Il y a quatre ans, le monde entier avait les yeux rivés sur Notre Dame ravagée par les flammes. Depuis, comme beaucoup d’évènements, nous sommes passés au suivant. La mémoire de ce drame peut-être l’occasion alors de revenir sur le sens de cet instant. Notre-Dame de Paris fut le symbole le plus élevé de la chrétienté du Moyen-Âge aussi bien pour son architecture que pour sa dimension spirituelle. Sa voute traversée en plein cœur par sa flèche le 15 avril 2019, porterait une symbolique intéressante pour spiritualiser davantage ce moment mais avec ce risque de le rendre à la fois indigeste et peu éloquent.
Depuis quelques mois, Arte TV nous offre une Série Documentaire réalisée par Vincent Amouroux sur les travaux de reconstruction : un chantier colossal. C’est une série documentaire en trois chapitres d’une heure chacun nous plongeant dans les découvertes émouvantes de ce chef d’œuvre du XIIème, XIIIème et XIVème siècles (1163-1345).
La beauté de ce travail vidéo vient également de la transparence avec laquelle est révélée le décalage entre le monde moderne technolâtre et le monde médiéval chrétien. Alors que nous sommes, au XXIème siècle, à la pointe de la technologie il s’avère laborieux de saisir les intentions des maîtres d’œuvre de l’époque et surtout de poser les mêmes gestes. Nous percevons le fossé séparant l’Homme moderne de celui du Moyen-Âge. Ce fossé s’appelle la foi, ce que Tarkovski écrivait en évoquant l’époque actuelle : « ils ont l’organe de la foi brisé ».
Ce premier volet vidéo de reconstruction de Notre Dame de Paris incarne les paroles du Christ : « ce que j’ai caché aux sages et aux savants et je l’ai révélé aux pauvres et aux tous petits ». En ce sens, le peuple chrétien du Moyen-Âge fut le plus petit des peuples. L’image qu’on lui attribue trop souvent ne serait alors pas complètement fausse mais ça serait omettre une toute autre dimension essentielle pour mieux saisir ce « petit » peuple : sa foi, son espérance et sa charité.
Certes le Moyen Âge avait, comme tout âge, bien des imperfections, mais chose étonnante nous avons tenu à l’assombrir davantage afin de mieux faire ressortir la philosophie des Lumières ayant apparemment redonné à l’Homme sa liberté perdu au cours de cet Âge-Moyen.
En plongeant le Moyen-Âge dans l’obscurité c’était pour mieux dissimuler les aberrations de la Renaissance s’inspirant du mythe de l’Antiquité, faisant fi de l’incarnation et construisant une société à la gloire de l’homme trouvant dans la Révolution de 1789 son apogée. « La Renaissance, c’est la décadence » écrivait Matisse. Régine Pernoud reprenant les paroles du peintre français ajoute : « Dans la vision, dans la mentalité de ce temps (et non seulement du XVIème siècle, mais des trois siècles suivants) il y aurait eu deux époques de lumière : Antiquité et Renaissance – les temps classiques. Et, entre les deux, un « âge moyen » – période intermédiaire, bloc uniforme, « siècles grossiers », « temps obscurs ».
Nous vivons une schizophrénie historique lorsque nous regardons et enfermons le Moyen-Âge dans un obscurantisme qui a, pourtant, vu naître Notre Dame, incarnant, pour les Pères, la lune reflet du Soleil, la Vraie Lumière.
Romano Guardini nous offre un regard émerveillé sur le Moyen-Âge dans « Saint François d’Assise et Saint Bonaventure » [1]aux Editions Chora, p 81-86 :
« Malgré le travail accompli depuis la fin du XIXème siècle, le monde de la pensée du Moyen-Âge demeure encore pour nous obscur et confus. Ceci est à la fois regrettable et injuste. Et l’illusion humaniste des temps modernes, qui fait remonter de façon plus que douteuse notre vie spirituelle à l’Antiquité, ne contient pas seulement une erreur, mais encore une trahison. En réalité, notre mode de vie et notre créativité s’enracinent sûrement beaucoup plus profondément dans les longs siècles que nous appelons le Moyen-Âge, que dans ceux de l’Antiquité.
