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Quelques menus éclairages sur la Matthäus-Passion

Écriture(s) et tradition(s)

Le livret de la Passion selon saint Matthieu nous dévoile un Bach pleinement ancré dans les Écritures comme cela l’est dans son environnement luthérien. Rappelons au besoin la place centrale jouée par l’Écriture dans le luthérianisme avec la déclaration qui figure en tête de la confession d’Augsbourg de 1530 : « la Sainte Écriture reste la seule règle et la seule norme ». Elle est bien au cœur de la vie de Bach, qui, bien plus qu’un simple compositeur, nous donne à voir dans la Passion un véritable travail théologique.

 

© Yaryna Rudnyk

 

La manière dont Bach recopiait ses œuvres nous permet déjà d’entrevoir la place privilégiée qu’y tient l’Écriture. Bach commençait par tracer les portées sur du papier vierge avec un tire-lignes à cinq becs, puis calligraphiait la musique et les paroles. Les paroles tirées de l’Écriture étaient alors écrites en rouge comme nous pouvons le voir sur la partition ci-dessous. Les instruments, arias et chorals viennent commenter et magnifier le texte sacré.

 

Source

 

Bach s’appuie sur divers piliers de la tradition luthérienne pour la composition du livret de la Passion. À sa demande, son ami Picander compose deux chorals. L’itinéraire spirituel de cet homme mérite d’être mentionné. De son vrai nom Christian Friedrich Henrici, fonctionnaire, mais surtout écrivain et poète, il était, jeune encore, devenu un ami de Bach. Il avait, à ses débuts, publié des pièces de théâtre un peu légères puis, après sa conversion en 1724, s’est consacré à la littérature religieuse. C’est donc à lui qu’il revenait de composer les poèmes des gloses demandées par Bach, c’est-à-dire les méditations intercalaires qui deviendraient des airs ou des chœurs, tout en maintenant rigoureusement le récit évangélique dans la traduction allemande de Luther. Rappelons à toutes fins utiles que Luther avait traduit la Bible en allemand non en partant de la Vulgate, dont le canon était définitivement fixé par l’Église catholique un siècle et demi plus tôt – lors de la IVe session du concile de Trente en 1546 –, mais à partir des originaux hébreu et grec. Pour composer ses gloses, Picander va lui-même emprunter des vers à des œuvres antérieures d’Heinrich Brockes, de Salomo Franck ou encore de Heinrich Miller.

À ces deux chorals, Bach en ajoute douze, choisis dans des cantiques des premiers temps de la Réforme et de la guerre de Trente ans. Nous avons donc quatorze chorals en tout ; sept dans chaque partie de l’œuvre – nous aurons l’occasion de revenir plus loin sur l’importance du chiffre 7 dans l’Évangile selon saint Matthieu. Ils sont placés en des moments bien précis du déroulement dramatique pour en organiser le cours, afin que Bach puisse livrer son propre commentaire spirituel. Cinq d’entre eux ont la même mélodie instantanément reconnaissable, que la postérité retiendra comme air caractéristique de la Passion : Erkenne mich, mein Hüter (reconnais-moi, ô mon gardien) ; Ich will hier bei dir stehen (je veux rester ici auprès de toi) ; Befiehl du deine Wege (confie ta route) ; O Haupt voll Blut und Wunden (ô tête couverte de sang et de blessures) ; Wenn ich einmal soll scheiden (quand, un jour, je devrai m’en aller). Cette mélodie provient initialement d’une chanson d’amour composée en 1601 par Hans Leo Haßler, Mein Gemüt ist verwirret von einer Jungfrau zart (mon cœur est troublé par une tendre jeune fille). Elle est désormais heureusement associée au cantor de Leipzig ! Ces mélodies interviennent comme « thèmes parlants » accessibles à tous, et appartenant à la culture collective d’un peuple. Elles vont être aisément reconnues et faciliter l’entrée des auditeurs dans l’œuvre.

Arrêtons-nous un instant sur le dernier de ces cinq chorals, wenn ich einmal soll scheiden . Ses paroles sont de Paul Gerhardt, théologien luthérien et poète. Il est joué juste après la mort du Christ. Dans cette dernière métamorphose de la mélodie désormais classique, les chromatismes qui modèlent la tonalité en ut majeur provoquent une sensation d’affliction à l’évocation des souffrances du Christ et des angoisses du croyant.

Plus largement, intimement liée à l’expression de la souffrance, cette mélodie évoque toujours la Passion du Christ chez Bach, qui l’utilise également à deux reprises dans son Oratorio de Noël. Il s’agit alors bien de deux cantiques sur la Nativité, mais qui évoquent déjà la Passion. Un détour par l’Évangile de Luc nous permet de saisir ce lien direct que met en lumière Bach entre Incarnation et Rédemption : tandis qu’il est écrit en Lc 2,7 « elle l’emmaillota et le coucha dans une mangeoire », nous lisons en Lc 23,53 : « il [Joseph d’Arimathie] le roula dans un linceul et le mit dans une tombe taillée dans le roc ». Jésus est déposé dans la crèche comme il le sera dans le tombeau, et enveloppé de langes comme il le sera de linges.

