Nous publions la lettre de l’Abbé Général de l’ordre des Cisterciens Don Mauro-Giuseppe Lepori, écrite depuis Rome à l’occasion de la Pâque, et dans le cadre de l’épidémie du Coronavirus.
La marche sur les eaux . Photo (Source)
Très chers Frères et Sœurs, La détresse créée par l’épidémie de coronavirus persiste et s’accentue pour beaucoup. C’est pourquoi il me semble bon de vous rejoindre par une deuxième lettre pour continuer à échanger avec vous une parole qui renforce la communion, et aussi pour approfondir le sens que cette situation peut avoir pour nous tous à la lumière de la Pâque toute proche. Plus nous approfondirons le sens et le message de l’expérience que nous vivons, plus la reprise de la vie dite « normale » nous fera « avancer au large, en eaux profondes » [1]cf. Lc 5,4 , et ne sera pas un simple retour stérile, probablement impossible, à la situation antérieure. Car il n’est pas vrai qu’avant l’épidémie nous allions bien, immergés dans une culture et une organisation économique et sociale où les désirs étaient souvent créés par la convoitise de quelques-uns et non par la nature de notre cœur ou le besoin des plus pauvres.
L’horizon du désert
La situation que nous vivons me paraît de plus en plus semblable à une marche dans le désert. Dans le désert, comme au milieu de la mer, l’horizon n’est pas défini. Dans le désert, on ne peut pas s’orienter en fixant l’horizon qui se transforme souvent en mirage. Jusqu’à il y a quelques mois ou quelques semaines, il semblait que l’horizon de nos projets orientait notre chemin, ou plutôt notre course. Il nous semblait que nous progressions avec assurance, car tout était déjà établi, fixé, programmé. Or, cet horizon s’est révélé n’être qu’un mirage, une fausse promesse. Et maintenant ? Comment pouvons-nous continuer à avancer ? Et quelle direction pouvons-nous prendre ?
En ce temps de Carême, la liturgie nous rappelle souvent le peuple d’Israël traversant le désert. Dieu a laissé les Israélites errer pendant quarante ans dans le désert pour les éduquer à entrer dans la Terre promise. Le peuple a ainsi appris à se laisser conduire, non pas en scrutant l’horizon, mais en prêtant attention à la présence de Dieu. Le chemin du peuple était guidé par la nuée qui manifestait la constante présence de Dieu et sa volonté. « Dès que la nuée montait au-dessus de la Tente, les fils d’Israël levaient le camp ; à l’endroit où elle s’arrêtait, les fils d’Israël campaient. […] Que ce fût deux jours, un mois, ou plus encore, tant que la nuée s’attardait sur la Demeure – demeurait au-dessus d’elle –, les fils d’Israël campaient et ne levaient pas le camp ; mais dès qu’elle s’élevait, ils levaient le camp. » [2]Nb 9,17.22
Tout le chemin du peuple d’Israël s’orientait en fonction de la présence de Dieu, et non de ce qu’on voyait ou imaginait à l’horizon. Nous nous demandons tous : combien de temps l’épidémie durera-t-elle ? Combien de temps devrons-nous rester enfermés dans nos maisons ? Quand pourrons-nous revenir à une vie normale ? Ce sont des questions légitimes et compréhensibles, mais elles ne doivent pas nous détourner de la vraie question que nous devrions toujours nous poser, même en l’absence d’épidémie : nous laissons-nous guider par la présence de Dieu ?
