De Maximin Aubrun. Il y a 100 ans, le 31 juillet 1914, Jaurès, pacifiste fervent mais minoritaire, est assassiné. Trois jours plus tard, la Grande Guerre commence.
© Nadar
Jaurès est aujourd'hui une figure incontournable de l'histoire politique française. S'il a défendu les idées du socialisme, auxquelles il adhérait intimement, il est devenu une référence pour des hommes politiques de tous bords, et son nom est cité aussi bien par François Hollande que Nicolas Sarkozy, ou encore l'extrême-droite (Marine Le Pen, ou récemment Louis Alliot, qui a affiché en pleine campagne électorale : « Jaurès aurait voté FN »). Les socialistes sont d'ailleurs fiers d'affirmer : « Jaurès est un don des socialistes à la France, ils n’en sont pas propriétaires, il appartient désormais au patrimoine national ».
Pourquoi Jaurès fait-il l'unanimité aujourd'hui, alors qu'il était si contesté de son vivant ? En effet, les socialistes révolutionnaires de l'époque, derrière Jules Guesde, le trouvaient trop conciliant. En face, la droite lui reprochait son pacifisme et son anti-cléricalisme. Que faut-il retenir de la pensée et de l'action de Jaurès ?
Né en 1859 à Castres, issu d'un milieu modeste, il est reçu premier à Normale Sup devant Bergson, puis troisième à l'agrégation de philosophie. Brillant enseignant, il s'engage en politique chez les Républicains, et devient, à 25 ans, le plus jeune député de l'époque. Deux événements majeurs le font connaître : sa défense des ouvriers grévistes de Carmaux, en 1892, puis sa prise de position dans l'affaire Dreyfus.
Le socialiste
Jaurès découvre le contraste entre l’énorme misère des ouvriers et l’insensibilité sociale de la bourgeoisie, qui, pour garder ses privilèges, a imposé le silence au prolétariat en lui interdisant le droit de grève et le droit syndical (qui ne sera reconnu qu'en 1884). Jaurès dénonce cette situation dans une plaidoirie :
« Et vous vous étonnez de la véhémence de nos paroles, de la force de nos accusations ! Mais songez donc que nous parlons au nom d’un siècle de silence ! Songez donc qu’il y a cent ans il y avait dans ces ateliers et dans ces mines des hommes qui souffraient, qui mouraient sans avoir le droit d’ouvrir la bouche et de laisser passer, en guise de protestation, même leur souffle de misère : ils se taisaient. Puis un commencement de liberté républicaine est venu. Alors nous parlons pour eux, et tous leurs gémissements étouffés, et toutes les révoltes muettes qui ont crié tout bas dans leur poitrine comprimée vibrent en nous, et éclatent par nous en un cri de colère qui a trop attendu et que vous ne comprimerez pas toujours. »
C'est au travers de ses luttes qu'il est acquis au socialisme. En 1904, Jaurès fonde le quotidien L'Humanité, avec d'autres intellectuels qui ont participé aux mêmes luttes sociales et politiques. Il dirigera le journal jusqu'à sa mort. Il réussit dans la foulée le tour de force d'unifier toutes les tendances socialistes et son talent d'orateur lui permet de devenir le porte-parole du petit groupe socialiste de l'Assemblée nationale. Cependant, Jaurès et les autres socialistes seront déçus par la lenteur des réformes sociales orchestrées par l'Union des Gauches.
