C'est devenu un euphémisme de dire que l'invasion de l'Irak par les Etats-Unis en 2003 n'a pas atteint les objectifs escomptés. Bien au contraire de la paix et de la démocratie annoncées, c'est une guerre civile meurtrière qui s'est installée. L'avancée récente de l'EIIL (Etat Islamique en Irak et au Levant) fait même craindre une partition confessionnelle du pays. Comment en est-on arrivés là ?
L'opération « restore hope » qui a permis l'invasion de l'Irak par les troupes américaines en 2003 possédait plusieurs objectifs. Il y avait entre autres le renversement d'un dictateur source de souffrance pour son peuple, l'instauration de la démocratie (qui devait ensuite faire boule de neige dans le Moyen Orient), la neutralisation d'un pays source de terrorisme international et la mise hors d'état de nuire de supposées « armes de destructions massives » (les deux derniers objectifs s'étant révélés faux et basés sur des mensonges).
Pour atteindre ces objectifs, l'administration Bush de l'époque n'a pu mettre sur la table que la guerre. Arguant les limites de la diplomatie le président américain a donc annoncé que le seul moyen était le conflit armé. Une guerre cela voulait dire : des morts, des destructions, des « dégâts collatéraux », des grosses dépenses et des rallonges budgétaires à réclamer au Congrès. Bref il y a eu l'évaluation du coût de l'atteinte de ces objectifs et leur mise en balance devant l'évaluation des avantages prévus si l'opération se déroulait selon les plans.
Ce type de « pondération » entre des dommages et des gains prévisibles, entre un mal nécessaire et un bien censé en sortir porte un nom : le téléologisme (de « teleos » : intention). Il se subdivise en deux courants (« conséquentialisme » et « proportionalisme »), que Jean Paul II analysait en 1993 dans son encyclique sur la valeur des préceptes moraux aujourd'hui. Selon ces courants, un comportement moralement juste ne dépend plus principalement de l'acte en lui-même mais surtout de l'intention de celui qui le commet. Il y a donc séparation entre la matière de l'acte et sa fin alors que les deux doivent aller ensemble pour que l'acte puisse être qualifié de « bon ». Voici l'analyse qu'en fait Jean-Paul II (Veritatis Splendor 75) :
« Certaines théories éthiques, appelées "téléologiques", se montrent attentives à la conformité des actes humains avec les fins poursuivies par l'agent et avec les valeurs qu'il admet. Les critères pour évaluer la pertinence morale d'une action sont obtenus par la pondération des biens moraux ou pré-moraux à atteindre et des valeurs correspondantes non morales ou pré-morales à respecter. Pour certains, le comportement concret serait juste, ou erroné, selon qu'il pourrait, ou ne pourrait pas, conduire à un état de fait meilleur pour toutes les personnes concernées : le comportement serait juste dans la mesure où il entraînerait le maximum de biens et le minimum de maux.
(…) Ce "téléologisme", en tant que méthode de découverte de la norme morale, peut alors — selon des terminologies et des approches empruntées à divers courants de pensée — recevoir le nom de "conséquentialisme" ou de "proportionnalisme". Le premier entend définir les critères de la justesse d'un agir déterminé à partir du seul calcul des conséquences prévisibles de l'exécution d'un choix. Le second, qui pondère entre eux les valeurs de ces actes et les biens poursuivis, s'intéresse plutôt à la proportion qu'il reconnaît entre leurs effets bons et leurs effets mauvais, en vue du "plus grand bien" ou du "moindre mal" réellement possibles dans une situation particulière ».
Dans le cas qui nous occupe le « moindre mal » c'est l'invasion armée de l'Irak en 2003, le bien à atteindre : les 4 objectifs fixés par l'administration Bush. Le « plus grand bien » ayant été jugé supérieur au « moindre mal » la guerre a été déclenchée.
Les conséquences de telles théories sont expliquées plus loin :
« Les théories éthiques téléologiques (proportionnalisme, conséquentialisme), tout en reconnaissant que les valeurs morales sont indiquées par la raison et par la Révélation, considèrent qu'on ne peut jamais formuler une interdiction absolue de comportements déterminés qui seraient en opposition avec ces valeurs, en toute circonstance et dans toutes les cultures ».
