Alors que le monde fait de nouveau face à la folie meurtrière, une citation me frappe particulièrement : « Il est des choses que vous ne pouvez étouffer dans le sang [1]Albert Camus, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. II, 2008. Dans les références suivantes, nous indiquerons OC pour Œuvres complètes suivi du numéro de tome et du numéro de page ». Par cette simple affirmation, Camus professe calmement mais fermement que les armes, la destruction, les mutilations, la tentative de déshumanisation employés par les nazis n’auront pas le dernier mot. Si les quatre lettres qui composent l’œuvre camusienne Lettres à un ami allemand ont été écrites en 1943 et 1944 puis publiées en 1945, elles restent d’une grande actualité et nous plongent dans de multiples questionnements : la fin justifie-t-elle les moyens ? Qu’est‑ce qu’aimer son pays, sa patrie, et jusqu’où cet amour peut‑il aller ? Qu’est‑ce que la justice ? la vérité ? Y a‑t‑il des valeurs humaines ? Qu’est‑ce que l’homme ? Dans une œuvre aussi brève que dense, Camus nous livre une grande leçon d’humanité, pleine de courage et d’espoir.
Albert Camus
Au sein de cet article, nous esquisserons quelques analyses des Lettres à un ami allemand et d’autres œuvres et articles majoritairement des années 1940 pour voir de quelle manière l’expérience de la guerre modèle la pensée de Camus et le conduit à déceler toujours plus finement le mal, pour le combattre.
De la raison à l’action, la mise en place d’une logique du mal
Refusé dans les rangs de l’armée à cause de son état de santé, Camus prend sa plume, déjà affutée par plusieurs années en tant que journaliste pour lutter contre l’ennemi. En effet, il entre dans la Résistance au cœur du mouvement Combat et écrit, entre autres, dans le journal éponyme. Dans les Lettres à un ami allemand, Camus confesse avoir eu une similitude de points de vue avec les nazis et fait ainsi référence au nihilisme, à l’absurde.
« Vous n’avez jamais cru au sens de ce monde et vous en avez tiré l’idée que tout était équivalent et que le bien et le mal se définissaient selon qu’on le voulait. Vous avez supposé qu’en l’absence de toute morale humaine ou divine les seules valeurs étaient celles qui régissaient le monde animal, c’est‑à-dire la violence et la ruse. Vous en avez conclu que l’homme n’était rien et qu’on pouvait tuer son âme […]. Et à la vérité, moi qui croyais penser comme vous, je ne voyais guère d’argument à vous opposer, sinon un goût violent de la justice qui, pour finir, me paraissait aussi peu raisonné que la plus soudaine des passions. » [2] Ibid., p. 26.
Toutefois, dans son essai Le Mythe de Sisyphe publié en 1942, Camus concevait déjà l’absurde comme un point de départ et non comme une pensée stable. Il qualifiait lui‑même le sentiment de l’absurde de « mal de l’esprit [3]Albert Camus, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. I, 2006, p. 219 ». Son essai se voulait tentative de « définition passionnée » « de ce nihilisme moderne [4]OC I, p. 887 ». À travers l’expérience de la guerre, Camus va accepter avec humilité de se laisser provoquer par la réalité pour chercher toujours plus la vérité.
L’auteur comprend que le nihilisme conduit à la légitimation de tous les actes. Le désespoir est alors « impitoyable dans ses conséquences » et doté « d’une puissance sans merci [5]OC II, p. 27 ». Il témoigne ainsi du déchaînement de cette volonté de puissance par laquelle les nazis tentent d’asservir l’Europe et d’exterminer un peuple. « Les valeurs humaines [sont] remplacées par les valeurs du mépris et de l’efficacité [6]OC II, p. 687 ». Cela n’est pas sans rappeler le témoignage d’Etty Hillesum. Dans son journal [7]Etty Hillesum, Une vie bouleversée, Paris, Seuil, 1995. , celle‑ci rapporte que certains de ses amis juifs pensaient pouvoir être épargnés. Pour sa part, elle avait conscience d’être face à une logique d’extermination bien plus puissante et inhumaine que ce que d’aucuns pouvaient penser.