Où est passé Judas ?

Dans la Passion, Judas est joué par une basse, synonyme de péché, ou tout du moins de pesanteur de la vie humaine. Nous le rencontrons pour la première fois après la péricope de l’onction de Béthanie, lorsqu’il va trouver les grands prêtres pour leur livrer le Christ. L’aria qui suit, Blute nur, du liebes Herz ! (ne fais-donc que saigner, cœur bien aimé ! – , nous permet de repérer un Kreuzmotiv, le motif de la Croix. Il est composé de quatre tons qui se succèdent de telle manière qu’une croix est obtenue lorsque les tons extérieurs et intérieurs sont connectés deux à deux. Le motif de croix le plus célèbre est … B-A-C-H ! En effet, dans le système allemand, H est utilisé pour si (au lieu de B), et B pour si bémol. Donc B (si bémol) – A (la) – C (do) – H (si bécarre). Ceci est d’autant plus intéressant que la suite B-A-C-H est constituée de très petits pas – la distance est de trois demi-tons de A à C –, ce qui rend la composition harmonique qui suit d’autant plus ardue.

Bach a lui-même mis cette séquence en musique à plusieurs reprises, notamment dans l’art de la fugue. Ce motif aura d’abord une postérité chez les romantiques allemands, puis chez Mozart, Beethoven, ou encore Poulenc.

L’apparition suivante de Judas, lors de la Cène, nous ouvre à une découverte importante. Nous le remarquons ici non pour sa parole, mais pour son silence. Suite à la phrase du Christ « En vérité, je vous le dis, l’un de vous me trahira », tous les disciples répondent « Herr, bin ich’s ? » (« Seigneur, est-ce moi ? ») – Tous ? Si nous additionnons les occurrences de « Herr », nous n’arrivons qu’à onze. De plus, il y a trois occurrences par voix, sauf pour les basses, qui n’en comptent que deux. Or Judas est une basse …

 

Plus nous avançons dans la compréhension de l’œuvre, plus nous commençons à en apercevoir la structure, et plus elle semble nous échapper. Ne nous épargnons cependant pas la joie de la découverte de ces fils directeurs cachés. Un parallèle saisissant avec la place du chiffre 7 dans l’Évangile selon saint Matthieu est à mettre en lumière. En Mt.1, la généalogie du Christ est structurée en 3 x 14 générations. En Mt.5, sept béatitudes. En Mt.13, sept paraboles. En Mt.23, sept malédictions contre les pharisiens. Et enfin, le terme « justice » (δικαιοσύνη) est employé sept fois dans l’Évangile [1]En suivant le texte grec : 3,15 ; 5,6 ; 5,10 ; 5,20 ; 6,1 ; 6,33 ; 21,32. , synonyme de plénitude de la Loi accomplie par Jésus.

Les Évangiles font preuve d’une grande sobriété dans la description de la mort de Judas. Nous sommes loin de certains passages de l’Ancien Testament qui font étal de la fin pittoresque des méchants : Antiochus rongé par les vers [2]en 2M.9 , Aman pendu sur le gibet qu’il a fait préparer pour Mardochée [3]Est. 7 , etc. Un pan de la littérature chrétienne des premiers siècles, via une tradition transmise par Apollinaire de Laodicée, réservera également à Judas une mort spectaculaire. Mais ici, fidèle à l’Évangile, le texte est très sobre. Judas reconnaît sa faute : « j’ai commis le mal en livrant le sang innocent ». La réponse des grands prêtres et des anciens est empreinte de moquerie: les voix se répondent comme entre deux balcons avec « Was gehet uns das an ? » (« Que nous importe ? ») et « Da siehe du zu ! » (« Cela te regarde »), avec en arrière-fond le contrechant guilleret des traversos (flûtes traversières baroques). Il ressort toutefois de cet extrait une impression d’autorité du conseil des anciens, autorité marquée par la force des voix puis leur arrêt soudain. Nous pouvons en trouver un certain écho dans l’Évangile selon saint Jean, avec la réponse que font les pharisiens à Nicodème : « toi aussi, serais-tu de Galilée ? Scrute, et tu verras que de Galilée il ne se lève pas de prophète » [4]Jn 7,50 .