« Une interdiction absolue de comportements délibérés » c'est le cas d'une guerre. Selon le téléologisme, le déclenchement d'un conflit armé peut toujours se justifier si :
1. l'intention est bonne (ici renverser un dictateur, instaurer la liberté, lutter pour la paix…)
2. Le bien atteint est supérieur au mal causé. L'acte en lui-même (la guerre) serait donc excusable au regard de la fin à atteindre. Ce que dénonce Jean-Paul II dans ce type d'argumentation c'est qu'il sépare l'acte de la fin à atteindre, autrement dit il ne voit pas qu'un acte mauvais ne peut servir à atteindre une fin identifiée comme bonne.
« (…) Dans un monde où le bien serait toujours mêlé au mal et tout effet bon lié à d'autres effets mauvais, la moralité de l'acte serait jugée de manière différenciée : sa "bonté" morale à partir de l'intention du sujet rapportée aux biens moraux, et sa "rectitude", à partir de la prise en compte des effets ou des conséquences prévisibles et de leurs proportions. En conséquence, les comportements concrets seraient à évaluer comme "justes" ou "erronés", sans que pour autant il soit possible de qualifier comme moralement "bonne" ou "mauvaise" la volonté de la personne qui les choisit. En ce sens, un acte qui, placé en contradiction avec une norme négative universelle, viole directement des biens considérés comme pré-moraux, pourrait être qualifié comme moralement admissible si l'intention du sujet se concentrait, selon une pondération "responsable" des biens impliqués dans l'action concrète, sur la valeur morale jugée décisive dans les circonstances. »
Bref il s'agit de préserver le lien entre l'acte et la fin. L'acte en soi ne peut pas être excusé en raison de sa fin. Autrement dit : un bien (libérer un peuple) ne peut jamais être invoqué pour justifier un mal (une guerre). Jean-Paul II rappellera plus loin dans son encyclique que certains actes ne peuvent en aucun cas être ordonnés au bien et en définitive à Dieu : cas de la guerre mais aussi de l'avortement, du meurtre délibéré (à distinguer de la légitime défense) ou de la torture.
Autre limite des théories téléologiques
Comme si la négation théorique des téléologismes ne suffisait pas, Jean-Paul II montre aussi les limites pratiques de telles théories :
« Du reste, chacun connaît la difficulté — ou mieux l'impossibilité — d'apprécier toutes les conséquences et tous les effets bons ou mauvais — dits pré-moraux — de ses propres actes : faire un calcul rationnel exhaustif n'est pas possible. Comment faire alors pour établir des proportions qui dépendent d'une évaluation dont les critères restent obscurs ? De quelle manière pourrait se justifier une obligation absolue sur des calculs aussi discutables ? »
Ce point n'est nullement à négliger car l'histoire a donné raison au pape polonais. L'évaluation des conséquences par rapports aux coûts a été erronée et les conséquences négatives constatées aujourd'hui sont bien plus grandes que les conséquences positives prévues. Ce qui n'a pas empêché en 2006, en pleine campagne présidentielle, le président Bush de reprendre encore l'argument conséquentialiste : « Le monde est plus sûr sans Saddam Hussein » (autrement dit : « Comme il y a une conséquence positive cela justifie toutes les conséquences négatives »).
Cet argument aujourd'hui ne tient plus devant un simple constat des faits : l'Irak sombre dans la guerre civile, la démocratie est loin d'être installée, Al Qaida s'est fortemement implantée dans ces régions, des centaines de milliers de civils sont morts et continuent de mourir dans des attentats, le pays est au bord de la partition confessionnelle. La Syrie a été emportée aussi dans ce conflit. Et même, conséquence non prévue, les chrétiens sont persécutés ou contraints à l'exil, ce qui fait que si le rythme continue il n'y a aura plus de présence chrétienne en Irak et dans la région d'ici quelques années.
Les faits signent dont l'échec de ces théories non seulement dans leur séparation de l'acte et de de sa fin mais aussi en raison de l'impossibilité de pratiquer une évaluation fiable des conséquences de l'acte. Jean-Paul II n'avait pas ménagé ses efforts diplomatiques pour faire échouer cette menace d'un conflit armé qui, selon lui, risquait d'embraser tout le Moyen Orient. La réalité lui donne aujourd'hui raison. Comme il l'affirmait au président Bush : « La guerre est une aventure sans retour ».