Dieu avec nous
Dieu ne nous donne pas d’indications de chemin sans nous accompagner. Dieu a toujours marché avec son peuple. En Christ, l’Emmanuel, Dieu-avec-nous, la voie à parcourir est Dieu lui-même qui marche avec nous, que nous pouvons toujours suivre. Jésus-Christ, « Chemin, Vérité et Vie » [3]Jn 14,6 , est le véritable horizon qui guide nos pas dans le désert de notre existence. Lorsque, comme maintenant, nous nous sentons désorientés, nous ne devons pas scruter l’horizon, regarder au loin, mais réaliser à nouveau, ou peut-être pour la première fois, que Jésus est proche, qu’il est avec nous, qu’il nous regarde et nous montre le chemin en disant : « Reste avec moi ! Suis-moi ! »
Le Pape François l’a rappelé intensément le 27 mars, lors du moment extraordinaire de prière sur la place Saint-Pierre : c’est « le temps de choisir ce qui importe et ce qui passe, de séparer ce qui est nécessaire de ce qui ne l’est pas. C’est le temps de réorienter la route de la vie vers toi, Seigneur, et vers les autres. » Et il a ajouté : « Nous ne sommes pas autosuffisants ; seuls, nous faisons naufrage : nous avons besoin du Seigneur, comme les anciens navigateurs, des étoiles. Invitons Jésus dans les barques de nos vies. Confions-lui nos peurs, pour qu’il puisse les vaincre. Comme les disciples, nous ferons l’expérience qu’avec lui à bord, on ne fait pas naufrage. Car voici la force de Dieu : orienter vers le bien tout ce qui nous arrive, même les choses tristes. Il apporte la sérénité dans nos tempêtes, car avec Dieu la vie ne meurt jamais. »
Si nous devons nous concentrer sur une seule chose, même au milieu de tant de soucis et de craintes, c’est précisément sur la présence du Christ avec nous, ici et maintenant, dans la barque bousculée par la tempête ou au milieu de l’espace sans horizon du désert que nous devons traverser. Le Christ reconnu au milieu de nous transforme tout espace hostile en chemin avec Lui, avec Lui qui est le sens et la plénitude de la vie. Même la mort est chemin vers la plénitude de la vie, chemin vers le Père, si nous la vivons avec Jésus. Saint Paul a résumé cette annonce en écrivant aux Thessaloniciens : « Il est mort pour nous afin de nous faire vivre avec lui, que nous soyons en train de veiller ou de dormir » [4]1 Th 5,10 .
Telle est l’annonce pascale : la présence vivante du Ressuscité dans nos vies, en toute circonstance. Le Pape nous l’a rappelé encore le 27 mars : « Dans l’isolement où nous souffrons du manque d’affections et de rencontres, en faisant l’expérience du manque de beaucoup de choses, écoutons une fois encore l’annonce qui nous sauve : il est ressuscité et vit à nos côtés. » Jésus est mort sur la Croix pour être vivant à nos côtés, pour nous donner de vivre à ses côtés, et même de l’embrasser, comme le Pape François nous y invite : « Étreindre le Seigneur pour embrasser l’espérance, voilà la force de la foi qui libère de la peur et donne de l’espérance. »
Les disciples d’Emmaus – Arcabas. Source : Internet
Embrasser le Salut
Nous allons vivre la Semaine Sainte et la célébration de Pâques dans cette même situation où nous nous trouvons et que le monde vit depuis quelques semaines. L’Église nous invite à la vivre comme une occasion offerte à tous de se concentrer sur l’essentiel : le Mystère est présent, c’est le Fils de Dieu mort et ressuscité pour nous. Le Salut est présent, et c’est une Personne qui « vit à nos côtés » et que nous pouvons embrasser, embrassant ainsi en lui la Vie qui triomphe de la mort et la Miséricorde qui triomphe du péché. En Lui est également vaincue toute distance qui nous sépare de Dieu et de nos frères et sœurs, même celle si dramatique et douloureuse de tous ceux qui, en ces jours, souffrent et meurent sans la présence physique de leurs proches.
Dans le Christ, il nous est donné une proximité spirituelle les uns avec les autres qui a la consistance absolue de la présence de Dieu, de l’amour de Dieu. Rien n’est plus réel que la présence de Dieu, même si pour nous c’est une présence mystérieuse car nous sommes immergés en elle, comme l’annonçait saint Paul aux Athéniens : « C’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être » [5]Ac 17,28 . Mais juste au moment où Paul explique que cette présence est celle de Jésus ressuscité, les Athéniens se moquent de lui et cessent de l’écouter. La vie n’était probablement pas assez dramatique pour eux pour qu’ils se laissent atteindre par une proposition de salut réel. Peut-être que beaucoup d’entre nous aussi n’écoutaient l’annonce pascale que d’une oreille, comme si le salut réel de nos vies et du monde entier ne dépendait pas d’elle.
