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Le Petit Prince, d’Antoine de Saint-Exupéry, est une œuvre essentiellement religieuse qui analyse le refus de notre temps de toute transcendance. Je suis retourné au Petit Prince à de nombreuses reprises. A chaque fois, avec prévention et même une certaine crainte. Depuis ma première immersion dans l’œuvre d’Antoine de Saint-Exupéry à l’âge de 14 ou 15 ans, chaque nouvelle rencontre a été marquée par deux incertitudes inquiétantes. Mon moi d’alors, qui appréciait ce petit roman d’apparence enfantine, était-il à la hauteur des critères et des exigences de mon moi d’aujourd’hui, plus brisé par l’existence ? Et la seconde, plus terrible encore : quelle image de moi trouverai-je en me regardant dans le miroir du Petit Prince ? Se reconnaîtra-t-il dans les rêves et les désirs de cet adolescent ému jusqu’aux larmes ? Dans ces deux interrogations, il y a bien sûr une troisième question, implicite : ce travail d’apparence légère est-il encore valable, ou doit-il être conservé, avec dignité, dans quelque étagère de la mémoire où les services rendus sont reconnus, mais où il est oublié et ne dérange plus ?

 

 

Dans mon cas, partager les investigations du Petit Prince a toujours été une expérience vivifiante. Chaque saut dans le vide a été accompagné d’une immense satisfaction personnelle. Et c’est pourquoi nous sommes ici, en train d’écrire précisément cet article, et pas un autre, peut-être plus au goût du jour, qui se moquerait de l’innocence et de la candeur de l’œuvre et qui vous dirait, avec beaucoup de solennité, que les hommes sérieux ne lisent pas de choses frivoles et se consacrent à des activités plus rentables.

Il me semble que le premier grand malentendu sur le Petit Prince provient de son titre même et de sa condition de récit illustré par des dessins d’apparence enfantine, ce qui a conduit beaucoup, à travers le temps, à l’interpréter comme une histoire pour enfants. Ce qui, bien sûr, n’est pas le cas. En fait, la meilleure porte d’entrée du livre n’est pas fournie par l’enfance, mais par cet autre moment d’ouverture et de recherche que représente l’adolescence. Dès lors, la possibilité de continuer à bénéficier ou non de l’œuvre d’Antoine de Saint-Exupéry dépend strictement de l’évolution de la vie de chacun, et de la mesure dans laquelle il a réussi à éviter la tentation du cynisme, et de ces autres maux d’adultes que le livre dénonce.

 

 

La deuxième erreur, non moins répandue que la précédente, est de l’interpréter, en clé péterpanique, comme une invitation à refuser de grandir et de devenir adulte, au nom de la plus grande créativité et de la liberté de l’enfance. Mais ce n’est pas non plus une interprétation adaptée. Le malentendu vient souvent du fait que l’on ne comprend pas que le travail est avant tout un dialogue du romancier avec lui-même. Si le personnage de l’aviateur est un alter ego de l’écrivain lui-même, qui était pilote de profession, le personnage est un alter ego des deux, ou du moins d’une dimension d’eux-mêmes qui est précisément ce que nous essayons de revendiquer comme nécessaire. C’est pourquoi il n’est pas très logique d’interpréter la disparition finale de l’enfant comme un suicide ; nous assistons plutôt à la prise de conscience de l’aviateur que ce « moi enfant » ne peut être conservé indéfiniment sous cette forme, mais doit trouver un moyen de rester en vie – dans l’éclat des étoiles, par exemple – mais dans le corps et la vie de l’adulte. Il ne s’agit pas de refuser de grandir, mais de grandir correctement.

