Les vacances sont un moment propice pour se familiariser avec sa propre histoire. Fastidieux ? Il s’agit pourtant d’une œuvre salutaire. Pour celui qui se lance, il s’agit aussi de la possibilité d’étancher une soif profonde.
Se familiariser avec sa propre histoire semble être une entreprise fastidieuse, sinon impossible. Il s’agit pourtant d’une œuvre salutaire. Pour celui qui se lance, il s’agit aussi de la possibilité d’étancher une soif profonde.
Nous n’apprenons pas l’histoire pour passer un examen, acquérir un vernis de culture ou même briller dans de savants discours (l’histoire avec un grand « i »… !). Ce qui nous pousse, c’est plutôt de découvrir ces multiples figures à qui nous devons plus ou moins directement non seulement d’être, mais encore d’être ce que nous sommes. Ces visages que les siècles ont parfois su conserver nous voudrions les faire revivre pour les connaître mieux. Nous voudrions les aimer, et parfois aussi leur pardonner. Pleine de promesses la route s’annonce exigeante.
Je ne suis pas Dieu
Même les plus grands historiens voient parfois l’œuvre de leur vie confrontée à l’échec[1]. Ils pensaient atteindre la vérité ultime et éclairer leur peuple sur son identité profonde. Et voilà qu’ils n’obtiennent qu’un tohu-bohu d’informations diverses où n’émerge aucune figure vraiment décisive, aucun concept qui explique ce qui est arrivé. Et plus ils creusent, plus il y a de figures, plus il y a de concepts… « L’histoire nous place en effet devant l’extrême complexité du réel, face à laquelle l’homme sage prend conscience de ses propres limites »[2]. Péguy disait déjà au début du XXème siècle que pour vraiment comprendre l’histoire, il faudrait être Dieu. Non pas un dieu parmi d’autres, mais Dieu lui-même[3]. Ce que, manifestement, je ne suis pas.
La vérité sur nous-mêmes
Loin pourtant d’être décourageant, ce constat nous pousse à chercher de bonnes raisons pour continuer à étudier, à lire, à nous intéresser. La notion même d’échec en histoire nous paraît discutable. S’agira-t-il d’une défaite si, après bien des soirées d’hiver sacrifiées à la lecture, nous n’aurons toujours par réussi à expliquer les tragiques rouages de la Grande Guerre ? Ces heures passées dans les tranchées, les pieds dans la boue en compagnie des soldats des deux camps, ces heures dans les ambassades, au milieu des convois de réfugiés, à consoler ceux qui ont perdu des proches, ces heures passées dans le cachot gelé d’un condamné à mort, seront-elles des heures perdues ? D’une telle lutte ne ressortirons-nous pas plutôt plus riches, et même grandis de l’expérience de nos aînés ?
En faisant cet effort, nous découvrirons aussi que cette vie, cette histoire qu’ils ont vécue, nous ne nous l’approprions pas vraiment : elle est une partie de nous-mêmes, elle coule dans nos veines déjà depuis des siècles. En ce sens, nous dit encore Péguy, « l’histoire est la mémoire de l’humanité, indispensable à la commune humanité »[4]. Et c’est en effet cette commune humanité que nous voulons découvrir toujours plus, pour la vivre toujours plus.
La miséricorde
Au fond, nous familiariser avec notre propre histoire, c’est vivre une aventure pleine, une aventure en forme de nombreux visages. Ce ne sont pas seulement des visages de rois ou de reines, figées dans le marbre d’un mausolée, ce sont nos pères, nos mères, ce sont nos multiples frères et sœurs. Et, pour ne pas risquer de souffrir d’un manque d’être, nous ne voulons ignorer a priori aucun d’entre eux. Nous ne voulons rien nier de ce que furent leurs vies, leurs époques, ni rien nier a priori de ce qui les a animés ou parfois de ce qui les a poussés à commettre d’atroce et d’irréparable.
Ainsi, l’exigence de la recherche historique n’est-elle pas uniquement liée à la complexité des événements, à la densité de leur trame, mais aussi à la noirceur, à l’absurde, à la boue qui se lève inévitablement lorsque nous sondons l’immense fleuve. Et nous pressentons que face à cela, si nous faisons comme si nous n’avions rien de commun avec les générations d’avant, c’est un pan entier de nous-mêmes qui menace de disparaître.
Nous ne serons probablement jamais historien de métier, mais nous comprenons que pour l’être, en plus d’une bonne mémoire, il faut aussi une bonne dose de miséricorde, et même de compassion.
Dans son journal, le 8 mai 1945, l’historien Henri-Irénée Marrou note la remarque suivante : « Jour de la victoire. Je ne suis pas joyeux, mais grave. Je vois de quel prix le résultat a été payé : l’histoire temporelle se construit dans le sang et les larmes, avec des morts, des torturés et des fous. Je pense moins aux victimes qu’à ceux qui payent encore le prix »[5].
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Lorsqu’elle quitte les manuels et les salles de cours et qu’elle évite les aréopages de gens trop pressés, l’histoire semble appeler à elles des amis, des frères, des hommes et des femmes au cœur large, prêts à embrasser avec chaleur des centaines d’émotions, d’odeurs, de couleurs, mais aussi des nuits d’angoisses et des milliers d’heures de peines et de labeurs. Pour leur redonner vie. Pour nous redonner vie.
Et de ce lent travail, nous espérons un surcroît de sagesse pour vivre le présent. N’est- ce pas là justement l’héritage le plus cher, celui auxquels nos aînés tenaient le plus ?
Notes :
[1] C’est ainsi que La Roue Rouge de Soljenitsyne est en effet jugée par certains de ses plus grands admirateurs : « un échec de génie » (G. Nivat)
[2] Massimo Camisasca, Dentro le cose, la mia vita come un albero, BUR, 2012. Traduction privée.
[3] Charles Péguy, Œuvres en prose complètes, I, Gallimard, Paris, 1987, p. 1401.
[4] Charles Péguy, Loc. cit, p. 799.
[5] Henri-Irénée Marrou, Carnet, XI, 120 : Carnets posthumes, Paris, 2006, p. 389.
Le magistère de l'histoire! Très belle introduction pour nous mettre à son école et plein d'espérance pour vivre le présent. Ne fallait il pas un indien pour nous faire prendre conscience de ce magistère de l'histoire qui désire nous introduire à la totalité de la Réalité?