Une rencontre fortuite avec le père Doncoeur, prêtre jésuite historien épris de Jeanne d’Arc, une proposition incongrue : « Écrivez quelque chose de Jeanne ! – Mais j’ai déjà fait une Antigone ! – Mais justement, Jeanne, c’est l’Antigone chrétienne… ». Une irrésistible tendresse pour Jeanne et vous voilà lancé, cher Jean Anouilh, dans la rédaction de l’Alouette (1953) avec au cœur une inexplicable joie. De la fascinante petite bergère de rien du tout, vous écrirez la vie en quelques semaines. Votre Jeanne est une réaliste, elle sait regarder. D’ailleurs, la vie elle la regarde les yeux dans les yeux. Au contact de l’invisible, l’Alouette atteint un réalisme puissant, une intelligence profonde des choses, une intelligence vraie de celle que donne la foi pure. Vous le dites vous-même, Jean Anouilh, cette oeuvre est un miracle, et par lui, c’est-à-dire par Jeanne, vous fûtes dépassé, emporté à tire-d’aile vers de célestes hauteurs : merveille !
Photo : Source
Alors, dites-moi, Jean Anouilh, entre nous, pourquoi Jeanne ? Pourquoi l’Alouette ? Sous le ciel de votre œuvre vole en effet une alouette. Légère, elle monte aussi vite qu’elle descend dans l’azur troublé et tourmenté du royaume de France du quinzième siècle naissant. Pour l’ornithologue le vol de l’alouette est une surprise. Pourtant léger et de taille modeste l’oiseau ne fréquente que les extrêmes. Il s’élève très rapidement et se laisse tomber avec une brusquerie inversement proportionnelle à la rapidité de son élévation. Discrète et sans prétention, l’alouette au plumage mordoré n’en est pas moins pourvue d’une force symbolique puissante. Ses élans successifs de la terre au ciel et du ciel à la terre font d’elle une médiatrice. Elle représente l’heureuse harmonie du terrestre et du céleste. L’alouette vole dans les hauteurs, mais c’est à terre qu’elle se bâtit un nid d’herbe sèche. Son envol évoque la force de l’élan juvénile et son grisolle est un chant d’allégresse. C’est un peu de cette façon que l’on perçoit votre Jeanne, cher Monsieur Anouilh. En outre, à l’image de la trajectoire de la Jeanne historique, votre drame est fait d’un seule tenant. Aucun découpage, il n’y a pas de scène, pas d’acte, le texte file hors du cadre traditionnel de la dramaturgie jusqu’à son terme. Ainsi l’Alouette [1]Jean Anouilh, L’Alouette, Éditions de la Table ronde, 1953 dessine par sa forme elle-même ou plutôt par son absence de forme, l’existence de la Jeanne de Domrémy : un sillon de lumière.
Dès le premier instant, Jeanne nous est acquise. La fraîcheur de son attitude, la finesse de son humour, la délicatesse de ses propos, la justesse de ses réponses. Tout en elle est aimable, tout est digne d’être aimé. Voilà, c’est Jeanne ! Comment expliquer cette passion si vive si naturelle et spontanée ? La première ébauche de réponse se trouve peut-être dans le regard de Jeanne. A trois reprises ses yeux sont évoqués. Par Beaudricourt d’abord : « Tu as de jolis yeux ». Par l’Inquisiteur ensuite : « Que l’accusé soit une petite fille, avec de grands yeux clairs ouverts sur vous, deux sous de bon cœur et d’ingénuité et vous voilà prêts à l’absoudre – bouleversés ». Et enfin par Jeanne elle-même lorsqu’elle soupire au sujet des paroles embrouillées de Cauchon : « (…) dans tout ce que disait l’Évêque, c’était difficile d’y voir clair… ». Votre Jeanne, mon cher Jean, est prodigieuse du fait de l’acuité de son regard. Intelligente et pourtant peu lettrée, c’est par son intelligence justement qu’elle lit au-dedans du réel (intelligere, en latin). Elle le déchiffre de l’intérieur, et ainsi le regard de Jeanne dessillé par sa foi lumineuse saisit le sens des choses, des personnes et des situations. En outre, la sûreté de son regard s’enracine dans la certitude intime qui la meut : « (…) je suis une fille de Dieu ». Elle n’a aucun doute sur la valeur de cette filiation divine qui à Dieu la relie et jusqu’à Lui la conduit. Garder les moutons, filer la laine et son adoption par Dieu, là est son trésor d’où elle tire sa liberté absolue vis-à-vis de ses nobles interlocuteurs. La petite alouette fréquente en effet les grands du royaume visible ou invisible avec aisance. A l’archange Saint Michel, elle s’oppose : « C’est trop lourd, Messire, La France ! » Devant sa familiarité Beaudricourt sursaute : « Pourquoi m’appelles-tu par mon petit nom ? » Charles VII s’en amuse : « Tiens tu me tutoies ? On en voit de si drôles aujourd’hui ! » Monsieur Anouilh, votre Jeanne en plus d’être sage est une audacieuse. Sans peur, elle chemine dans les méandres dialectiques de l’évêque de Beauvais.
