Depuis le 1er août 2014, Loïc Finaz est Amiral de la Marine française. Il est aussi écrivain et poète, et vient de publier son cinquième ouvrage : « Que seule demeure la Poésie du Ienisseï ». La mer ouvre la quête de sens et la nostalgie de l’homme. interview.
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Vous êtes aujourd’hui Amiral. En quoi consistent vos responsabilités dans la Marine ?
En tant que Commandant de la Marine à Paris, je suis l’autorité territoriale de la Marine en Ile de France, c’est-à-dire que je suis au service des 3 000 marins qui travaillent en Ile de France.
En tant que Directeur du Centre d’Etudes Stratégiques de la Marine, je supervise la triple mission de ce centre : l’enseignement supérieur des officiers de Marine, la réflexion sur la stratégie navale et le fait maritime et enfin le rayonnement de la Marine. D’une manière générale, ce centre sert à mieux faire comprendre le fait maritime, c’est à dire l’importance de la mer pour nos vies, pour le XXIème siècle.
Aujourd’hui, quels sont les enjeux et la mission de la Marine française dans le monde ?
L’humanité aujourd’hui est face à trois enjeux cruciaux : Comment neuf milliards d’êtres humains peuvent-ils se nourrir sur la terre en 2050 ? Comment ont-ils accès à l’eau douce ? Et comment peuvent-ils résoudre toutes les problématiques énergétiques pour se nourrir, accéder à l’eau douce et tout simplement vivre ?
C’est une grave question car les cinq continents ne savent pas y répondre. En revanche la mer le sait. Le fait maritime, c’est le fait que la mer est l’avenir de la terre. Déjà aujourd’hui, 90% de nos échanges commerciaux passent par la mer. 85% de ce que la ville de Lyon utilise pour sa vie quotidienne vient de Rotterdam, et passe ainsi par la mer.
La France est un très grand pays maritime mais elle l’ignore parce qu’elle a une tradition continentale forte. Pour de multiples raisons historiques et économiques, notre pays a du mal à le reconnaître. C’est d’autant plus paradoxal que la France est le deuxième territoire maritime du monde très près derrière les Etats-Unis. Mais son territoire est beaucoup plus réparti sur la planète avec des possessions sur tous les océans. La France est le seul pays au monde sur lequel le soleil ne se couche jamais !
Ce fait maritime est une immense chance pour la France. C’est dans la mer que notre pays va trouver les points de croissance qu’il a tant de mal à trouver, qu’il s’agisse des problématiques énergétiques ou des molécules dont on a besoin pour faire progresser la médecine, ou encore de la nourriture de demain qui sera plus équilibrée… La terre est bleue et l’avenir de la terre est la mer.
Vous voyez donc pour la Marine française un champ d’action immense ?
A quoi sert une Marine ? Naviguer est compliqué, ce peut être très dangereux donc il faut qu’il y ait des gens capables d’aider ceux qui naviguent… Il faut aussi être capable de régler tout ce qui se passe sur la mer, qu’il y ait une police maritime au sens positif du terme. Il s’agit aussi hélas de s’occuper de ce qui est plus dramatique : les trafics, d’armes, de drogues, d’êtres humains… Et puis il faut aussi être capable de faire la guerre quand, par malheur, c’est nécessaire.
J’ai la certitude qu’on va avoir besoin longtemps encore de la Marine, parce qu’une Marine, avant de faire la guerre, est quotidiennement au service, de son pays et de l’humanité en général. J’ai dans ma carrière sauvé je ne sais combien de fois des pécheurs ou des touristes… J’ai participé à d’autres choses plus compliquées dont on parle moins, telles que la dissuasion nucléaire, et qui font que ce n’est probablement pas par hasard que notre pays est en paix depuis plus de 70 ans, au-delà des conflits que notre gouvernement décide de soutenir.
Vous avez été pendant trois ans le patron du recrutement de la Marine entre 2007 et 2010. Qu’est-ce qui aujourd’hui attire les jeunes à servir dans ce corps de l’armée ?
C’est très variable parce qu’aucune entreprise au monde n’a autant de métiers qu’une grande Marine comme la Marine française. On recrute des mécaniciens et des pilotes de chasse, des infirmiers et des comptables, des nageurs de combat et des cuisiniers… On recrute quasiment tous les métiers du monde. C’est la première chose qui peut attirer un jeune ; il sait qu’a priori, il peut exercer la plupart des métiers dans la Marine. Mais pourquoi l’exercer dans la Marine ? Parce qu’au-delà du métier, la Marine apporte un cadre de vie exceptionnel. C’est encore plus intéressant d’être cuisinier, mécanicien ou électricien sur un bateau. Ça vous fait voyager dans le monde entier pour finalement sauver des gens, les aider, être au cœur du fait maritime qui est probablement le plus important du XXIème siècle… C’est intéressant parce qu’au-delà du métier qu’on exerce ça donne du sens à ce qu’on fait.
