Expulsé de l’URSS sous Brejnev en 1974, Alexandre I. Soljénitsyne, Russe par son père et Ukrainien par sa mère, écrit ces premières années d’exil dans son livre « Le grain tombé entre les meules ». En traversant le Canada et les États-Unis à la recherche d’une terre où se réfugier loin de l’agitation du monde, il va à la rencontre de la communauté ukrainienne. Au travers de ces quelques lignes nous sommes frappés par la lucidité profonde de l’auteur, nous plongeant au cœur de cette tragédie que Russes et Ukrainiens connaissent depuis un an déjà. Son attachement à ces deux peuples de par ses origines nous encourage à poser une regard rempli d’une authentique compassion pour ce que vivent bon nombre de nos amis des deux côtés du front. Puissent les dirigeants se mettre quelques instants à son école et trouver « conjointement » une alternative à cette guerre fratricide alimentée par une course aux armes occidentale absurde.
Alexandre Soljénitsyne
J’étais si bien, étendu dans ma « roomette », que j’aurais pu ne pas mettre le nez dehors avant Pembroke, dans l’Ontario, où j’avais rendez-vous avec Aliocha Vinogradov pour recommencer nos recherches. Mais je décidai de descendre à Winnipeg, centre des Ukrainiens au Canada, que je voulais voir. Ils possèdent une sorte de parlement panukrainien à l’étranger : le Congrès mondial des Ukrainiens libres où se rencontrent parfois divers branches ukrainiennes séparées, avec concélébration générale de deux Églises ukrainiennes différentes : catholique et, en quelques sorte, orthodoxe (autonome, avec désignation non canonique de leurs évêques, depuis 1918). Au contraire, les Russes, appartenant à des Églises différentes non seulement ne se rencontrent jamais, mais se font même la guerre : deux millions d’émigrés (personne ne sait le chiffre exact) sont dispersés en petites cellules vivant de leur vie propre et vouées à se dissoudre dans le néant. Et il ne reste à la Russie, pour exercer sur elle une influence, que les livres écrits par les penseurs de la Première émigration, les controverses de l’entre-deux-guerres et les troubles éclaboussures de la Troisième.
Mais qu’en est-il chez les Ukrainiens ? La cohésion, semble-t-il, y est apparemment beaucoup plus grande, mais pour ainsi dire inerte : ils n’entreprennent rien contre le pouvoir soviétique, ne déclarent même rien qui ait un peu de poids ; tout leur élan consiste à vivre, vivre comme en Occident, où on ne vit pas mal du tout, et à attendre d’être libérés par l’opération du Saint Esprit tant des communistes que des Russes. Quant à déployer des efforts, à se battre, ils ne sont prêts à le faire que contre les « Moscals » [1]« Moscal » : terme injurieux dont usent les Ukrainiens pour désigner les « moscovites », c’est-à-dire tous les russes . J’ai rencontré le président du Congrès, Kouchnir, accompagnés des dirigeants de l’éparchie [2]Éparchie : Diocèse orthodoxe ; on rassembla le soir une vingtaine d’intellectuels locaux pour converser, et partout j’avais saisi que tel était bien leur état d’esprit, et je leur lançai tout à trac : pour se partager l’héritage, les amateurs ne manqueront pas, mais comment le conquérir ? Un des présents me soutint indirectement en adressant à ses compatriotes le reproche suivant : combien d’hommes avait Petlioura ? trente mille seulement, et tous les autres sont restés paisiblement dans leurs maisons. (Oui, du même coup, il est clair que l’indépendance de l’Ukraine en 1918 avait été artificielle).
La question ukrainienne est une des plus dangereuses pour notre avenir, elle risque de nous porter un coup sanglant au moment même de notre libération, et nos esprits, des deux côtés, y sont mal préparés. J’en sens constamment peser sur moi le fardeau, pour une bonne part du fait de mes origines. De toute mon âme je souhaite aux Ukrainiens le bonheur et je voudrais que nous trouvions conjointement et hors de toute hostilité une solution à ce problème maudit, je voudrais apporter la réconciliation dans cette brisure dangereuse. Autre chose encore : j’ai été l’ami des Ukrainiens occidentaux au camp spécial d’Ekibastouz, où nous nous sommes révoltés ensemble ; je sais quelle était leur intransigeance et de quelle façon particulière elle s’était courageusement manifestée. Dans notre alliance là-bas contre le pouvoir soviétique, je n’avais ressenti aucune faille entre nous. Je pense qu’il se trouvera encore en Ukraine bon nombre de mes camarades de camp et qu’ils faciliteront le futur dialogue. Ce ne sera pas non plus une chose facile de s’expliquer avec les Russes. De même qu’il est vain de chercher à démontrer aux Ukrainiens que, par l’esprit et la lignée, nous sommes tous issus de Kiev, de même les Russes refusent l’idée que, sur les rives de Dniepr, vit un autre peuple. Beaucoup d’offenses et de sujets de discorde ont justement été semés par les bolchéviks : ces assassins n’ont qu’irriter et tourmenter les plaies et, lorsqu’ils partiront, ils nous abandonneront dans un état de pourrissement. Il sera très difficile de ramener le dialogue à la raison. Mais je mettrai dans cette cause tout ce que j’ai de voix et de poids. Il y a, en tout cas, une chose que je sais et proclamerai en son temps : s’il devait éclater, ce qu’à Dieu ne plaise, une guerre russo-ukrainienne, moi-même je n’y participerais pas et je ne laisserais pas mes fils y aller.
Alexandre Soljénitsyne et sa mère Taïssia Chtcherbak