La catastrophe aérienne de Smolensk est un des événements majeurs de l’histoire polonaise récente. Une véritable onde de choc a alors bouleversé le pays. Voici quelques notes de mémoire de ces journées si particulières.
La croix de Smolensk devant le palais présidentiel polonais à Varsovie
Je ne me souviens pas du temps qu’il faisait ce jour-là, ni de ce que j’avais mangé, ni même quel jour de la semaine nous étions. La seule chose dont je me rappelle, c’est cette bande rouge sur l’écran de télévision avec cette information :
« L’avion du gouvernement, en route pour la commémoration du 70ème anniversaire du massacre de Katyń, qui transportait le Président de la République de Pologne, s’est écrasé au niveau de l’aéroport de Smolensk. Tous les passagers de l’avion ont probablement trouvé la mort dans la catastrophe ».
Après avoir entendu cette information, tous les évènements de la journée ont pris une nouvelle tournure. Sans trop me poser de questions, je suis allée enfiler mon uniforme scout, et je suis partie pour le palais présidentiel. Une fois sur place, je suis tombée sur une foule de gens venue de partout. Ils pleuraient, apportaient des bougies et des fleurs, des drapeaux polonais, pour les déposer devant le palais présidentiel, qui avait été subitement vidé d’une moitié de son effectif. Parmi la foule, j’ai retrouvé également d’autres scouts qui, comme moi, avaient accouru sans se poser de questions. Quand les bougies et les fleurs ont commencé à affluer vers le palais présidentiel, une grande croix a été dressée. Elle devait être un symbole sur lequel tous ceux qui viendront au palais présidentiel pourront diriger leur peine, leur douleur et leurs craintes. Elle est malheureusement devenue un nouveau sujet de division entre ceux qui faisaient de cette croix le symbole d’une nouvelle vie, et ceux qui, à des fins politiquement correctes, souhaitaient son retrait
8 h 41
Les rapports entre la Pologne et la Russie n’ont jamais été des meilleurs. Notre histoire commune difficile a laissé bien des séquelles, notamment une grande méfiance. Pourtant, la période précédant l’année 2010 avait apporté quelques espérances. Il semblait, pour un lecteur de journal quelconque, que du côté russe, un dialogue commençait à s’ouvrir avec la Pologne, et particulièrement quant à la reconnaissance de sa responsabilité dans le massacre de Katyń. La catastrophe de l’avion présidentiel a rompu cette dynamique positive. Sur l’aéroport russe, le 10 avril 2010, à 8h41, sont mort le Président de la République de Pologne Lech Kaczyński, son épouse, le dernier Président de la République de la Pologne en exil encore vivant Ryszard Kaczorowski, les vice-présidents de la Diète et du Sénat, un groupe de parlementaires, les dirigeants de toutes les forces armées de la République de Pologne, des employés de la Chancellerie du Président, les chefs des institutions étatiques, spirituelles, les représentants des ministères, des organisations sociales et de combattants, ainsi que des personnes les accompagnant, soit un total de 96 personnes.
Jarosław Kaczyński rendant hommage au couple présidentiel défunt : Lech Kaczyński et son épouse Maria Kaczyńska.
Presque aussitôt après la catastrophe, une enquête a été ouverte afin d’élucider les causes de cette tragédie. Celle-ci était censée être un travail main dans la main entre la Russie et la Pologne. Les Polonais avaient besoin d’entendre la vérité sur ce qui s’était passé au-dessus de l’aéroport de Smolensk. Quelle était la cause de cet “accident” ? le brouillard ? Un mauvais marquage de l’aéroport ? une erreur de pilotage ?
Nous avons eu la surprise de constater que le gouvernement polonais d’alors — le Premier Ministre Donald Tusk, ainsi que son parti Plateforme Citoyenne (PO) et tous les scientifiques polonais appuyaient la version russe des causes du drame. Beaucoup de questions et de doutes ont commencé à s’immiscer dans l’esprit des polonais. Au regard de l’attitude du gouvernement polonais et de l’explication russe, une question très importante a commencé à se faire jour, à laquelle aucune réponse claire n’a été donnée jusqu’à aujourd’hui : s’agissait-il vraiment d’un simple accident ? le brouillard en était-il la seule cause ?