Au‑delà de la volonté de détruire les corps, ce qui choque Camus tout comme ses contemporains est la volonté des nazis de détruire les âmes. Le 30 août 1944, il écrit dans Combat :
« C’est qu’il s’agissait de tuer l’esprit et d’humilier les âmes. Quand on croit à la force, on connaît bien son ennemi. Mille fusils braqués sur lui n’empêcheront pas un homme de croire en lui-même à la justice d’une cause. Et s’il meurt, d’autres justes diront « non » jusqu’à ce que la force se lasse. Tuer le juste ne suffit donc pas, il faut tuer son esprit pour que l’exemple d’un juste renonçant à la dignité de l’homme décourage tous les justes ensemble et la justice elle-même » [8]OC II, p. 383 .
Il est par ailleurs bien proche de la pensée d’Hannah Arendt sur la banalité du mal et analyse ce qu’il qualifie de « crise de l’homme [9]Camus donna à New-York une conférence intitulée « La Crise de l’homme » le 28 mars 1946. Voir OC II, p. 737 ». Nous pouvons l’illustrer par ce fait : « Des hommes comme vous et moi, qui le matin caressaient des enfants dans le métro, se transformaient le soir en bourreaux méticuleux. Ils devenaient les fonctionnaires de la haine et de la torture [10]Albert Camus, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. III, 2008, p. 424. Extrait de l’allocution « Défense de l’intelligence » du 15 mars 1945 »
Autre victime collatérale de cette crise, le langage. Celui‑ci subit divers maux : manipulation, déformation, disparition du dialogue, règne de la polémique, inefficacité du langage humain face à l’idéologie… Camus disait déjà quelques années auparavant, commentant les travaux du philosophe Brice Parain : « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde [11]OC I, p. 908. Sur cette question du langage, voir par exemple la 3ème lettre des Lettres à un ami allemand ». Pour lui, il y a une réelle « tragédie de l’intelligence [12]OC II, p. 28 . »
Un combat difficile contre le mal, en soi et hors de soi
Lucide, Camus sait que le mal ne se trouve pas seulement dans le camp de l’ennemi mais aussi dans le cœur de chacun. Il reconnaît humblement : « Nous avions beaucoup à dominer et peut‑être pour commencer la perpétuelle tentation où nous sommes de vous ressembler [13]OC II, p. 10 . » Il nomme encore la difficulté de ne pas céder à « l’heureuse barbarie où la vérité serait sans effort [14]Ibid ». L’auteur déplace le front armé au sein de l’homme : « Il faut savoir que chaque médiocrité consentie, chaque abandon et chaque facilité nous font autant de mal que les fusils de l’ennemi [15] OC II, p. 397 » Pour lui, la vraie victoire est de « guérir ces cœurs empoisonnés [16]OC II, p. 424 ». Il nous aide à être conscients des différents visages du mal : le désespoir et la résignation, l’inaction, le silence, l’abandon de la pensée en mouvement.