L'humaniste
En 1898, dans l'affaire Dreyfus, il prend la défense de l'officier contre les droites nationaliste et catholique mais aussi contre certains socialistes qui voient d'abord dans l'accusé un bourgeois. Pour lui, l'affaire est non seulement un problème de justice individuelle, mais surtout de respect de l'humanité elle-même. Jaurès écrit : « Si Dreyfus a été illégalement condamné et si, en effet, comme je le démontrerai bientôt, il est innocent, il n'est plus ni un officier ni un bourgeois : il est dépouillé, par l'excès même du malheur, de tout caractère de classe ; il n'est plus que l'humanité elle-même, au plus haut degré de misère et de désespoir qu'on puisse imaginer. […] Nous pouvons, sans contredire nos principes et sans manquer à la lutte des classes, écouter le cri de notre pitié ; nous pouvons dans le combat révolutionnaire garder des entrailles humaines ; nous ne sommes pas tenus, pour rester dans le socialisme, de nous enfuir hors de l'humanité. » Ses convictions fortes lui assurent de plus en plus d'ennemis.
Le croyant
Jaurès, "l'anticlérical", est aussi connu pour sa participation à la rédaction de la loi de séparation des Églises et de l'État (décembre 1905). Il faut comprendre qu'il est attaché à la laïcité en raison de ses idées républicaines et non par opposition aux religions. Il est en effet profondément croyant, et Dieu est présent dans ses pensées et ses discours. Le sujet de sa thèse de doctorat, qu'il a toujours assumé, est celui du rapport entre Dieu et la nature et du sens religieux du monde et de la vie. Il est profondément marqué par la figure du Christ, et estime que le vrai socialisme, soucieux de l'homme, prédispose à la religion.
Dieu, à ses yeux, est mêlé à tous les combats pour la paix.
Le pacifiste
Jaurès lutte contre la venue de la guerre les dix dernières années de sa vie. Il est très préoccupé et inquiet face à la montée des nationalismes et aux rivalités entre les grandes puissances, sans être anti-militariste. En 1910, il rédige une proposition de loi consacrée à l’armée nouvelle, essentielle pour garantir la souveraineté du pays. Mais il est convaincu que l'union des socialismes de tous les pays est le combat le plus urgent. Son assassinat en fait un martyr de la Paix. Après sa mort, il devient plus facile pour les socialistes de rallier l'Union Sacrée et d'accepter l'entrée en guerre. Seul Benoît XV, pendant le conflit, fera retentir à nouveau de vains appels à la paix dans un contexte où les nationalismes sont exacerbés, y compris chez les catholiques.
Le 29 mars 1919, le meurtrier de Jaurès est acquitté, et l'épouse de ce dernier devra payer les frais du procès. Il faut attendre 1924 pour que l'action politique de Jaurès soit reconnue et qu'il entre au Panthéon.
Maximin Aubrun.
Jaurès était croyant, mais pas chrétien. Il est surprenant de constater que nombre de protagonistes laïcs du débat de 1905 étaient nettement spiritualistes. C’était le cas d’Emile Combes lui-même. Leurs valeurs (la patrie, la liberté, la vertu, le civisme…) relevaient d’une certaine transcendance et ils rêvaient d’une « religion laïque », aux contours flous il est vrai. Le protestantisme libéral d’un Pierre Waldeck Rousseau, président du conseil de 1899 à 1902, leur convenait assez bien. Pour la petite histoire, retenons que la fille de Jaurès reçut une éducation religieuse et fit sa première communion. A ses camarades qui lui en faisaient le reproche, le grand homme répondit: « Vous faites peut-être ce que vous voulez chez vous. Moi pas ! »
Hum, lecture un peu hâtive de la biographie de Jaurès… Je peux me tromper mais je jurerais lire un résumé de celle de Max Gallo, qui n’est pas ce qu’on fait de mieux en matière d’honnêteté historique et intellectuelle (simplifications, omissions, consensus malheureux…).