Certains chœurs pourraient laisser penser à une haine féroce envers Judas. Nous entendons ainsi, suite à l’arrestation du Christ, « Pulvérise, ruine, engloutis, fracasse d’une soudaine fureur le faux traître, le meurtrier sanguinaire ! ». De même, l’aria Gebt mir meinen Jesum wieder ! (Rendez-moi mon Jésus !) –  évoque le « meurtrier, le fils prodigue [qui] jette [l’argent] à vos pieds ». Que nous dit la Tradition de l’Église à ce sujet ? Origène nous dit que le suicide de Judas lui permet d’être aux enfers avant Jésus et ainsi de pouvoir Lui demander Son pardon. Jean Chrysostome nous dit qu’il s’est repenti trop tard. Léon le Grand nous dit qu’il s’est repenti trop tôt. Thomas d’Aquin nous dit que son remords n’est pas suffisant. Comment y voir clair ? Sans doute en nous en tenant aux paroles du Christ : « le Fils de l’homme s’en va selon qu’il est écrit de lui, mais malheur à cet homme par qui le Fils de l’homme est livré ! Mieux eût valu pour lui qu’il ne fût pas né, cet homme-là ! » [5]Mt 26, 24 .

« Der Landpfleger Pontio Pilato »

Comme Marc, l’évangéliste Matthieu souligne que Pilate « savait que c’était par envie [que les grands prêtres] l’avaient livré » [6]Mt 27,18, cf. Mc 15,10). Chez Luc (23,20) et Jean (19,12). , il essaie même de faire relâcher Jésus. Son épouse le met également en garde. Néanmoins, il finit par abdiquer devant la colère de la foule. Cette colère se ressent fortement lorsque le chœur chante avec force « Barrabas » sur un accord de septième diminuée . Par ailleurs, dans la réponse suivante (« qu’il soit crucifié » ) nous pouvons observer à nouveau un motif en croix.

 

 

Ce mouvement est court : huit mesures seulement. Les deux chœurs chantent des parties identiques, à l’unisson, pour bien faire ressentir l’unanimité de la sentence demandée. Quelques instants après, le deuxième « lass ihn kreuzigen » (« qu’il soit crucifié ») – est chanté un ton plus haut que le premier, symbole de la tension qui ne cesse de s’accroître. Après avoir cédé à la demande mortifère puis s’être lavé les mains, Pilate réapparaît à la fin de la Passion, lorsqu’il autorise les grands prêtres à placer une garde devant le tombeau.

Qu’advient-il ensuite de lui ? Nous en entendons parler pour la dernière fois en l’an 36, quand il réprime avec vigueur un rassemblement de Samaritains sur le mont Garizim. Il est ensuite renvoyé vers Rome, et nous perdons sa trace en chemin. Tandis que la Légende dorée du dominicain Jacques de Voragine lui réserve une fin spectaculaire, nous sommes ici à nouveau placés devant la sobriété de l’Écriture. Que penser de l’absence de jugement ? Nous pouvons, si nous le désirons, nous mettre à l’écoute du Christ comme le fit Nicodème et L’écouter dire « Dieu n’a pas envoyé le Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui » [7]Jn 3,17 .

 

Lire aussi:

Bach, La Passion selon St Matthieu : le Cantique des Cantiques

Bach, la passion selon saint Matthieu : le Christ et Pierre

 

 

Citations
– Le texte allemand de la Passion et sa traduction française sont tirés de Gilles CAN-TAGREL, J. S. Bach : Passions, messes et motets, Paris, Fayard, 2011
– Les citations de l’Écriture sont tirées de La Bible Osty, Paris, Seuil, 1973

Sources
– Gilles CANTAGREL, Symbolique et rhétorique chez Jean-Sébastien Bach, communication devant l’Académie des beaux-arts enregistrée le 16 janvier 2008
– Gaël de KERRET, La symbolique théologique chez Bach, Cours donné au Festival Valloire Baroque le 10 août 2011
– NESTLE-ALAND, Novum Testamentum Græce et Latine, Stuttgart, Deutsche Bibelge-sellschaft, 28e édition, 2014
– Henri STROHL, La Formule de Concorde, Textes traduits, présentés et annotés par André JUNDT, Paris, « Je Sers », 1948. In : Revue d’histoire et de philosophie reli-gieuses, 27e année No. 3-4 (1947), p. 289-290
– Renaud SILLY (dir.), art. « Judas Iscariote », Dictionnaire Jésus, Paris, Robert Laffont/Bouquins, 2021, p. 542-548
– Renaud SILLY (dir.), art. « Matthieu (structure de l’Évangile de) », Dictionnaire Jésus, Paris, Robert Laffont/Bouquins, 2021, p. 644-653
– Renaud SILLY (dir.), art. « Nativité », Dictionnaire Jésus, Paris, Robert Laffont/Bouquins, 2021, p. 730-731
– Renaud SILLY (dir.), art. « Ponce Pilate », Dictionnaire Jésus, Paris, Robert Laffont/Bouquins, 2021, p. 846-849
– Wikipédia, Kreutzmotiv, https://de.wikipedia.org/wiki/Kreuzmotiv, consulté le 1r avril 2023

References

References
1 En suivant le texte grec : 3,15 ; 5,6 ; 5,10 ; 5,20 ; 6,1 ; 6,33 ; 21,32.
2 en 2M.9
3 Est. 7
4 Jn 7,50
5 Mt 26, 24
6 Mt 27,18, cf. Mc 15,10). Chez Luc (23,20) et Jean (19,12).
7 Jn 3,17
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