L’expérience de la guerre provoque Camus et les hommes de son temps à réfléchir à la question de la violence et du meurtre. Sa réflexion témoigne du paradoxe déchirant dans lequel se retrouvent tous ceux qui sont amenés à prendre les armes tout en ayant conscience que « la haine et la violence sont choses vaines par elles‑mêmes », de les prendre en « méprisant la guerre », en « gardant le goût du bonheur », en ayant conscience que « toute mutilation est sans retour [17]OC II, p. 11 ». Il se questionne sur le droit ou non « d’ajouter à l’atroce misère de ce monde [18]OC II, p. 11 ». L’idée d’une violence inévitable et injustifiable sera développée dans L’Homme révolté et dans la pièce Les Justes [19]L’Homme révolté est un essai publié en 1951. Quant à la pièce Les Justes, elle a été jouée pour la première en décembre 1949 et publiée en 1950
Dans les ténèbres de la guerre, Camus cherche à rester habité par une certaine lumière. Tout d’abord, nous avons à trouver des armes intellectuelles, morales dans l’héritage européen. Héritage d’une « terre de l’esprit où depuis vingt siècles se poursuit la plus étonnante aventure de l’esprit humain. », « de quelques grands individus et d’un peuple inépuisable » ; des « deux élites […] de l’intelligence et […] du courage ». La lumière qu’il nous propose est aussi celle de l’amitié [20]Thématique très importante dans l’œuvre camusienne, pensons par exemple à La Peste , de la beauté, celle du « langage clair [21]OC I, p. 919 » opposé au règne du mensonge. Ses mots nous exhortent : « Mais si le mensonge, tiré à des millions d’exemplaires, garde un certain pouvoir, il suffit du moins que la vérité soit dite pour que le mensonge recule [22]OC I, p. 911 »
Vincent Gogh – Almond Blossom
La posture camusienne : « Ne rien refuser du drame qui est le nôtre [23]OC II, p28-29 »
Camus écrivait : « La vertu ne peut se séparer du réel sans devenir principe de mal. [24]OC III, p. 315 » C’est bien au cœur du réel que Camus devint de plus en plus lucide sur les multiples avatars du mal. Aujourd’hui comme hier, il nous bouscule dans nos pensées, nos actions et nous invite à « ne rien refuser du drame qui est le nôtre. »
Les horreurs du XXe siècle conduisent Camus à reconnaître l’existence d’une nature humaine qu’il évoque dans les Lettres et qu’il développera dans L’Homme révolté :
« Je continue à croire que ce monde n’a pas de sens supérieur. Mais je sais que quelque chose en lui a du sens et c’est l’homme, parce qu’il est le seul être à exiger d’en avoir. Ce monde a du moins la vérité de l’homme et notre tâche est de lui donner ses raisons contre le destin lui-même.»
La révolte est à la fois un mélange de oui et de non : c’est la reconnaissance d’une dignité en soi, la reconnaissance d’une valeur commune à tous les hommes et engendre de ce fait, la reconnaissance d’une limite, d’une frontière à ne pas dépasser.
« Si l’individu, en effet, accepte de mourir, et meurt à l’occasion dans le mouvement de sa révolte, il montre par là qu’il se sacrifie au bénéfice d’un bien dont il estime qu’il déborde sa propre destinée. S’il préfère la chance de la mort à la négation de ce droit qu’il défend, c’est qu’il place ce dernier au‑dessus de lui‑même ». [25]OC III, p 73
Cela implique ainsi de respecter en autrui cette nature, cette dignité : « Et malgré vous‑mêmes, je vous garderai le nom d’homme. Pour être fidèles à notre foi, nous sommes forcés de respecter en vous ce que vous ne respectez pas chez les autres [26]OC II, p. 28 ». Camus appelle à ne pas céder à la haine et pressent que la réponse à apporter se trouve davantage du côté de l’amour. Par ailleurs, les personnages de révoltés de ses œuvres peuvent nous donner quelques pistes d’action : prendre soin des corps et laisser une place pour l’amitié, tel Rieux dans La Peste, ne pas céder à la peur, tel Diego dans L’État de siège [27]Cette pièce date de 1948 . Lorsque ce dernier laisse jaillir un cri de révolte, la secrétaire lui dit : « Du plus loin que je me souvienne, il a toujours suffi qu’un homme surmonte sa peur et se révolte pour que leur machine commence à grincer. Je ne dis pas qu’elle s’arrête, il s’en faut. Mais enfin, elle grince et, quelquefois, elle finit vraiment par se gripper. [28]OC II, p. 348 »
Enfin, si Camus se désolait d’avoir vu les paysages disparaître de ses textes en période de guerre, c’est qu’il avait conscience que la nature est porteuse d’une sagesse, d’une vérité et d’un espoir sans faille. Dans les Lettres, il revient sur le premier élan de colère suscité en lui par la beauté présente sur le sol ennemi : comment se peut‑il que le beau soit présent là où règne le mal ? Mais il se reprend :
« Et je sais ainsi que tout dans l’Europe, le paysage et l’esprit, vous nie tranquillement, sans haine désordonnée, avec la force calme des victoires. Les armes dont l’esprit européen dispose contre vous sont les mêmes que détient cette terre sans cesse renaissante en moissons et en corolles. La lutte que nous menons a la certitude de la victoire puisqu’elle a l’obstination des printemps » [29]OC II, p. 23 .
