À la Pentecôte 1607, trois ans après sa première rencontre avec Jeanne de Chantal, François de Sales lui dévoile une intuition qu’il a reçue – celle de fonder un institut par elle et avec elle. Pour Jeanne, c’est la réponse enfin donnée à sa grande inquiétude vocationnelle – mais aussi l’occasion d’une véritable angoisse (elle a quatre enfants encore jeunes et beaucoup d’obligations familiales – comment pourrait-elle les abandonner ?). Il faudra encore trois ans pour que la fondation se concrétise, pendant lesquels la Baronne de Chantal veillera à préparer la prise en charge et le futur de ses enfants.
Jeanne de Chantal. (Source)
Le 4 avril 1610 elle est accueillie solennellement à Annecy par l’Évêque de Genève : c’est le début de l’aventure de la Visitation – le début de la fécondité commune de Jeanne et François, qui sera faite de lourdes épreuves, d’interventions très belles de la Providence, du don d’eux-mêmes jusqu’à épuisement, et, surtout, de leur entier dévouement à se servir l’un l’autre – conscients que désormais leurs missions sont étroitement unies dans le cœur de Dieu.
Les épreuves
L’amitié entre Saint François et Sainte Jeanne a eu un déploiement extraordinaire. Elle a permis leur sainteté à chacun, mais elle a aussi donné naissance à des fils et filles spirituels innombrables, à des amitiés similaires à la leur – enfin, à une vraie compagnie. Elle est pourtant jalonnée de grandes épreuves qu’ils arrivent à traverser en y voyant toujours, grâce à leur soutien l’un pour l’autre, des occasions de rencontre avec le Seigneur. Leur secret : une ouverture de cœur totale, une attitude presque de confession l’un envers l’autre, qui leur donne la certitude et la joie de ne faire que l’œuvre d’un Autre.
En témoigne cette lettre de François lors de la retraite annuelle de Jeanne en 1616 : « Il faut demeurer en cette sainte nudité jusqu’à ce que Dieu vous revête. Demeurez là, dit Notre Seigneur à ses Apôtres, jusqu’à ce que d’en haut vous soyez revêtus de vertu (…) N’avez-vous pas tout quitté et tout oublié ? Dites ce soir que vous renoncez à toutes les vertus, n’en voulant qu’à mesure que Dieu vous les donnera, ni ne voulant avoir aucun soin de les acquérir qu’à mesure que sa Bonté vous emploiera à cela pour son bon plaisir.
Notre Seigneur vous aime, ma Mère ; il vous veut toute sienne. N’ayez plus d’autres bras pour vous porter que les siens, ni d’autre sein pour vous reposer que le sien et sa providence, n’étendez votre vue ailleurs, n’arrêtez votre esprit qu’en lui seul, tenez à votre volonté si simplement unie à la sienne en tout ce qu’il lui plait de faire de vous, par vous et pour vous, et en toutes choses qui sont hors de vous, que rien ne soit entre deux » [1]Saint François de Sales, lettre du 21 mai 1616 à Sainte Jeanne de Chantal .
Les premières douleurs toucheront leurs deux familles – qui ne sont presque devenues plus qu’une. En 1607, la petite sœur de l’Évêque de Genève, Jeanne de Sales, qui avait été confiée à la Baronne de Chantal pour son éducation, meurt subitement. « O Vive Jésus, Je tiendrai toujours le parti de la Providence divine, elle fait tout bien et dispose de toute chose au mieux. Laissons que Dieu recueille ce qu’il a planté en son verger, il prend tout à saison » [2]Saint François de Sales, lettre du 2 novembre 1607 à Sainte Jeanne de Chantal écrit alors François. En 1610 meurt Charlotte, dernière fille de Jeanne de Chantal, d’un accès de fièvre soudain – elle s’éteint en prononçant tous les noms qu’elle connait du Christ : « mon Jésus », « mon Sauveur », « mon Seigneur »… La même année disparait la mère de François. Enfin en juin, Jeanne de Chantal, éclatant en sanglots, doit enjamber le corps de son fils ainé, Céleste Bénigne, qui s’est couché en travers de la porte pour empêcher sa mère de partir pour la vie religieuse.
En 1617 meurent successivement Bernard de Sales, frère de François, puis son épouse, Marie-Aimée, fille de Jeanne, encore jeunes mariés.