L’histoire de la pensée médiévale s’étend traditionnellement de l’époque carolingienne aux XVème siècle. Peut-être serait-il judicieux de la faire commencer plus tôt. Augustin, par exemple, appartient tout autant aux penseurs médiévaux qu’à ceux de l’Antiquité. Et les querelles théologiques du IIème au Vème siècle, à propos de la Trinité, de la christologie, de la grâce et de la liberté, dont Augustin tire les ultimes conclusions, forgent les concepts et les notions qui fondent la pensée médiévale. De son origine à son déclin, l’arc de la pensée médiévale s’étend finalement sur presque mille ans. (…) La pensée médiévale trouve là son unité, elle appartient à une époque profondément religieuse et ne concerne même quasiment que des thèmes religieux. Cette pensée offre ainsi, d’une part, la possibilité d’étudier la question de la « pensée existentielle », une pensée qui n’est pas une occupation purement théorique de l’intellect avec des thèmes objectifs, mais qui présuppose au contraire l’être et qui débouche sur l’être. Cette pensée s’exerce de manière vivante et concerne l’homme tout entier. Une telle pensée présente cependant aussi une difficulté, car le questionnement philosophique et sa réponse se confondent souvent avec la réflexion théologique. Les thèmes philosophiques sont généralement intégrés dans la réflexion théologique et les domaines ne cessent de se recouper sans aucune préoccupation méthodologique. Il est alors nécessaire de dissocier les thèmes, les concepts et les domaines afin d’obtenir une clarté méthodologique qui n’avait pas de signification particulière pour le penseur médiéval lui-même. »
Dans ce documentaire, ingénieurs et scientifiques se mettent à l’école du génie architecturale du Moyen Âge. Il est bien difficile pour eux de faire le lien avec la pensée médiévale et l’œuvre prodigieuse que le peuple de France modela. Le constat d’un tel génie ne peut aboutir sans courir le risque de reconnaître notre abandon, notre être fragmenté, l’intelligence moderne divisée en milles sciences spécifiques sans liens entre elles. Et où philosophie et théologie n’occupent désormais que la dernière place, remplacées et séparées de l’économie et de la politique qui occupent le cœur de la pensée actuelle technocrate et désespérée.
La beauté et le génie de la construction de Notre-Dame dans son ensemble ayant résisté malgré tout à la puissance d’un incendie d’une telle ampleur ne relève pas du seul miracle sinon de la foi de tout un peuple l’ayant bâtit. Les découvertes étonnantes sous le dallage au pied du chœur. L’émerveillement de tous ces sages du monde moderne devant la simplicité des maîtres d’œuvre du Moyen-âge nous donne cette impression assez nette que nous n’avons encore pas tout compris de ce temps fondateur de notre propre héritage chrétien.
À cela nous pouvons ajouter, un manque de liberté de notre époque incapable de s’inspirer de la tradition artistique qui la précède (dans le cas précis celle du XIIème siècle) pour reconstruire de manière inspirée et singulière la cathédrale de Notre-Dame. Nous sommes comme à l’étroit, nous n’avons pas d’autre choix que de reconstruire à l’identique. Au lendemain des incendies, des architectes en pagaille sont venus proposer leur aide pour reconstruire la Cathédrale. Tous ces projets étaient délirants, sans lien avec notre histoire. L’expression pathétique d’une espèce d’individualisme exacerbé et grotesque. Il fut même imaginé de construire une piscine ou un parc social en lieu et place de la charpente et de la flèche de Notre-Dame.
En revenant au regard historique sur l’architecture romane, Régine Pernoud nous offre également le fruit de ses recherches sur une époque qu’on a volontairement classé comme « obscure », « grossière ». Ses observations viennent comme illustrer les propos de Romano Guardini où « les thèmes philosophiques sont intégrées dans la réflexion théologique ».
« Il n’est pas exagéré de dire qu’à l’époque Romane, comme à l’époque moderne, l’architecture a été conçue suivant des normes à peu près partout semblables, qu’un certain accord semble s’être fait, consciemment ou non, sur des mesures ou modules de base, selon des plans plus ou moins délibérés. L’exemple le plus clair est celui des abbayes, dans lesquelles l’agencement des bâtiments est partout le même, répondant aux nécessités de la vie en commun : chapelle, dortoir, réfectoire, cloître et salle capitulaire, avec des variantes qui correspondent aux modes de vie des divers ordres : maisonnettes de Chartreux, granges et « usines » cisterciennes, etc. Jamais sans doute l’architecture n’aura davantage répondu à des schèmes communs à travers la variété des populations ; jamais son caractère fonctionnel n’aura été plus fortement marqué, qu’il s’agisse de constructions religieuses ou de forteresses ; ce sont les nécessités de la liturgie dans un cas, de la défense dans l’autre, qui dictent les normes architecturales.
Ainsi voit-on à travers toute l’Europe et le Proche-Orient des édifices romans semblables. Depuis le plus humble – petites églises de campagne ou chapelles de Templiers bâties sur un simple plan rectangulaire avec une abside semi-circulaire marquant le chœur, voir un chevet plat, c’est le schéma initial, répondant à la double nécessité de lieu de culte et de lieu d’assemblée –, jusqu’à la vaste église de pèlerinage comportant, autour du chœur, le déambulatoire qui permet la circulation et sur lequel se greffent les chapelles rayonnantes où les prêtres de passage diront leur messe, la triple nef à laquelle correspond le triple portail, les tribunes permettant de loger la foule, etc. De même que les différenciations qui apparaîtront avec l’architecture gothique sont nées essentiellement de développement techniques comme l’invention de la croisée d’ogive et celle de l’arc-boutant. De même que l’architecture des châteaux est liée à l’évolution de la tactique des sièges et au progrès de l’armement.