Pour saint Paul, cette annonce n’était pas une théorie : c’était la communication d’une réelle familiarité avec Jésus ressuscité, avec Celui qui, peu après, à Corinthe, au milieu de la nuit, lui dit : « Sois sans crainte : parle, ne garde pas le silence. Je suis avec toi, et personne ne s’en prendra à toi pour te maltraiter » [6]Ac 18,9-10 , ou qui, alors que Paul était emprisonné à Jérusalem, dans la nuit, « vint auprès de lui et lui dit : “Courage ! Le témoignage que tu m’as rendu à Jérusalem, il faut que tu le rendes aussi à Rome.” » [7]Ac 23,11
La proximité familière du Ressuscité est un don ; c’est Lui qui se donne à nous, qui vit pour cela, pour être avec nous en toute amitié. Voilà le Salut invincible de notre vie, et c’est de cela que nous sommes appelés à témoigner. Comment ? D’abord en le vivant, en nous tenant dans cette intimité de Dieu avec nous. La vie de qui est familier avec le Christ devient un signe sûr et convaincant de sa présence qui sauve le monde.
L’empreinte de l’éternel
Cette année, nous commémorons le 400e anniversaire de la mort de la Vénérable Veronica Laparelli, moniale et mystique du monastère cistercien de la Très Sainte Trinité de Cortona. Ce qui est frappant chez les mystiques, c’est que l’essentiel de leur charisme extraordinaire est au fond de manifester à quel point Jésus peut être présent et familier dans une vie humaine ordinaire. Les témoignages des moniales qui ont vécu avec la Vénérable Veronica décrivent comment sa vie, ses gestes, sa personne entière étaient devenus, pour ainsi dire, le « décalque » visible d’une Présence invisible. Par exemple, lorsque la Vierge lui donnait l’Enfant Jésus à tenir dans ses bras, les moniales voyaient le contour du corps de l’Enfant dans son vêtement. Ou encore, comme l’a témoigné son Abbesse, elles la voyaient « parler avec le doux Jésus et traverser à petits pas l’Oratoire, en faisant des raisonnements agréables, montrant une grande joie sur son visage, mais avec modestie, comme on le fait quand on parle avec un grand personnage ». Ce n’était pas une fiction, mais le témoignage extraordinaire de sa familiarité avec le Christ. Celles qui l’entouraient ne voyaient pas Jésus mais la beauté de leur amitié sponsale, preuve claire et convaincante de la présence du Christ. Dieu donne ces charismes mystiques pour nous rappeler que l’Esprit Saint veut offrir à tous les baptisés l’expérience extraordinaire, dans la vie ordinaire, de pouvoir demeurer et converser avec le Christ Seigneur. Et cette relation est le Salut présent qui triomphe du péché et de la mort.
Justement, comme l’a dit le Pape : « Étreindre le Seigneur pour embrasser l’espérance, voilà la force de la foi, qui libère de la peur et donne de l’espérance » [8]27 mars 2020 L’étreinte est un geste d’amitié, de familiarité. L’étreinte est symboliquement un échange de cœurs, un contact de son propre cœur avec le cœur de l’autre, pour communiquer ce qu’il y a de plus intime et de plus précieux en chacun.
L’étreinte ne prend pas, mais donne et accueille. C’est peut-être pour cela que, dans l’Évangile, nous voyons Jésus n’embrasser que des enfants : il a voulu laisser l’image d’une étreinte libre, dans la pure joie d’échanger l’amour. Et il nous a demandé de devenir comme des enfants pour accueillir le Royaume comme eux [9]cf. Mc 10,15- 16. Le Royaume de Dieu est l’étreinte du Christ.
