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Saint François de Sales: les amitiés saintes

Ordonné prêtre en 1593 et envoyé par son évêque à Genève, au cœur du fief calviniste. Rien n’est plus étranger à saint François de Sales que ces raidissements institutionnels qui ont parfois marqué le mouvement de « contre-réforme » au sein de l’Église Catholique. À son arrivée dans son nouvel évêché, il énonce dans un discours très remarqué la façon dont il entend exercer son ministère : « C’est par la charité qu’il faut ébranler les murs de Genève, par la charité qu’il faut l’envahir, par la charité qu’il faut la recouvrer. » Si sa charité l’a porté vers les ennemis de sa foi et vers les âmes les plus endurcies, et cela sans se raidir ni céder au découragement, c’est parce que Saint François de Sales est resté toute sa vie fermement ancré dans le centre, puisant dans les « amitiés saintes », comme il aimait à dire, la force et la lumière dont il avait besoin pour avancer. C’est dans son Introduction à la vie dévote qu’il nous livre le secret de l’amitié spirituelle.

St François de Sales et Madame Acarie. (Source)

 

Pendant plusieurs années, saint François déploie des trésors d’expérience, de théologie et de bon sens spirituel à l’attention d’une cousine, inquiète de préserver sa vie de prière tout en menant une vie dans le monde. Celle-ci, consciente que les lumières de son cousin dépassent largement ses propres besoins d’éclaircissement, partage régulièrement la lecture de ces lettres avec ses amies, qui en reçoivent avidement les enseignements. Sur les conseils de son propre père spirituel, elle demande à saint François la permission de les faire publier. Après quelques adaptations (les lettres seront désormais adressées, non plus à la cousine, mais à une « Philothée » — c’est-à-dire « amie de Dieu » — générique), la totalité de cette correspondance paraît sous le titre Introduction à la vie dévote. Le succès que cet ouvrage rencontre aussitôt fut tel qu’il fut réimprimé plus de quarante fois du vivant de son auteur ! Les expressions « vie dévote » et « dévotion », si chères à saint François, ont hélas mal vieilli, elles ont pris une odeur de vieille église et de poussière. Sous la plume de saint François de Sales, elles ont, on le devine, un sens bien différent de celui qu’on leur donne aujourd’hui. La « vie dévote », c’est la vie intérieure, la vie de l’Esprit en nous. La dévotion, c’est l’état de l’âme embrasée par l’Esprit. Si un acte de charité ou une prière isolée sont comme des étincelles, alors la vie dévote ressemble à une belle flambée !

Plusieurs chapitres de ce traité de vie chrétienne sont consacrés à l’amitié, tantôt pour expliquer à ses lecteurs l’importance vitale de « l’amitié sainte », tantôt pour les mettre en garde contre ses contrefaçons à bon marché. Saint François a reconnu, dans l’expérience personnelle qu’il en fit, le caractère objectif de l’amitié comme méthode divine de communication de la grâce. Ce faisant, il a bien conscience qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle doctrine et qu’il ne fait que mettre en lumière une dimension de la vie chrétienne qui traverse l’histoire de l’Église et remonte jusqu’aux premiers chrétiens, jusqu’à Jésus lui-même. « On ne saurait nier que Notre Seigneur n’aimât d’une plus douce et plus spéciale amitié saint Jean, Lazare, Marthe et Marie, car l’Écriture le témoigne. On sait que saint Pierre chérissait tendrement saint Marc et sainte Pétronille, comme saint Paul faisait son Timothée et sainte Thècle. Saint Grégoire Nazianzène se vante cent fois de l’amitié nonpareille qu’il eut avec le grand saint Basile. » L’enseignement de saint François de Sales sur l’amitié repose sur la fondation solide de cette vaste tradition comme sur sa propre expérience. Il repose aussi sur son expérience du combat spirituel. Il connaît la puissance du démon et l’étendue de sa haine pour le Christ, il sait d’expérience que la culture dominante s’infiltre facilement en nous, tant elle imprègne l’air que chaque jour nous respirons. À moins d’appartenir à une communauté, à moins de demeurer dans une amitié, tout chrétien « dans le monde » finit un jour ou l’autre par devenir « du monde ». Le saint docteur s’insurge avec véhémence contre les directeurs spirituels qui isolent les âmes : « Plusieurs vous diront peut-être qu’il ne faut avoir aucune sorte de particulière affection et amitié, d’autant que cela occupe le cœur, distrait l’esprit, engendre les envies : mais ils se trompent en leurs conseils » !

Dans la lignée d’Aristote, qui voyait dans l’amitié un milieu propice à la recherche commune du Souverain Bien, saint François de Sales nous encourage à conserver précieusement ce qu’il appelle le « grand lien de la sainte dévotion », ce réseau d’amis propice à la recherche de Dieu. « Quant à ceux qui sont entre les mondains et qui embrassent la vraie vertu, il leur est nécessaire de s’allier les uns aux autres par une sainte et sacrée amitié ; car par le moyen d’icelle ils s’animent, ils s’aident, ils s’entreportent au bien. » L’amitié est un abri, un soutien, mais elle est davantage encore. Elle est l’instrument d’une communication plus profonde. Dieu permet en effet que, par les réseaux de l’amitié véritable, le feu de la dévotion soit communiqué et constamment ravivé, de sorte que « [les amis sont] deux ou trois ou plusieurs âmes [qui] se communiquent leur dévotion, leurs affections spirituelles, et se rendent un seul esprit entre elles. Qu’à bon droit peuvent chanter telles heureuses âmes : “Oh ! que voici combien il est bon et agréable que les frères habitent ensemble !” Oui, car le baume délicieux de la dévotion distille de l’un des cœurs en l’autre par une continuelle participation. » Et le saint évêque de conclure : « La perfection donc ne consiste pas à n’avoir point d’amitié, mais à n’en avoir que de bonnes, de saintes et sacrées. »

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