 

 

Le Petit Prince est une invitation permanente à aller plus loin, à chercher le sens de l’existence, dans une lutte permanente contre la banalité et l’insubstantialité. Qu’est-ce que l’œuvre de Saint-Exupéry revendique, si ce n’est pas l’enfance, comme beaucoup le croient ? Ce que requiert le Petit Prince, c’est d’abord un regard merveilleux, poétique, sur la réalité – car il ne s’agit de rien d’autre que de pouvoir voir, dans le dessin sommaire d’un chapeau, un éléphant avalé par un boa. Et, en second lieu, un regard transcendant et sacré sur l’existence. Ce que le roman dénonce, ce n’est pas le monde des adultes en général, mais l’idolâtrie du profane, du monde du pratique et de l’utile, quand il devient une fin en soi et que se perd la perspective du pourquoi des choses. Le Petit Prince, enfin, est une invitation permanente à dépasser la vie somnambule et léthargique et à rechercher le sens de l’existence dans une lutte permanente contre l’insubstantialité. Et, de plus, elle appelle à le faire non pas par auto-affirmation de soi dans l’individualisme le plus enragé, mais, au contraire, en sortant de soi-même, et en mettant l’autre au centre. Il s’agit de l’autre d’Emmanuel Levinas, compris comme un « événement inattendu ». Mais c’est aussi l’autre qui rend possible la dimension relationnelle de l’homme, et sa rédemption par le mystère de l’amour.

Un amour qui paraît s’incarner dans l’histoire de la relation entre le petit prince et une rose dont il prend soin, et avec laquelle il établit des liens qui, comme l’explique le renard, sont précisément ce qui fait que cette rose, et cette relation, sont uniques et personnelles. Le Petit Prince remet en cause cette idée, si folle et contemporaine, selon laquelle la plus grande aspiration de la vie doit être la liberté, comprise comme une indépendance totale, et non comme le besoin de liens avec les autres. Au contraire, Saint-Exupéry affirme que l’homme se fait lui-même en se tachant les mains dans ses relations avec les autres, même si un tel effort semble souvent frustrant ou douloureux et implique des piqûres et des saignements.

Le Petit Prince est un roman essentiellement spirituel, dans la mesure où l’impulsion qui l’anime est précisément la recherche de cette transcendance qui donne un sens à la vie. Mais il est aussi essentiellement religieux au sens étymologique de relier, un mot qui fait référence à la réunion de ce qui est désuni, à la liaison, à l’accentuation des liens de fraternité. Antoine de Saint-Exupéry n’était pas un catholique pratiquant, mais il était « un esprit essentiellement religieux, un croyant », comme l’indique Virgil Tanase dans un des textes écrits pour l’édition spéciale du 70 ème anniversaire de l’ouvrage.

Le Petit Prince nous invite sans cesse à redécouvrir la grande vérité de l’existence : que le monde n’est pas toujours ce qu’il semble être. La spiritualité du Petit Prince n’est pas enserrée dans des dogmes ou des doctrines, et elle est donc ouverte à toute recherche qui partage le principe de base de l’ouvrage, résumé dans sa phrase la plus célèbre : « L’essentiel est invisible pour les yeux ».

Par conséquent, il est au-delà de la matière, du tangible et des apparences. Cette essentialité explique probablement le succès que le livre a rencontré dans le monde entier, avec plus de 200 millions d’exemplaires vendus depuis sa première publication à New York, le 6 avril 1943, en pleine Seconde Guerre mondiale, dévastatrice.

 

 

Elle manifeste que l’invitation à la transcendance, à regarder au-delà, avec, pour guides, générosité et détachement, fait du Petit Prince un livre aujourd’hui contre-courant, et potentiellement en conflit avec notre époque actuelle, dans laquelle un nombre croissant de nos concitoyens semblent s’adonner à la gloutonnerie de l’immanence. De plus en plus, ils s’engagent à vivre non seulement sans Dieu, mais aussi sans lever les yeux vers une sorte de ciel, limitant leur capacité de rêver au désir de paradis politiques imaginaires, complices de plus que les probables enfers réels.
Face à tout cela, Le Petit Prince nous invite à redécouvrir sans cesse la grande vérité de l’existence : que le monde n’est pas toujours ce qu’il paraît, et que, très souvent, dans les endroits les plus inattendus, et entourés d’épines, surgissent le mystère et l’émerveillement. Tant que, bien sûr, nous avons la capacité de comprendre que la surprise peut être cachée sous un lourd chapeau.

 

Article écrit par Vidal Arranz et publié sur le journal El Debate de Hoy le 31 août 2020.

Traduit de l’espagnol par C.M

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