Frédéric Eymeri est un artiste peintre contemporain. Sur son site, il présente ses articles comme « de simples notes prises ‘sur le vif’. Elles témoignent des formes que prend l’incessante quête du réel, le souci d’en saisir quelque chose et la nécessité de le transmettre ». Ce présent article a été publié le 2 février 2019 sur son site.
MARGUERITES ET COQUELICOTS, huile sur toile de lin, 410×330 mm. Source
Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski définissait l’enfer en ces quelques mots : « c’est un lieu où plus personne n’est capable d’étonner personne. » La mort de l’étonnement ! Il suffit de faire un effort d’imagination de quelques instants pour percevoir ce que serait un tel lieu. Un monde blasé, habitué, mécanique ; un monde d’où l’on aurait extirpé la possibilité même de l’imprévu, de l’évènement. Un monde sans guerres peut être, sans pauvreté, et pourquoi pas, sans maladies. Un monde parfait, mais sans plus jamais l’infini lumineux qui tremble dans un sourire d’enfant. Un monde sans risque, mais un monde sans amour. Il suffit de faire un effort d’imagination pour percevoir ce que seraient devenus les hommes peuplant un tel monde! Albert Einstein a, semble-t-il, fait cet effort en déclarant : « L’homme qui a perdu la capacité de s’étonner et d’être frappé de stupeur, est un homme mort . »
J’aime à penser que peut-être, s’il y a des artistes, c’est pour éloigner un tel monde, pour faire reculer l’enfer ! Car si « la beauté sauvera le monde », c’est peut-être en premier lieu de l’enfer d’une civilisation où les rencontres seraient comme programmées et les relations codifiées. En introduisant dans un monde qui étouffe la possibilité d’une respiration, les artistes s’opposent directement à tous les actes posés sans réelles finalités. Ils gaspillent leur temps à considérer les oiseaux, les herbes des champs ! Ils insufflent la gratuité dans une structure humaine qui obéit au dictât du profit, à celui du chiffre. À l’aune de la statistique algorithmique rentable, ils deviennent un scandale. C’est à ce niveau là que se place leur combat, et c’est sûrement pour cela qu’il leur est si difficile de « rester en vie » jusqu’au bout… « Tu sais le prix que cela a coûté pour rien ! » s’indignait un ami lorsqu’une magnifique exposition de photos grand format a visité notre village. « Nous aurions pu donner cet argent aux pauvres » lui ai-je répondu. Comprenne qui voudra…
L’ÉVEIL, huile sur toile (lin), 350×270 mm. Source
Pour ma part, un lieu me semble emblématique de ce combat, de ce rapport au monde, c’est l’atelier. Entre profane et sacré, cet étrange et silencieux « no man’s land », tenu entre l’agitation du monde et l’immobilité de l’Être, est comme le ventre en lequel se tisse, jour après jour, l’œuvre. À la fois protection physique et lieu de l’alchimie, cette pièce « mise à part », (- consacrée – au sens littéral), est à la fois comparable à la cellule monastique et à l’atelier d’artisan. Les quelques minutes qui précèdent le moment où je vais allé travailler sont chargées d’une étrange inquiétude. Elle est de même nature que l’euphorisante et pourtant anxieuse attente qui précède une rencontre importante. Je peux même affirmer qu’au fil des ans, ce sentiment est croissant. C’est que dans un instant Je fermerai la porte derrière moi, Il s’agira alors dans cette étrange solitude, de rencontrer l’objet, sans rien brusquer, juste le dire et le laisser dire. Le bruit du monde s’éteint à la porte, rien de son agitation ne pénètre. L’atelier agit comme un filtre. Il instaure une distance entre le monde et moi et ce faisant, il laisse à l’absolu le temps de s’exprimer. Du monde, il ne demeure seulement que ce qui en vaut la peine. C’est que, dans ces quelques mètres carrés, depuis maintenant quelques années, d’autres lois président aux choix, un autre temps s’installe, une autre dimension affleure. Pourtant, tout est bien concret, ordonné, rationnel. Rien d’extraordinaire, le plus souvent quelques objets, fruits, légumes ou fleurs reçoivent tranquillement une douce lumière. Ces objets, souvent des plus humbles qui, pour beaucoup peut-être, passeraient inaperçus. Sur la toile, le pinceau essaie de les dire. Sans trahir leurs apparences il essaie de les dire tout entier, de saisir cet infini qui s’affirme dans cette forme concrete et précise. Pour celui qui tient l’outil, c’est le plus souvent dans un dénuement qui approche la conscience de n’être rien. J’ose espérer que parfois, dans l’enceinte protectrice, quelque chose du mystère d’Être pourra s’extérioriser et venir habiter la matière que je travaille. Peut-être que cette espérance, renouvelée chaque jour, est ce qu’il y a de plus grand. Peut-être que ce désir signe davantage le fait de l’art que l’œuvre elle même, je n’en sais rien… C’est dans le temps que s’inscrit un artiste, dans la résistance que la profondeur s’explore, dans l’atelier que cela se passe. « Il y a une admirable énergie dans l’obstination de la douceur » observait Platon.
L’enfer comme « un monde sans guerres peut être, sans pauvreté, et pourquoi pas, sans maladies. Un monde parfait, mais sans plus jamais l’infini lumineux qui tremble dans un sourire d’enfant. » Une telle affirmation puissante et audacieuse à la fois révèle avec beaucoup d’exactitude cette voie que nous entreprenons nous même avec une violence sournoise, vernissée de bons sentiments et de bonnes intentions a priori, à la recherche d’une perfection à taille humaine, subjective, hygiénique et mortifère à la fois. Merci infiniment Fred de nous introduire quelques instants dans ton atelier afin de retourner au notre mendiant cet étonnement qui nous sort de l’enfer et nous fait percevoir cet éclat de beauté que nous recevons de tes toiles pleines de douceur,