à entendre à travers les temps et les cieux, et dont la forme nous donne de précieuses informations sur la morphologie de l’univers au moment où il a été poussé.
A partir de ce moment, de très bonnes simulations [6] permettent d’arriver à l’état actuel de l’univers visible, avec sa distribution de matière, en appliquant les lois de la relativité et de la dynamique des fluides à l’immense échelle temporelle et spatiale des événements cosmiques.
TdC – Et ce qui vous intéresse vous est justement ce moment impensable ?
J-LL – Bien sûr ! Le premier problème qui vient à l’esprit, dans ce scénario, est le suivant : si l’univers d’il y a 14 milliards d’années était si homogène, comment se fait-il que l’univers actuel soit, lui, inhomogène, fait d’amas de matière séparés par d’immense espaces ? La matière à très haute énergie présente bien, selon la physique quantique, des fluctuations, des inhomogénéités, mais comment celles-ci ont-elles été « traduites » en grumeaux de matière lors de la transition vers le monde tel qu’il est actuellement, ce monde si furieusement « classique » ? C’est une première question, épineuse car elle touche à un des problèmes majeurs de la physique actuelle, celui qui lie la physique de l’infiniment petit à celle de l’infiniment grand.
Et puis qu’y avait-il avant cette date fatidique ? Deux théories occupent à peu près toute la scène cosmologique à l’heure actuelle, diamétralement opposées. Celle de l’inflation et celle du monde ekpyrotique. Celle de l’inflation postule une évolution si rapide et à si haute énergie aux « débuts » de l’univers qu’elle aurait créé des vagues dans le tissu même de l’espace-temps, ces fameuses ondes gravitationnelles soi-disant détectées indirectement par BICEP-2. L’autre postule, à l’instar des stoïciens, une évolution cyclique d’un univers « éternel » où une phase de contraction extrêmement lente à très haute pression précède la phase d’expansion dans laquelle nous nous trouvons maintenant. Pour l’instant, on n’a pas pu les départager par l’observation. Et comme il semble aujourd’hui que l’équipe de BICEP-2 a probablement sous-estimé les poussières dans notre galaxie (qui elles aussi peuvent engendrer le signal mesuré par leur télescope), nous ne savons toujours pas laquelle des deux théories est la bonne.
Quoiqu’il en soit, ni l’une ni l’autre ne sont en mesure de donner des conditions initiales, d’expliquer en quelque sorte le point de départ.
TdC – Et c’est un peu cela le graal des cosmologues ?
J-LL – Oui, et c’est pour ça que je recherche maintenant dans la direction explorée par Stephen Hawking et James Hartle. Ils cherchent une théorie explicative, qui donne des conditions initiales à l’univers. Ils explorent à l’aide des mathématiques un monde primitif où le temps serait encore une coordonnée de l’espace, qui se contienne donc lui-même avant de « naître ». C’est curieux à dire, mais voilà ce que décrivent les équations abstraites qui nous fascinent tant.
Au fond, c’est cela la fascination quotidienne et la surprise permanente de mon métier : que l’on puisse chercher à penser tout cela, à le décrire ! Une grande joie.
TdC – Une dernière question : où trouvez-vous votre créativité, quels sont les moments pour vous les plus féconds ?
J-LL – Cela vous étonnera peut-être, mais je remarque que souvent les idées me viennent justement lorsque je pense à tout à fait autre chose. L’arme fatale du coup, ce sont mes trois enfants – quand je suis avec eux, pas moyen de penser en équations !
TdC – Jean-Luc Lehners, merci infiniment, et bonne recherche !
Atrium de l'Institut de Recherche Albert Einsten, Potsdam © Jean-Marie Porté
[1] Dans Le Figaro, dans Le Monde par exemple.
[2] Date calculée à partir de la vitesse d’éloignement des galaxies, dont la mesure actuelle la plus fine donne environ 13,8 milliards d’années.
[3] Donnée déduite du fameux „décalage dans le rouge“ du spectre des galaxies, observé pour la première fois en 1917.
[4] Il est le rayonnement naturel dont les caractéristiques s’approchent le plus parfaitement de la courbe idéale du « rayonnement du corps noir ». Cela signifie qu’il a été produit par un corps parfaitement isolé en équilibre thermique.
[5] La formation des premiers atomes d’hydrogène liant les électrons, les photons auraient eu soudain le champ libre pour se propager sur de grandes distances.
[6] Par exemple la toute récente simulation Illustris.