« Même le silence a une fin… » Ce vers, du célèbre poète chilien Pablo Neruda, est également le titre que la femme politique franco-colombienne Ingrid Betancourt a voulu donner au témoignage bouleversant qu’elle livre, à propos des saisons qu’elle a passées dans l’enfer des FARC, de février 2002 à juillet 2008.
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Dans ce récit poignant et palpitant, elle nous raconte toutes les années qu’elle a vécues en tant qu’otage : années de souffrances physiques, morales et spirituelles, années d’errances sans fin dans la jungle hostile, années de peur et de réclusion… Mais aussi, de manière inouïe, années de croissance intérieure et de rencontres déterminantes. Rencontre avec soi-même en premier lieu, avec les autres – haineux ou compatissants, humiliants ou compréhensifs, violents ou victimes de la violence. Rencontre surtout avec la personne du Christ, qu’Ingrid a choisi, tout au long de sa captivité, comme ami et compagnon d’infortune, comme secours et comme unique rempart dans l’adversité.
Ce Dieu qu’elle invoque bien plus qu’elle ne l’évoque, qu’elle supplie et remercie, contre qui elle hurle sa colère et sa révolte lorsqu’elle ne peut plus les contenir, qui est-il, ce Dieu des prisonniers ? Est-il donc aveugle lorsque sévit l’injustice et que l’homme, englué dans sa haine, s’avilit à des comportements bestiaux de vengeance et d’odieux chantage ? Est-Il sourd aux cris et aux larmes de ces détenus sauvagement parqués et traités comme des bêtes? Serait-il indifférent aux tribulations de ces âmes en peine, imperméable à la détresse des innocents et à la peine de leurs familles si cruellement éprouvées ? Ou ne serait-Il pas, plutôt, l’un de ces hommes, l’une de ces femmes que l’on bafoue et que l’on défigure ?
Lisant la Bible, Ingrid a eu le temps de découvrir que le Créateur de toutes choses, loin de s’être détourné de sa création une fois celle-ci achevée, est venue la rejoindre jusque dans la fange et dans la boue, jusque dans cette descente aux enfers qu’elle-même a connue. Aux mains des FARC, Ingrid a eu faim, froid, peur. Elle a souffert et a été abandonnée, trahie, oubliée, méprisée, rejetée. Elle n’avait plus figure humaine. Qu’a-t-elle connu que le Fils de l’homme n’ait également éprouvé en son humanité ? C’est pourquoi nul autre amour que Celui du Christ n’était à même de briser ce silence infini, pesant et angoissant, qui recouvrait son présent et son avenir comme une chape de plomb. Silence de la désespérance, de la mort, des affres de la solitude et de l’emprisonnement.
Au cœur de ce silence, Ingrid Betancourt a pourtant trouvé une Présence qui lui a permis de tenir bon, et d’espérer contre toute espérance. Ainsi, même lorsque tout paraissait totalement dépourvu de sens, même au plus noir de la nuit, elle ne s’est jamais détournée de son étoile qu’elle appelait Marie. Et à lire son histoire, l’on ne peut s’empêcher de se remémorer cette prière de saint Bernard :
"Si tu commences à sombrer dans le gouffre de la tristesse, l'abîme du désespoir, pense à Marie. Dans les dangers, les angoisses, les incertitudes, pense à Marie, appelle Marie.
Qu'Elle ne s'éloigne pas de ton cœur.
[…]
En La suivant, tu ne t'égares pas ; en La priant, tu ne désespères pas ; Elle te tient, tu ne t'écroules pas ; Elle te protège, tu ne crains pas ; Elle te guide, tu ne te lasses pas ; Elle te favorise, tu aboutis."
Et Ingrid peut se vanter d’avoir abouti ! Car cet interminable chemin de croix l’a finalement conduite en un lieu que nul, jamais, ne pourrait lui ravir : le lieu de sa liberté la plus intime. Emprisonnée, dépouillée de tous ses biens matériels, privée de la présence de ses proches et de toute consolation, elle n’a pourtant pas été dépourvue de l’Essen-Ciel. Au milieu des barbelés, malgré les fers qui lui enserraient le cou et les pieds, elle a fait l’expérience, chèrement achetée, d’une profonde liberté intérieure, liberté qui l’a conduite à vouloir pardonner. N’ayant aucun pouvoir sur le temps ni sur les événements, et encore moins sur le cœur des hommes, elle s’est abandonnée à Celui qui semblait l’avoir abandonnée. C’est par cet acte de confiance sans cesse renouvelé qu’elle a trouvé, non pas du sens à ce qu’elle vivait – car c’était de l’ordre du scandale et de l’absurde–, mais la clé de l’apaisement de son cœur. Ne pouvant rien changer à sa situation, du moins s’est-elle efforcée, elle, de changer, en travaillant à devenir quelqu’un de meilleur. Or, cette personne, celle qu’elle voulait être, et que les circonstances de sa détention lui ont permis de découvrir et de rejoindre, nul n’est jamais parvenu à l’enchaîner : « Ayant perdu toute ma liberté et, avec elle, tout ce qui comptait pour moi […], dans la condition de la plus infâmante humiliation, je conservais quand-même la plus précieuse des libertés, que personne ne pourrait jamais m’ôter : celle de décider qui je voulais être. […] Je décidai que je ne serais plus une victime. J’avais la liberté de choisir si je haïssais ou si je dissolvais cette haine dans la force d’être qui je voulais. Je risquais de mourir, certes, mais j’étais déjà ailleurs. J’étais une survivante. »
Comment revenir d’une telle épreuve et recommencer à vivre ? C’est ce que je me suis demandé jusqu’au jour où j’ai compris que ma question était très mal posée. En réalité, Ingrid n’a pas cessé de vivre pendant six ans et demi de captivité : elle n’a fait au contraire que découvrir, de façon de plus en plus approfondie, le sens de la vie, et surtout, le sens qu’elle voulait donner à sa vie. Ce sens, elle nous le livre à travers ses mots qui, jaillissant d’un cœur purifié, appauvri et enrichi tout à la fois par l’épreuve, parviennent à rompre le silence et à y mettre un terme éternel. « Même le silence a une fin… »
Marie Boeswillwald
Ingrid Betancourt, Même le silence a une fin, éditions Gallimard, septembre 2010
Très bel article, très bien écrit, n'en déplaise aux colombiens…
Dommage que cet article élabore plus un pieux discours autour du livre qu'il ne laisse la place à l'expérience de son auteur…
Votre article me donne envie de lire ce livre afin de mieux comprendre qu'elle est cette liberté totale et intérieure : celle de choisir d'être " L'Etre " que l'on a décidé d'être.