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Jean-Jacques Sempé, l’humour du genre humain

« Il m’est arrivé de devenir, par moments, raisonnable … mais jamais adulte. » [1]Musiques, J.J. Sempé . C’est donc une âme d’enfant que l’on célèbre aux funérailles de Sempé en l’église St Germain des prés de Paris. Coup de gomme terrestre inexorable qui pourtant n’efface rien de ce si original et insaisissable artiste. Natif de Pessac près de Bordeaux, enfant naturel, son père adoptif et sa mère se disputent incessamment et violement. « Mon enfance n’a pas été follement gaie. Elle fut même lugubre et quelque peu tragique » [2]Sempé, itinéraire d’un dessinateur d’humour, M.Lecarpentier . Il s’empresse de rajouter:  « mais mes parents ont fait ce qu’ils ont pu. Je ne leur en veux pas une seconde, ils se sont débrouillés comme ils ont pu. » [3]Libération, 2011 Cette mansuétude toute imprégnée de pardons nous dit déjà beaucoup du caractère de notre dessinateur qui ne trahira jamais, au travers de ces dessins, cette bienveillance envers l’être humain : « quand je me suis mis à dessiner, j’ai eu envie de dessiner des gens heureux, ce qui est de la folie (pour un dessinateur de presse) … C’était peut-être une sorte de thérapie? » [4]Vosges Matin, 2020 . Enfant, deux autres échappatoires aussi le sauveront et l’accompagneront toute sa vie. L’école Tout d’abord, qui lui permet de satisfaire sa curiosité mais aussi de chahuter ; autant de souvenirs qui seront à la source du célèbre Petit Nicolas. Et puis, surtout, la musique « qui l’évade » avant dix ans déjà et qu’il écoute incessamment par le biais de la radio : « Mes 3 copains de toujours, Duke Ellington, Debussy et Ravel suffisent à mon bonheur… » [5]Musiques, J.J. Sempé

 

Le petit Nicolas (Source : Internet)

 

 L’homme et son destin

Afin d’échapper à l’environnement familial, Sempé devance l’appel militaire en falsifiant sa date de naissance. Au début des années 50, il dessine toujours et propose ses dessins au quotidien Sud Ouest qui lui donne sa chance. Il se retrouve finalement à Paris qui devient sa ville d’adoption et de prédilection ; il y rencontre là Goscinny, « mon premier ami «  [6]INA dira-t-il. Ils créent tous deux le petit Nicolas qui a immédiatement le succès qu’on lui connait encore aujourd’hui : « le petit Nicolas est indémodable » ; « lorsque nous l’avons créé avec Goscinny, il était déjà démodé ! » [7]Le Figaro, 2009 . Le succès dès lors ne sera jamais démenti … en fait, on se l’arrache ! Paris-Match, Le Figaro, l’express, Télérama, le Nouvel Obs, et, comme pour étayer son universalité, il travaille outre-manche pour Punch mais surtout, va réaliser pour la très célèbre revue américaine The New-Yorker plus de 100 couvertures, devenant chez eux l’artiste collaborateur le plus publié. Sempé dessinera et publiera encore jusqu’à quelques jours avant son décès à 89 ans.

 

 

L’homme et son dessin

Insaisissable et paradoxal dessinateur ! Un trait graphique à la fois léger … mais dense ; économe dans le style…  mais riche en cette avalanche d’économies! Un graphisme unique et reconnaissable entre mille qui fait parfaitement correspondre son trait à l’idée qu’il fait surgir. « Est-ce l’œil ou la main qui dirige ? » s’interrogera-t-il « c’est la main! L’œil ne fait que vérifier » ; aveu caché d’un don et d’une grâce qui le dépasse, d’un artiste qui se comprend d’abord artisan.

La pêche (Source : Internet)

 

Cet homme est un, tout respire au travers de ses œuvres la vérité et l’honnêteté. Indivisible poète- dessinateur ! En poussant un peu, on pourrait même conseiller aux paresseux de la lecture de poèmes de commencer par découvrir les dessins de Sempé en guise d’introduction à la poésie !

 

Le jardin du Luxembourg (Source: Internet)

 

Mais « vérifions » comme lui le fait, ses dessins et leur invitation au grand imaginaire. Ils sont non pas une conclusion, mais une fenêtre ouverte… une grande fenêtre ouverte sur la vie: parcourez cet appartement d’immeuble bourgeois aux ornements surannés, investi  de meubles et de draperies qu’on ne manufacturaient  qu’entre Louis XV et la Belle Epoque; perdez-vous dans ces riches feuillages d’arbres laissant deviner quelque immeuble citadin … et ce moineau qui vole, ce chat qui rôde … et puis, comme dans un écrin, en tout petit, ce petit homme au petit chapeau qui salue cette vieille petite dame promenant son petit chien. Quel univers ! Une légèreté qui pèse de tout son poids et nous dit tant de notre humanité et de ce qui l’entoure. Pour parvenir à nous introduire dans ces tendres sourires, Il y a certes le don mais aussi énormément de travail : « beaucoup croient qu’il suffit d’observer pour dessiner. Pas du tout, tout repose sur l’imagination et ça … c’est très dur ! » [8]Rêver pour dessiner, Françoise Gallo,2003

 

 

L’homme de presse … pas pressé.

