Le Grand Palais nous offre, jusqu'au 16 janvier, une très belle exposition en nous associant à « l’aventure des Stein ». Quelque chose d’unique se dégage du parcours proposé : l’histoire de cette famille, leur collection et l’histoire de l’art sont intimement liées. Les Stein attirent notre attention sur les tableaux qui, eux, nous parlent des Stein. Ces Américains n’ont par ailleurs pas été de simples collectionneurs, ils ont donné une impulsion importante à l’émergence de nouveaux peintres et de nouveaux courants artistiques.
Picasso, Les Pierreuses © Grand Palais
Ils sont quatre et s’installent à Paris au début du XXème siècle : Léo avec sa sœur Gertrude, rue Fleurus ; Michael, leur frère aîné, et son épouse Sarah, rue Madame.
Des quatre, c’est Leo qui donne d’abord le ton. Premier à s’être établi à Paris, peintre lui-même, soucieux d’éduquer son propre regard par des échanges avec des historiens d’art ou en allant voir des expositions, il sait repérer le talent et être audacieux dans ses acquisitions. A regarder les tableaux qu’il affectionnait, on devine un être d’une grande sensibilité, attentif à la réalité, à sa représentation artistique et à la vérité de l’émotion que cette dernière éveille en lui. Sous son impulsion, les « quatre américains » vont être les premiers acquéreurs de tableaux de Matisse et de Picasso. En 1905, Leo fait preuve de beaucoup d’avant-gardisme en achetant « La Femme au chapeau », toile de Matisse qui fait scandale au Salon d’Automne et dont il dira : « C'était ce que j'avais toujours attendu, inconsciemment, et je m'en serais immédiatement emparé s'il ne m'avait pas fallu quelques jours pour dépasser la facture déplaisante du tableau. »
Rapidement, les murs des appartements de la rue Fleurus et de la rue Madame se couvrent de tableaux (quelques photos sont exposées et nous permettent de nous rendre compte de ce qu’étaient ces lieux d’exception) et les deux salons deviennent des lieux de rencontre pour les artistes et tous ceux qui s’intéressent à l’art de près ou de loin.
Ce qui motive les Stein n’est pas d’accumuler, de faire de bonnes affaires ou d’investir, mais de permettre à des artistes de s’exprimer, d’être connus et reconnus. Chaque tableau semble évoquer pour eux une histoire et être comme porteur de la présence d’une personne chère – nombre d’artistes sont en effet devenus leurs amis (comme Matisse et Picasso, par exemple).
De ce fait, les tableaux ne sont pas de simples éléments décoratifs : ils sont mis en regard les uns des autres, se complètent, se répondent et se mettent en valeur réciproquement. Parfois les Stein en vendent certains pour en acquérir d’autres, ne cessant jamais d’être attentifs à ce qui se déploie autour d’eux et aux tableaux qui n’attendent qu’un regard pour se livrer.
De toute la première partie de l’exposition, se dégage une impression d’unité. Les tableaux sont d’artistes différents mais ce qui les relie, ce sont les relations interpersonnelles qui se construisent autour d’eux. La personnalité de Leo n’est sans doute pas étrangère à la très grande richesse et à la largeur de vue qui caractérisent les premières salles, même si elle reste toujours très discrète.
Matisse, La femme au chapeau © Grand Palais
Pour mesurer ce qu’a été son influence, il n’y a qu’à relire ces lignes d’Agnès Meyer, journaliste et collectionneuse d'art américaine (visiteuse de la rue de Fleurus en 1909) : « Le pôle d'attraction était la conversation brillante de Leo sur l'art moderne français et la remarquable collection de peintures, pour la plupart contemporaines, qu'il avait constituée à peu de frais grâce à son jugement indépendant et exigeant. Ses conflits internes le coupaient cruellement de toute communication facile avec autrui. Mais son extrême sensibilité, son introspection et son excessive autocritique éveillaient la sympathie plutôt que l'aversion. Lorsqu'on visitait la collection avec lui, il parlait peu, mais ses paroles occasionnelles et l'intensité de ses émotions révélaient le sens le plus profond des peintures modernes que l'on regardait avec lui. ».
Peu à peu, les choses évoluent. Michael et Sarah privilégient les œuvres de Matisse, se constituant une très belle collection dont ils perdront une partie à Berlin en 1914. En suivant les œuvres d’un seul peintre (à quelques exceptions près), c’est une expérience un peu différente que nous faisons : celle de voir se déployer le talent d’un homme, sa recherche, ses tâtonnements, son génie propre.
Le couple élargit par ailleurs son domaine d’exploration artistique en s’intéressant à l’architecture moderne et en faisant commande à Le Corbusier d’une villa connue sous le nom « Les terrasses » ou villa « Stein-de Monzie » située sur la commune de Vaucresson. Il est intéressant de voir comme leur passion pour la modernité picturale les a peu à peu ouverts à une autre forme d’art, à un domaine nouveau.
La rue Fleurus n’est pas non plus exempte de changements. Gertrude, venue à Paris pour écrire, a, dans un premier temps, suivi son frère Leo et s’est mise à son école, apprenant et recevant beaucoup de lui. Elle s’essaie à une écriture « moderne » au sens où elle cherche comment introduire dans l’activité qui est la sienne, toute la nouveauté qu’elle découvre dans l’art pictural. Au fur et à mesure des années et des rencontres, elle prend de plus en plus d’assurance et de place. Elle finit par évincer Leo, suite à une querelle concernant l’évolution cubiste de Picasso dont elle est très amie. Leo est contraint de partir : ils se partagent les toiles et c’est en Italie qu’il finira sa vie.
La dernière partie de l’exposition est donc consacrée à la collection – essentiellement constituée d’œuvres cubistes – réunie par Gertrude après le départ de Leo. Elle nous révèle surtout une Gertrude qui a développé un certain ego – comme le manifestent les portraits picturaux ou photographiques qui sont exposés. Elle a eu, certes, une influence notable dans les milieux artistiques, mais sa méthode est radicalement opposée à celle de son frère, qui était, lui, au service du génie de ceux qu’il rencontrait. Gertrude semble davantage se mettre au centre ; c’est autour d’elle que le mouvement s’organise et que se fédèrent les uns et les autres. Par conséquent, l’impression générale qui se dégage des dernières salles n’est plus celle d’un émerveillement devant quelque chose de plus grand.
Bonnard, la sieste © Grand Palais
Le parcours dans sa totalité ne manque cependant pas d’intérêt et, si la dernière partie peut dérouter, l’ensemble conduit à une vraie réflexion sur l’art et sur la mission du collectionneur. L’aventure vécue par la famille Stein garde tout son caractère exceptionnel et décisif, quelles que soient les divergences qui se sont dessinées avec les années.
L’expérience qu’ont faite alors nombre de visiteurs des salons de la rue Fleurus et de la rue Madame et qui nous est rapportée par ces mots : « Certains riaient devant les toiles mais tous en sortaient changés » nous est aujourd’hui offerte au Grand Palais. Quelles que soient nos réactions devant les tableaux (qui peuvent être bien diverses au fur et à mesure où nous avançons dans l’exposition), nous ne pourrons en sortir inchangés si nous acceptons de nous laisser prendre par la main par les œuvres et par ceux qui ont permis qu’elle soient un jour associées les unes aux autres : quatre Américains à Paris.
Une exposition à voir jusqu’au 16 janvier 2012 au Grand Palais à Paris. Elle sera ensuite présentée au Metropolitan Museum of Art de New York du 28 février au 3 juin 2012.