Photo : © Sabina Kuk
« C’est par son intelligence justement qu’elle lit au-dedans du réel. Elle le déchiffre de l’intérieur, et ainsi le regard de Jeanne dessillé par sa foi lumineuse saisit le sens des choses, des personnes et des situations »
Autant on aime Jeanne tout de suite, autant la douceur de Cauchon est vite pénible à supporter, car c’est avec cette douceur sinistre qu’il mène justement Jeanne au bûcher. Ce prélat français est le parfait opposé de Jeanne, autrement dit de l’alouette. En vertu de son nom, à l’évêque sont impartis les gousses et les caroubes pourris… A l’alouette, le ciel est donné en héritage ! Le bestiaire est cruel, mais nous sommes chez vous, Jean Anouilh, où toujours s’effleurent la poésie la plus tendre et le cynisme grinçant d’âmes vulgaires et tristes. Vous portez en vous le goût des contrastes, tel est le charme puissant de vos œuvres. Les extrêmes se côtoient mais ne se mêlent pas en une médiocrité nuancée. Non, ça jamais ! Ainsi, Cauchon semble être un homme sans foi, mais avec loi. Un homme carré dans un corps qu’on imagine rond… Dans le cochon, tout est bon ! Est-ce si vrai ? Le fonctionnaire ecclésiastique porte sa mitre enfoncée jusqu’aux yeux. Son chapeau d’évêque lui fait l’effet d’une chape de plomb, mais il aime ça, que voulez-vous ! Cette coiffure lui bouche la vision surnaturelle, mais avec mansuétude il guide la Pucelle vers la mort : « Ce ne sera pas bien long » déclare l’onctueux pour calmer les impatiences du trop pressé Comte de Warwick au tout début de la pièce. « J’entends lui passer ses fées de petite fille … » poursuit-il. « Laissez-la parler avec ses Voix, tranquillement. » Mais au fur et à mesure ça se corse : « Tu es toute seule », au point de devenir insultant : « (…) ce membre pourri que tu es… » L’abjection mielleuse de Cauchon lui attire la lumineuse et comique interrogation de Jeanne : « Pourquoi me torturez-vous si doucement, Messire ? J’aimerais mieux que vous me battiez. » Mais Jeanne n’a rien à craindre de ce côté-là. Le mitré de Beauvais est véreux, jamais il ne se résoudra à rouer de coups la Pucelle. Son pernicieux langage est arme plus efficace : « Je suis un vieil homme, Jeanne (…) Je suis las. Je ne voudrais pas, avant de mourir, avoir encore tué une petite fille. Aide-moi toi aussi. » Ben, voyons ! Quel cuistre, ce Cauchon, quel vantard ! L’homme de Dieu est rivé au sol, son regard n’atteint pas l’au-delà du visible et par l’effet de contraste dont vous avez le secret, brille devant nos yeux, Jean Anouilh, l’éclatante humilité de Jeanne, cette sorte de disposition intérieure qui l’établit en face de Dieu dans la plénitude de son appartenance. L’alouette vole en plein ciel et son corps brûlé sera, à la fin de l’histoire vraie, comme un encens, un sacrifice d’agréable odeur offert au Roi des Cieux …
Après la savoureuse scène de la rencontre entre Jeanne et Charles VII, le comte de Warwick fait un état des lieux de la situation militaire, une comparaison entre l’avant Jeanne et l’après. Honnêtement, il expose les successives pertes anglaises depuis la prise du gouvernement de l’armée française par la Pucelle. Il s’en désole, mais fair-play reconnaît : « Non, ce qu’il y a eu en plus – ayons l’élégance d’en convenir – c’est l’impondérable. Dieu, si vous y tenez, Seigneur Évêque – ce que les états-majors ne prévoient jamais… C’est cette petite alouette chantant dans le ciel de France, au-dessus de la tête de leurs fantassins… (…) Ces deux notes claires, ce chant joyeux et absurde d’une petite alouette immobile dans le soleil pendant qu’on lui tire dessus, c’est tout elle. » Et c’est un anglais qui le dit, hélas ! Lord Warwick a su discerner au-dessus de la mêlée, la délicate présence du divin. Cauchon n’a pas la lumière à tous les étages, mais lui, si ! D’ailleurs, grand prince, il ira rencontrer Jeanne dans son cachot après son abjuration pour la féliciter et il recevra en pleine figure le désir fulgurant de Jeanne de finalement servir le bien jusqu’à la mort : « Appelle tes soldats, Warwick, appelle tes soldats, je te dis, vite ! Je renonce à l’abjuration (…) ils vont pouvoir l’utiliser leur bûcher, ils vont enfin l’avoir leur fête ! ». « Je ne pourrais pas vous voir mourir ». « Il faudra avoir du courage, petit gars, j’en aurai bien, moi. Tu es bien gentil tout de même malgré ta petite gueule de gentleman mais, tu vois, il n’y a rien à faire, on n’est pas de la même race, tous les deux. » C’est alors que revient la question du début, cher Jean Anouilh, dites-moi, pourquoi Jeanne, pourquoi l’Alouette ? Et on vous imagine très bien répéter la question et offrir cette réponse laconique avec ce regard étonné qui est le vôtre cerné de vos fines lunettes d’acier : Pourquoi, Jeanne ? Pourquoi, l’Alouette ? Parce que, la France !
References
↑1 | Jean Anouilh, L’Alouette, Éditions de la Table ronde, 1953 |
---|