Au cours de ces semaines, la plupart des fidèles doivent renoncer à la communion sacramentelle et sont invités à la communion spirituelle. Nous ne devons pas oublier que la communion spirituelle avec Jésus n’est pas tant l’alternative à la communion sacramentelle que son fruit. Nous devons toujours et partout vivre la communion spirituelle avec le Christ, l’intimité avec lui, car c’est pour cela que l’Eucharistie et tous les sacrements nous sont donnés. Un auteur cistercien du XIIe siècle, Guillaume de Saint-Thierry, l’exprime bien : « Si tu veux, et si tu veux vraiment, à toute heure du jour et de la nuit, tu trouveras [la substance du sacrement eucharistique] à ta disposition. Chaque fois que le souvenir de Celui qui a souffert pour toi incline vers la Passion du Christ et ta tendresse et ta foi, tu manges son Corps et bois son Sang. Aussi longtemps que vous demeurez, toi en lui par l’amour, lui en toi par l’opération de sa justice et de sa sainteté, tu comptes comme partie de son Corps et comme l’un de ses membres. » [10]Lettre d’or, § 119
L’empreinte de la charité
« Comme partie de son Corps et comme l’un de ses membres ». Guillaume nous rappelle que si le fruit du sacrement est la communion constante avec le Christ, le fruit de la vraie communion avec le Christ est toujours la communion fraternelle, la conscience que nous sommes tous membres de son Corps. Cette communion est universelle, elle nous unit à l’humanité toute entière, car le Fils de Dieu est mort et ressuscité pour tous. Le Christ est mort et ressuscité pour réunir tout le genre humain dans la communauté des rachetés, des membres de son Corps glorieux fraternellement unis dans l’amour filial envers le Père. De la Croix et du Ciel, le Seigneur attire à lui tous les hommes : « Et moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes » [11]Jn 12,32 .
Rien alors n’imprime et ne manifeste en nous la présence réelle du Ressuscité autant que de permettre aux besoins des autres de transformer, de changer la forme de notre personne, de notre vie, de notre temps, de tout ce que nous sommes et de tout ce que nous avons. Celui qui donne sa vie à son prochain devient l’empreinte du Christ dans le monde, manifeste sa présence qui sauve.
Chacun de nous est appelé, en ce temps et tout au long de sa vie, à incarner la forme de la présence du Christ selon la richesse multiple de son don total à tous. Chaque membre de son Corps est appelé à exprimer la charité unique et infinie de Dieu dans l’inépuisable variété des charismes, des vocations, mais aussi des besoins que nous rencontrons.
Photo : © Sabina Kuk – Points-cœur El Salvador
Ce mystère m’a été particulièrement rappelé par le message d’un infirmier du nord de l’Italie, au nom significatif d’Emanuele, qui depuis quelques semaines travaille et se donne en première ligne de la prise en charge des malades atteints de coronavirus. Il donne la parole à de nombreux autres agents sanitaires qui demandent l’aide de notre prière et de l’offrande de notre vie, mais aussi au cri silencieux de tous les malades et de leurs proches dans l’angoisse.
« Depuis toujours, mon travail est basé sur les solides fondements de la prière, vécue comme une mission envers Celui qui vit dans le plus petit, dans celui qui souffre, et aujourd’hui dans le patient en crise respiratoire à cause du Covid-19, qui met toute l’Italie à dure épreuve ! Je suis certain que la prière de votre part est constante et agréable à Dieu, mais je me permets de vous déranger pour vous demander une proximité spirituelle dans la prière. Je vous demande d’être nos Aaron qui nous soulèvent les bras quand nous sommes fatigués et découragés ; d’être prêts, depuis vos monastères, à sécher nos larmes chaque fois que nous pensons ne pas pouvoir y arriver, de réconforter ceux qui nous attendent à la maison sans savoir comment nous allons et ce que nos yeux et nos cœurs vivent vraiment ! Les gens meurent seuls, sans leurs proches à leurs côtés, mais ils meurent enveloppés de l’amour de Dieu dans nos services qui n’ont plus d’espace ni de temps, dans des salles, des couloirs dépourvus de couleur ; mais malgré le chaos et la peur qui atteignent aussi chacun de nous, nos services sont remplis de cœurs qui se battent à toute heure, à tout instant pour donner la vie à ceux qui semblent ne plus l’avoir ! Soyez notre force en priant le Saint Rosaire, notre oxygène en lisant la Parole et en célébrant l’Office divin ! Soyez la résurrection au ciel pour nos patients lors de la fraction du pain, où le Christ se manifeste vivant pour chaque fils qui aspire à sa Source de Salut ! »
Chers amis, entrons dans la Semaine Sainte et dans la joie invincible de Pâques en accueillant cet appel à être des membres vivants du Corps du Ressuscité, en nous rappelant toujours que la vie du Corps du Christ est la charité !
Fr. Mauro-Giuseppe Lepori