A ces épreuves familiales s’ajoutent de nombreuses calomnies et difficultés d’installation au cours de la croissance de la Visitation.
Enfin, la dernière épreuve, lancinante alors que la Visitation se déploie, est la distance physique qui les sépare désormais (ils sont souvent en voyage, chacun du côté qui lui revient) et la rareté de leurs entrevues. Lorsque la Mère de Chantal rencontre l’Évêque de Genève pour la dernière fois quelques jours avant sa mort, en décembre 1622, cela fait plus de trois ans qu’ils ne se sont pas rencontrés. Pourtant, cette distance n’a jamais entravé leur amitié, au contraire elle l’a renforcée, aidant chacun à persévérer dans sa mission propre – tout en puisant dans l’attachement à l’autre la force de continuer.
Vitrail Eglise Saint-Nizier (Lyon)
Le déploiement de la Visitation
Lors de l’ouverture de la première maison dite « la Galerie » à Annecy, le 6 juin 1610, Jeanne est accompagnée de deux femmes qui seront ses premières sœurs, et d’une domestique. En août elles sont huit – les postulantes se pressent à leur porte sans effort, tant elles sont attirées par la personne de Jeanne.
Leur vie est toute simple, faite de prière et de visites aux plus pauvres. L’intuition est de permettre à des femmes souvent faibles, parfois blessées, et qui ne pourraient supporter l’austérité et la discipline physiques des couvents, de vivre une vie commune religieuse. L’Évêque de Genève et la mère fondatrice se laissent porter par les femmes qu’ils rencontrent, cherchant sans cesse à s’adapter à chacune d’elles davantage qu’à suivre un projet particulier.
Le 6 juin 1611 les premières sœurs font leur profession, et en 1612 elles doivent déjà quitter la Galerie, devenue bien trop étroite, pour un monastère qu’elles font construire. En 1615 est fondée la Visitation de Lyon, en 1618 dans d’autres villes comme Grenoble et Bourges, et surtout Paris.
Au cours de toutes ces années, la correspondance abondante entre Saint François et Sainte Jeanne révèle la manière qu’avait le premier de guider la seconde, regardant toujours sa personne et non en appliquant des « règles » de direction. Une sollicitude qui permet à Jeanne d’adhérer de l’intérieur, et sans contrainte, à toutes les difficultés car il lui est donné, dans le cœur de François, de les voir comme la véritable volonté de Dieu pour elle.
De son côté, par sa sollicitude toute maternelle et filiale à la fois, elle le porte, discrètement dans sa mission, ses voyages, ses inquiétudes et ses défaillances de santé.
Cependant, la Visitation ne parviendra pas à longtemps demeurer sous sa forme originale – plus laïque, en définitive, que religieuse. En 1615, l’Archevêque de Lyon invite à une réforme que François de Sales combattra longtemps avant de céder : ses filles seront désormais cloîtrées et bien plus proches d’un ordre religieux « traditionnel ».
Malgré ces vicissitudes, en 1622, à la mort de François, la Visitation compte 13 monastères ; puis 87 à la mort de Jeanne en 1641.
François servira toujours Jeanne comme fondatrice et mère, ne prétendant jamais être lui-même le fondateur de la Visitation, et Jeanne survivra de longues années à son bien-aimé père spirituel, perpétuant en sa personne l’esprit et le mode d’accompagnement spirituels de celui-ci – comme en témoignent ses nombreuses lettres à ses filles visitandines, qui ressemblent souvent aux lettres écrites par François à Jeanne – pleines de douceur, d’attention à la personne, et d’entrain même dans les sujets les plus difficiles.
Jeanne aura également, à la suite de François, un rayonnement politique et culturel en France, étant invitée dans de nombreux cercles et même, peu avant sa mort, par la reine de France à bénir le petit dauphin – futur roi Louis XIV.
Une amitié qui porte l’Église
Il est, finalement, bouleversant de réaliser que l’amitié de Saint François et de Sainte Jeanne aura été la réponse du Seigneur aux grandes crises du jansénisme et du protestantisme qui ébranlent alors l’Église. Alors que les jansénistes remettent en cause son amour gratuit, Dieu donne, en ces deux saints, l’expérience de l’amitié comme fondement de l’expérience chrétienne. Alors que la théorie protestante de la prédestination fait des ravages, le Seigneur rappelle, en eux, l’expérience salvifique de l’amour, hic et nunc.