Dans ce monde du dessin de presse, Sempé reste la surprise. L’immense majorité des dessinateurs de presse synthétisent l’information immédiate pour en tirer la substantifique moelle afin de nous faire rire … exercice déjà difficile et (parfois) admirable. Sempé, lui, prend le contrepied : A la claque évidente d’un dessin certes drôle mais trop souvent féroce, gras ou cynique, il préfère la caresse légère d’une brise de tendresse toute humaine, effleurant et caressant nos zygomatiques : « Paris-Match s’intéresse à l’actualité. C’est sa vocation. Moi, c’est l’exact contraire : je ne suis pas fait pour suivre l’actualité. Le dessin d’humour doit-être, quand il est à peu près réussi, totalement intemporel, Hors de l’actualité. » [9]Dernières Nouvelles D’Alsace, 2020

 

Pluie (Source: Internet)

 

Un rire ou un sourire qui fait du bien, qui n’accable pas l’autre, qui repose, qui nous installe poète ou philosophe, et qui, finalement, nous fait pousser un « ouf  » de soulagement au regard de notre condition humaine toujours pétrie de bonnes intentions qui dérapent ! Encore une fois, quel univers ! En contemplant une planche de Sempé, comment ne pas penser à Doisneau, Saint Germain des Prés, au café de Flore et au Caveau de la Huchette ?  Comment ne pas entendre en fond un air guilleret d’accordéon, ou une mélancolique gymnopédie d’Erik Satie, ou Piaf chantant Paris ou New-York, ou même parfois le simple silence des chutes de feuilles automnales ? Comme cela fait du bien ! Et s’il lui arrive d’à peine étriller quelque pédant ou mondain, Sempé ne se trompe pas de cible et le fait avec sans doute l’intention rédemptrice de sauver l’infortuné (ou fortuné !) « ciblé ».

 

 

L’homme et son humble dessein

Pour Sempé, « le dessin d’humour est un luxe absolu » [10]Côté Paris, 2011 , et le premier étonné de son succès est lui même. Pas une fausse humilité – il ne se reconnaissait étonnamment que peu de talent et allait jusqu’à dire : « il est facile d’être humble quand on est nul. » [11]Musiques, J.J. Sempé Coquetterie facétieuse ? Non pas : « Je travaille depuis 70 ans et je rate toujours autant mes dessins ! Disons que je fais des gammes avec l’espoir, chaque jour renouvelé, de réussir le dessin que j’ai en tête ». « Il y a beaucoup de mes dessins publiés que je trouve exécrable » (Vosges Matin, 2020)) . Faire mieux, être à l’ouvrage, recommencer, tenter de peut-être s’améliorer, avoir un regard critique sur le travail passé, humilité d’artisan et exemple à suivre. On reste étonné de cette inadéquation entre ce succès international mérité, sans doute unanime, et la perception qu’en a Sempé : il s’en fiche ! Et la reconnaissance ne le comble que bien peu semble-t-il. Seul compte l’appréciation qu’il a de son travail de dessinateur humoriste. Chapeau l’artiste !

 

 

Il y a enfin en Sempé une dimension spirituelle aux accents Tolkieniens qui, malgré lui ou pas, enveloppe toute son œuvre. Il serait vain de savoir trop l’expliquer, mais notons de lui cette phrase qui témoigne de cette quête essentielle : « Nous ne sommes que de braves petits êtres condamnés à vivre dans un monde qui nous dépasse. Ce décalage entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, c’est le sujet que je traiterais en permanence si j’en avais la possibilité » [12]DNA 2020 . Attribuons ici à Sempé un touchant manque de lucidité, car tout son travail, graphiquement et en essence, semble ne parler que de cette quête profonde et de ce décalage, au travers de sa poésie dessinée hautement philosophique. C’est sans doute cette dimension insaisissable mais bien ressentie qui nous ravit, cette inspiration d’artiste qui devient respiration pour nous, braves petits êtres que nous sommes. Pour Sempé, en filigrane, au delà de l’humour du genre humain, il y a … l’amour du genre humain.

 

References

References
1, 5, 11 Musiques, J.J. Sempé
2 Sempé, itinéraire d’un dessinateur d’humour, M.Lecarpentier
3 Libération, 2011
4 Vosges Matin, 2020
6 INA
7 Le Figaro, 2009
8 Rêver pour dessiner, Françoise Gallo,2003
9 Dernières Nouvelles D’Alsace, 2020
10 Côté Paris, 2011
12 DNA 2020
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