Merci pour cet article clair, logique et bien documenté.
Malheureusement, il s’adresse à des gens normaux …
Les classes politiques de l’UE ou des UK-USA sont de + en + dangereux : leur orgueil démesuré leur a fait perdre toute mesure (et cela, depuis de nombreuses, très nombreuses années !) et ce qui se passe avec l’ISIS n’est que le dernier avatar de la volonté de SURPUISSANCE qu’ils croient encore posséder, au détriment de tous les autres.
Ces évènements du Moyen Orient laissent dans l’ombre, pour le grand public gorgé de foot, les crimes commis actuellement en Ukraine : les medias tarifés ne parlent plus des massacres perpétrés par les racailles de Komoloiski contre les civils, ce qui est le modus operandi habituel du bloc occidentaliste.
Ils veulent pousser Poutine à la faute et se permettent même de parler de frappes nucléaires, ce qui n’a rien d’étonnant au fond, dans la bouche des héritiers de ceux qui n’ont pas hésité à vitrifier 200000 japonais en 45 !
On en est là !
En attendant, on ne peut que prier pour les malheureux de là-bas, où qu’ils soient et qui sont les otages de ces violences atroces ….
On peut supposer qu’après les attentats du 11 septembre les Américains avaient besoin d’un bouc émissaire à la hauteur du défi qui leur était lancé: Al Quaïda était une proie insaisissable, les mollahs afghans du menu fretin. Saddam Hussein fit donc l’affaire, quitte à mentir sur sa puissance réelle. Le paradoxe -très malheureux à énoncer – est que l’on peut se demander si les dictateurs plus ou moins sanguinaires ( Saddam, Assad, Khadhafi et autres) n’étaient pas les seuls aptes à maintenir une certaine stabilité dans la région. L’armée égyptienne, pour sa part, a déjà répondu à la question.
Intéressant article sur les justifications morales d’un acte.
J’ai appris des choses sur un mot que je ne connaissais pas, la « téléologique »
En dehors de ces développements « techniques », il est navrant de constater que là où les USA sont intervenus militairement, plus ou moins ouvertement, les résultats se révèlent catastrophiques pour les pays concernés et leurs population.
L’amalgame fait très souvent dans ces pays entre les USA et les pays occidentaux est un dommage « collatéral » que les européens ne devraient pas négliger.
Il ne faut pas oublier que derrière les justifications « morales » présentées par les USA, il y a le pétrole, dont les USA continuent à se préoccuper étroitement, malgré l’arrivée
du gaz de schiste.
La posture américaine de gendarme -défenseur du bon ordre du monde est fortement implantée dans la me,ntalité américaine et le futur Président, probablement aujourd’hui Hillary Clinton ne devrait pas modifier sensiblement cette attitude.
J’espère que la France saura prendre ses distances vis-à-vis de l’attitude d’ingérence suivie jusqu’ici en Afrique, dont les résultats sont en passe de rejoindre ceux de la politique américaine.
Merci pour cette analyse qui s’aventure dans un domaine si largement ignoré : la morale. Il est salutaire de revenir aux fondamentaux de temps en temps : cela permet d’y voir plus clair.
Mais attention à l’hypothèse selon laquelle les dirigeants américains ne n’auraient été mus au départ que par des motifs d’une pureté sublime ! La politique étrangère américaine, clairement expliquée par Zbigniew Brzezinski dans son livre Le grand échiquier (Hachette, 1997), vise à une hégémonie mondiale de type totalitaire, par la destruction de tous les pays refusant de se laisser vassaliser. Elle promeut les intérêts de la haute finance internationale.
C’est pourquoi le pape François s’abstient de tout commentaire élogieux concernant la construction européenne actuelle, entreprise dévastatrice conçue et voulue par les Etats-Unis (http://www.upr.fr/dossiers-de-fond/la-face-cachee-de-robert-schuman). Il demande en revanche aux catholiques (voir pages 62 à 69 de La joie de l’évangile) de lutter contre la prise du pouvoir par les marchés (« non à l’argent qui gouverne au lieu de servir ») et de ne pas accepter passivement la disparition de l’Etat, garant du bien commun.