D’où vient donc que chaque édifice se présente dans une singularité qui empêche absolument qu’on le confonde avec un autre de même type ? D’où vient que l’abbaye de Fontenay soit si différente de celle du Thoronet, alors que dans l’un et l’autre cas il s’agit d’abbayes cisterciennes répondant aux mêmes nécessités originelles, aux mêmes normes de fondation, et au même plan ? En quoi ces nuances sont-elles assez marquées pour qu’on ne puisse confondre trois abbayes-sœurs et appartenant à la même région comme le Thoronet, Silvacane et Sénanque ? En d’autres lieux on pourrait expliquer les particularités par la sculpture, l’ornement. Mais celui-ci, précisément dans les églises cisterciennes, est à peu près inexistant – ce qui est encore un impératif de fonction puisque l’absence de sculpture, de couleur, d’ornement est dictée par le désir d’ascèse qui caractérise la réforme cistercienne.
Or, d’un monument à l’autre, c’est tout l’art roman qui se trouve réinventé. Le bâtisseur a su mettre son sens créateur au service des formes nécessaires. Disons mieux : des fonctions nécessaires, d’où naissaient des formes à la fois semblables et sans cesse renouvelées. On savait alors que l’homme ne conçoit pas de formes à proprement parler, mais qu’il peut inépuisablement imaginer des combinaisons de formes. Tout lui est prétexte à création ; tout ce que sa vision lui suggérait devenait pour lui thème d’ornement.
Car l’ornement est inséparable de l’édifice et croît avec lui, en un accord presque organique. Entendons-nous : il ne s’agit ni de décor ni de parure, mais bien de ce qu’exprime ce terme d’ornement dans le sens où l’épée est l’ornement du chevalier, selon l’exemple retenu par l’historien d’art Coomaraswamy. On peut comprendre, par ornement, cet aspect nécessaire de l’œuvre utile, qui émeut – ce qui au sens étymologique signifie : mettre en mouvement. On savait alors que, tout ce qu’il conçoit, l’homme se doit de le concevoir en splendeur. D’où le temps passé à sculpter une clé de voûte ou un chapiteau, selon ce que son imagination suggérait au tailleur de pierre, – sans déborder toutefois la place assignée à l’une ou à l’autre dans l’édifice. D’où plus encore, la couleur qui animait autrefois l’œuvre entière, fût-ce tout une cathédrale, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur. Les récents nettoyages ont permis, on le sait, de retrouver beaucoup de traces de cette peinture qui faisait dire à un prélat arménien en visite à Paris à la fin du XIIIème siècle, que la façade de Notre-Dame ressemblait à une belle page de manuscrit enluminée.
L’ornement, dans l’art roman surtout, n’est du reste dispensé qu’avec une extrême économie, aux rencontres de lignes ou de volumes, aux baies (fenêtres, portails…), aux corniches. Il fait penser aux séquences ornées qui interviennent parfois dans le plain-chant, exprimant comme elles un élan qui enrichit l’ensemble de la mélodie. Enfin il est puisé à quelques thèmes très simples.
Ces thèmes d’ornement qui sont à l’expression plastique ce que les notes de la gammes sont à l’expression musicale (…). Quelques motifs, toujours les mêmes, qu’au demeurant on retrouve dans d’autres civilisations, semblent avoir constitué comme l’alphabet plastique d’un temps temps où l’on ne s’est aucunement soucié de représenter la nature, l’homme, la vie quotidienne en tant que tels, mais où le plus humble trait, la plus modeste touche de couleur signifiaient une réalité autre, animaient une surface utile en lui communiquant quelque reflet de la beauté de l’univers visible ou invisible. Ces motifs parcourent toute la création romane, indéfiniment renouvelés, parfois semblables à eux-mêmes comme ces chevrons ou « rubans plissés » qui soulignent inlassablement les arcades, parfois aussi développés jusqu’à donner naissance à d’aberrantes végétations, à des êtres monstrueux. Les seules représentations qui retiennent l’attention du peintre ou du sculpteur sont celle de la Bible, elle-même le plus vaste répertoire d’images qui ait été fourni à l’homme avec l’univers visible (l’une et l’autre, l’Ecriture Sainte et la Création, étant alors considérées comme « les deux vêtements de la Divinité »). » [2]Régine Pernoud « Pour en finir avec le Moyen-Âge » Ed. Points p.31-34 .
Détail d’un vitrail du Moyen-Âge
Cathédrale de Bourges. © TB