Je crois que les jeunes sont en recherche de sens, même s’ils ne s’en rendent pas toujours compte, et lorsqu’ils découvrent que dans une entreprise ou une institution comme la Marine nationale, ils vont trouver un métier, des techniques, et qu’ils seront au service de quelque chose qui est plein de sens, ça les intéresse.
Dans la Marine, on apprend techniquement un métier quel que soit celui qu’on a choisi et en même temps on acquiert un certain nombre de comportements qui permettent de vivre en société. Cela fait des marins des gens fiables. Quand des gens visitent nos bateaux ou des unités de la Marine, ils sont toujours frappés par la qualité des rapports sociaux.
Ces métiers particuliers, cette vie à bord des bateaux, au service et pleine de sens, c’est tout ce cocktail qui fait que des jeunes d’aujourd’hui peuvent avoir envie d’entrer dans la Marine.
… au prix de certains sacrifices parfois…
Oui, au prix de certains sacrifices c’est vrai. Mais y a-t-il des vies pleines de sens sans sacrifices ? Je n'en suis pas sûr… Je découvre aussi au long des années d’exercice de ce métier, que ce qui peut être envisagé comme un sacrifice impossible au début, ne devient plus si impossible que ça, dès le moment où il est vécu, surtout au regard de quelque chose qui est nécessaire et porteur de sens.
Mais c’est vrai que beaucoup de jeunes Français pensent que ce n’est pas un métier pour eux parce la société leur fait croire qu’ils ne sont pas capables de vivre à plus de trois kilomètres de leur village. Mais c’est faux, ils en sont capables ! D’autres pensent qu’ils n’y arriveront pas parce qu’ils ne savent pas à quel point on va s’occuper d’eux et leur faire gravir une à une toutes les marches pour les amener à ces positions qu’ils ne pensaient pas faites pour eux. Quand on s’occupe des gens, ils savent faire de très grandes et belles choses.
Vous êtes aussi poète, la mer semble être votre muse… Est-ce elle, qui a fait de vous un poète ou est-ce le poète qui s’est laissé saisir par la mer ?
C’est probablement les deux à la fois. La mer est clairement un lieu très fort de spiritualité et de poésie. Les gens qui vivent en mer, qui y ont passé de longues années comme moi, en sont tous marqués. Je pense que tous les marins sont poètes. Ensuite, il y a ceux qui savent, peuvent ou veulent l’exprimer et ceux qui ne l’expriment pas. C’est là où l’alchimie personnelle permet le passage à l’acte, le passage à l’écriture.
Je ne savais pas que j’étais poète avant d’écrire mon premier livre, je n’avais jamais rien écrit. Mon premier livre, je l’ai écrit sur les bancs de l’école. Quatre ans après l’Ecole Navale, j’avais déjà commandé un bateau et j’ai dû retourner à l’école pour me spécialiser dans la lutte anti-sous-marine. Par peur de m’ennuyer, j’ai cherché une occupation, je me suis mis à écrire et ce bouquin a été publié : « Echouage »… C’est un roman, je voulais raconter de façon naturaliste la vie à bord des bateaux, mais la critique l’a qualifié de roman poétique. Malgré moi, il s’est avéré que la poésie était mon mode naturel et personnel d’expression, mais ce n’était pas le projet que j’avais. Plus tard, j’ai écrit un deuxième livre sans plus de préméditation : un jour où j’étais fatigué à bord du bateau, je me suis mis à ma table de travail pour ne pas m’endormir et de manière non préméditée, presque incontrôlée, j’ai rédigé mon premier poème qui allait devenir mon premier recueil de poésie.
Sur mes six livres, cinq publiés et le sixième que je suis en train d’écrire, il y a trois romans et trois recueils de poèmes. Mes trois recueils de poèmes ont cette particularité que je les ai écrits en moins de quinze jours sur l’eau. Les deux premiers en mer et le troisième sur le Ienisseï.
Justement, dans ce dernier recueil, vous écrivez : « Ma nostalgie peine à larguer ses amarres… », « Ma nostalgie s’immole au poignard de l’absence… »
Vous parlez de la nostalgie du fleuve à terre, de la nostalgie de l’aimée en mer… La nostalgie est-elle l’état d’âme « normal » du marin ?
Ce n’est pas impossible. En tout cas, la nostalgie, la mienne et celle dont je parle dans mes livres, est de deux ordres différents : c’est une nostalgie soit de la mer, soit des femmes ou de la femme aimée… et en même temps c’est le même sujet. Je pense qu’on aime la mer et qu’on aime les femmes ou sa femme, quand on a la chance d’en avoir qu’une dans sa vie, de la même manière. C’est une double nostalgie qui est un peu la même. La nostalgie est un sentiment éminemment propice à l’expression littéraire en général et poétique en particulier.