Juste un point à propos de l’affaire Dreyfus pour donner un exemple : lorsque Dreyfus a été condamné en décembre 1894 et déporté en Guyane en janvier 1895, personne à l’époque ne doutait de sa culpabilité, Jaurès pas plus que les autres. Avant d’avoir les belles paroles d’humanité que vous citez dans l’article, il a tenu à la tribune de l’Assemblée un discours précisément axé sur la lutte des classes, s’indignant qu’un officier soit traité avec tant de clémence tandis que d’autres moins gradés avaient été fusillés pour des crimes moindres que l’espionnage. Il eut beau jeu après de défendre Dreyfus sur cette ligne…
Il faut rappeler aussi que Péguy, après l’avoir beaucoup admiré, s’est séparé de lui à cause de son radicalisme idéologique (notons le discours sur un « art socialiste », que Jaurès tint lors du Congrès de 1899, qui choqua beaucoup Péguy en ce qu’il y voyait la réduction de plus en plus arbitraire de la vérité au socialisme, érigé comme dogme).
Pour équilibrer un peu l’enthousiasme béat sur le « saint laïc » que partage l’auteur de cet article, il vaut la peine d’écouter ce débat plus fouillé de deux grands connaisseurs de Jaurès. L’un comme l’autre reconnaissent l’ambiguité du personnage.
http://www.ndf.fr/nos-breves/11-07-2014/jean-jaures-une-figure-qui-divise-debat-entre-bernard-carayon-ump-et-bernard-antony-agrif#.U9eMalbVsQc`
Dans les propos échangés au cours de ce débat, il est dit notamment : « Jean Jaurès n’est pas anticlérical, il a la haine du christianisme ». (…) « Il appuie tout de la pensée de Ferry, de sa violence lors de l’expulsion des congrégations ». « La Chartreuse, c’est un complot vivant », affirme-t-il. Il vote toutes les lois d’expulsion sans problèmes de conscience.
C’est sûr que c’est un peu éloigné de la bien-pensance actuelle !
Autre citation, concernant la présence d’instituteurs catholiques, qui, à son goût « infiltrent » l’école laïque: « Avec sa force de persuasion, le catholicisme revient, et il faudra que ce soit la grande bataille de notre temps ».
Jaurès n’était pas chrétien. Il n’en demeure pas moins qu’il a lutté jusqu’au bout pour éviter la guerre, et qu’ il a été assassiné pour ce motif principalement. On ne peut pas en dire autant de nombre de catholiques de l’époque: que l’on songe au « non possumus » opposé par le Père Sertillanges depuis la chaire de Notre-Dame de Paris aux propositions de paix du pape Benoît XV. Le parallélisme établi par l’article entre le pontife et le tribun n’est pas sans fondements, car leurs motivations se rejoignaient: préserver la paix, épargner des millions de vies humaines.
C’est étonnant que l’on ne parle pas des efforts du bienheureux Charles de Habsbourg pour éviter la guerre. Il a pour cela essayé de rencontrer de façon cachée Jean Jaurès, mais celui-ci s’y est opposé, préférant la guerre à une paix promue par l’Empire austro-hongrois catholique.
Jean Jaurès a en effet lui-même affirmé qu’il valait mieux la guerre qui désintégrera l’Empire Austro-Hongrois et donc l’influence prédominante du catholicisme qu’à une paix qui mettrait à mal les valeurs laïcistes. Pour un pacifiste…
A ma connaissance, ce n’est pas avec Jaurès (qui n’a jamais eu de responsabilités gouvernementales) que Charles de Habsbourg tente de négocier un accord de paix mais avec Aristide Briand en 1917 par l’intermédiaire du diplomate Paul Cambon, et c’est Clémenceau , successeur de Briand, qui opposera une fin de non-recevoir. Avant 1914, Charles n’a aucun rôle politique. C’est son grand-oncle l’empereur François-Joseph qui gouverne et décide d’entrer en guerre contre la Serbie, provoquant l’engrenage qui mène à la première guerre mondiale . Cinquième dans l’ordre de succession à sa naissance, Charles ne devient héritier du trône que le 22 juin 1914 aprés l’assassinat de son oncle François-Ferdinand à Sarajevo.
« Nous combattons l’Église et le christianisme parce qu’ils sont la négation du droit humain et renferment un principe d’asservissement intellectuel qui doit être banni de toute œuvre d’éducation. » Jean Jaurès
Stop à l’angélisme.