Des questions sans réponse
La Pologne était provisoirement plongée dans le chaos. Les principaux éléments de la sécurité de l’Etat avaient été balayés. Il n’y avait plus de président, une partie des ministres, des hauts représentants de l’armée, ce qui rendait la Pologne totalement vulnérable. Après cette catastrophe aérienne, un grand nombre d’institutions et d’organes d’Etat sont restés sans protection. Conformément à la Constitution Polonaise, le poste de Président de la République s’est trouvé vacant. Du 10 avril au 6 août 2010, les fonctions de Président de la République ont été provisoirement occupées, jusqu’au jour des élections et de l’investiture du nouveau chef de l’Etat, par le président de la Diète Bronisław Komorowski — qui fut par la suite élu Président de la République de Pologne. Dans les médias étaient diffusés les photos effroyables et les récits de ceux qui avaient vu la façon dont l’épave de l’avion était traitée par les russes. Nous étions témoins de beaucoup d’incompréhension face aux façons de faire des Russes. Dissimulation et dispersion des preuves, sécurisation insuffisante du lieu de la catastrophe, ce qui a conduit à ce que des gens qui se trouvaient là ont récupéré parmi les débris de l’avion les effets personnels des victimes, afin de les revendre à la sauvette. L’endommagement de l’épave de l’avion, en raison d’une surveillance négligée et (c’est le plus important) l’identification et l’autopsie des corps n’ont pas été effectuées conformément aux procédures en vigueur, ce qui a fait germer beaucoup de doutes dans le cœur des familles des victimes. Dans une grande partie de la société polonaise sont nées des craintes, au sujet de l’avenir de la nation. Rien d’étonnant là-dedans. Au regard des actions du gouvernement d’alors, on avait l’impression que toutes les procédures étaient menées à la va-vite et sans réflexion. La coopération avec les Russes quant à l’élucidation des causes de l’accident était plus qu’incomplète, et comportait un grand nombre d’erreur. Les questions qu’elle suscitait ne pouvaient cependant plus trouver de réponses.
La croix
Déjà pendant la semaine de deuil national (du 10 au 18 avril 2010), la croix dressée devant le palais présidentiel commençait à irriter certains représentants de la société polonaise. Il apparaissait également que même pour le gouvernement en place, elle devenait un symbole gênant. Des tensions sont nées quant à la place de cette croix dans l’espace public. Tous les jours, les medias racontaient les évènements autour du palais présidentiel. Disputes, cris, se mêlaient aux moments de prière, lorsque ceux qui, au nom du politiquement correct, voulaient retirer cette croix, repartaient chez eux fatigués. Un groupe s’est formé, qui voulait à tout prix que cette croix soit enlevée de l’espace public. Chaque jour pourtant, de nouvelles personnes se présentaient au pied de cette croix, pour la défendre et y prier.
Ces évènements m’ont donné beaucoup à réfléchir. De toute evidence, la société polonaise est en majorité catholique, et l’Eglise fait toujours entendre sa voix avec force. Mais ces évènements autour de la croix montrent que les choses ont tendance à changer. Le langage du politiquement correct se fait de plus en plus present. En s’appuyant sur une conception erronée de la liberté, il laisse entendre que la religion doit être ramenée à une affaire privée. Bien que les églises soient encore pleines en Pologne, cette nouvelle tendance est assez inquiétante.
Parmi les nombreux évènements qui ont marqué la semaine de deuil national, deux m’ont particulièrement marquée. Le premier a eu lieu lorsque je me tenais, tard le soir, auprès du palais présidentiel, avec autour de moi des centaines, peut-être des milliers de personnes qui priaient. Je regardais les scouts aider les gens à allumer leur bougie et disposer les fleurs. Parmi eux, se tenait une petite fille en uniforme scout. Avec un grand courage et une grande fierté dans les yeux, elle recueillait les bougies apportées par les gens, les allumait et les plaçait au plus près de la croix. Elle devait avoir 8 ans. À ce moment, il m’est venu à l’esprit que cette fillette se souviendra probablement de ce moment toute sa vie. Lorsqu’un jour elle lira les manuels d’histoire, je suis persuadée qu’indépendamment de ce qui y sera écrit, elle saura retenir ce qui était vraiment le plus important ce jour-là. La deuxième chose qui m’a frappée, c’est le soin avec lequel toute la capitale observait une minute de silence, chaque jour, au son de la sirène que faisait retentir chaque poste de police, caserne de pompiers, etc. Tous ceux qui en avaient la possibilité se mettaient au garde à vous, en silence. Durant l’un de ces moments j’étais justement présente sur la place remplie de monde. J’ai regardé autour de moi, et remarqué que certains avaient les larmes aux yeux en regardant vers le ciel. J’ai moi-même retenu mes larmes et j’ai prié pour le salut et la protection de mon pays. Je suis persuadée que ce cri vers Dieu est devenu pour beaucoup de gens la seule espérance pour l’avenir de notre pays.
Au centre de tous ces évènements, la croix dressée par les scouts était là, en silence. Comme le symbole isolé et rejeté de l’amour souffrant. Amour qui mène à la vérité et à la paix, qui aura enduré en silence tous les tourments. Cette croix est devenue aussi le symbole du combat pour l’identité polonaise. Combat qui dure encore aujourd’hui, 6 ans après la catastrophe.