La souffrance quelle qu’elle soit, psychologique, psychique, physique, est, à mon avis, une source extrêmement forte d’expression artistique. A contrario, lorsqu’on va bien, qu’on est heureux, équilibré, on a moins de raisons, je ne vais pas dire que ce n’est jamais le cas, mais on a moins de raisons de s’épancher dans une expression artistique. Les artistes ne sont pas malheureux parce qu’ils sont artistes mais c’est bien souvent parce qu’ils ne sont pas pleinement heureux qu’ils deviennent artistes.
Est-ce la nostalgie qui provoque votre poésie ?
Je suis persuadé que je n’aurais pas d’aventure littéraire si je n’avais pas effectivement cette nostalgie de la mer quand je n’y suis pas ou de la femme que j’aime quand elle n’est pas là.
Votre traversée du Ienisseï semble comme une longue retraite, une « quête de la grâce » comme une réponse aux blessures et à la fragilité de la terre à laquelle chaque escale vous confronte… Vous vous dites « moine d’un ordre imposteur ». Pourrait-on comparer la vocation du marin et celle du moine ?
Tout d'abord, l'expression "moine d'un ordre imposteur" concerne les écrivains, en tout cas ceux de cette virée sur le Ienisseï. Mais pour les marins, il y a clairement des points communs. D’abord la mer est d’une manière incroyablement forte un lieu de spiritualité. Le marin et le religieux, et a fortiori le moine contemplatif, vivent dans des univers où ils sont plus proches de Dieu que dans la vie courante qui peut brouiller l’image ou le lien avec Lui. Ensuite, la mer est un lieu d’extrême solitude parce que elle est un vrai huis clos dans lequel on est individuellement seul face à la mer, comme le chartreux est seul dans sa cellule. Mais il y a aussi la vie communautaire : la vie d’équipage pour le marin et la vie de communauté pour le religieux. Enfin, les marins et les religieux ont une relation au temps différente du citoyen lambda dans la course en sacs de la vie citadine : la vie du marin s’égraine au rythme des quarts qu’il fait et celle du religieux au rythme des offices qui structurent sa journée.
Cela fait déjà là trois points très forts : le marin et le moine vivent dans des lieux de spiritualité forts, ils ont une vie structurée par des quarts ou des prières et ils sont dans ce paradoxe permanent de solitude et de vie communautaire. Cela tisse des parallèles forts entre leurs vies.
Dans le début de la question, il y a autre chose, tout à fait différent : la traversée du Ienisseï nous fait vivre tout cela. Mais à la fin du voyage, après quatre ou cinq jours de poésie sur le fleuve, les Russes nous ont emmenés à Norilsk. C’est une ville qui est au nord du cercle polaire, c’est la ville du nickel, des terres rares, de l’or, une ville extrêmement exploitée industriellement, c’est le lieu le plus pollué de la terre, une ville pornographique au sens du viol de la terre, c’est invraisemblable ! Il y a des kilomètres et des kilomètres de canalisations dont la plupart sont abandonnées, lépreuses ; il y a des dizaines de cheminées qui crachent des vapeurs abominables… La ville est à l’ombre d’une montagne difforme parce que l’homme l’a détruite, elle s’appelle « la montagne des 100 000 morts » parce que 100 000 hommes du goulag sont morts en la creusant pour en retirer du nickel. Aujourd’hui encore lorsque les pelleteuses creusent, elles ressortent des squelettes, des os, des crânes… Ce voyage qui avait commencé dans la poésie et l’insouciance de la beauté majestueuse de Ienisseï s’est terminé dans l’horreur de la pire folie que l’homme puisse sécréter.
Ce livre est un récit de voyage qui n’avait pas de parti pris, mais il est devenu une sorte de manifeste écolo pour que nous, les hommes sur terre, apprenions à faire que nos traces, nos pas dans la poussière s’effacent comme les sillages que les marins tracent derrière eux : ils s’effacent naturellement et en silence. Soit on est capable de construire quelque chose de beau et de bon, qui mérite de durer, soit il faut que nous apprenions à faire de nos traces des sillages. Le marin a cette humilité de celui qui a passé sa vie à tracer quelque chose qui s’efface tout seul et très vite derrière lui.
« Nous ne sommes que de passage, ne laissons pas derrière nous les reliefs de nos désordres, et conférons à nos pas sur terre la légèreté des sillages.
Ce sera notre legs aux enfants de demain, de Norilsk ou d’ailleurs, ce don de la poésie du Ienisseï. Ce don de la liberté des mers et de la force des eaux à la fragilité de la Terre… »
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Merci Albane pour cette belle rencontre que tu nous partages, celle d’un homme qui sait partager son amour de la mer et nous introduire dans sa contemplation : c’est beau !
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