Dans « Les Amandiers », essai de L’Été, Camus fait de même mémoire des amandiers contemplés à Alger dans l’hiver qui en une simple nuit, se couvraient de fleurs blanches : « Je m’émerveillais de voir ensuite cette neige fragile résister à toutes les pluies et au vent de la mer. Chaque année, pourtant, elle persistait, juste ce qu’il fallait pour préparer le fruit. [30]OC III, p. 587 » De la nature, il tire la leçon suivante :
« Notre tâche d’homme est de trouver les quelques formules qui apaiseront l’angoisse infinie des âmes libres. Nous avons à recoudre ce qui est déchiré, à rendre la justice imaginable dans un monde si évidemment injuste, le bonheur significatif pour des peuples empoisonnés par le malheur du siècle. Naturellement, c’est une tâche surhumaine. Mais on appelle surhumaine les tâches que les hommes mettent longtemps à accomplir, voilà tout » [31]Ibid .
La nature a ce pouvoir de toujours renaître, faire jaillir le beau, grâce à la circularité des saisons. Ce germe du beau, du bien, au cœur du mal est une source intarissable d’espoir voire d’espérance. Cette grande éducatrice se fait l’écho discrète d’un appel à renaître, renouer des liens, reconstruire, recréer.
Conclusion
Ainsi, Camus nous invite à ne pas céder au désespoir, à continuer de choisir la voie exigeante d’une quête inlassable de vérité, de justice, de beauté en luttant autour de nous et en nous contre le mal, si prompt à renaître sous une nouvelle forme. Contemplons par exemple le tableau Amandier en fleurs, peint par Van Gogh en 1890 à l’occasion de la naissance de son neveu, pour « tenir les yeux fixés en même temps sur cette lumière et cette ténèbre afin de rester fidèle à [notre] condition [32]OC II, p. 749 »
« Et l’art n’est pas autre chose que cet interminable effort dans lequel l’homme s’épuise pour recréer (ni créer, ni inventer, mais recréer) un monde où les mots de la fin seraient enfin prononcés, où la lumière du soir est arrachée à la nuit qui va l’engloutir, où les sourires seront fixés à jamais et les visages du monde disputés à la course qui sans répit les entraîne vers l’abîme. [33]OC II, p. 670 »
References
↑1 | Albert Camus, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. II, 2008. Dans les références suivantes, nous indiquerons OC pour Œuvres complètes suivi du numéro de tome et du numéro de page |
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↑2 | Ibid., p. 26. |
↑3 | Albert Camus, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. I, 2006, p. 219 |
↑4 | OC I, p. 887 |
↑5 | OC II, p. 27 |
↑6 | OC II, p. 687 |
↑7 | Etty Hillesum, Une vie bouleversée, Paris, Seuil, 1995. |
↑8 | OC II, p. 383 |
↑9 | Camus donna à New-York une conférence intitulée « La Crise de l’homme » le 28 mars 1946. Voir OC II, p. 737 |
↑10 | Albert Camus, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. III, 2008, p. 424. Extrait de l’allocution « Défense de l’intelligence » du 15 mars 1945 |
↑11 | OC I, p. 908. Sur cette question du langage, voir par exemple la 3ème lettre des Lettres à un ami allemand |
↑12, ↑26 | OC II, p. 28 |
↑13 | OC II, p. 10 |
↑14, ↑31 | Ibid |
↑15 | OC II, p. 397 |
↑16 | OC II, p. 424 |
↑17, ↑18 | OC II, p. 11 |
↑19 | L’Homme révolté est un essai publié en 1951. Quant à la pièce Les Justes, elle a été jouée pour la première en décembre 1949 et publiée en 1950 |
↑20 | Thématique très importante dans l’œuvre camusienne, pensons par exemple à La Peste |
↑21 | OC I, p. 919 |
↑22 | OC I, p. 911 |
↑23 | OC II, p28-29 |
↑24 | OC III, p. 315 |
↑25 | OC III, p 73 |
↑27 | Cette pièce date de 1948 |
↑28 | OC II, p. 348 |
↑29 | OC II, p. 23 |
↑30 | OC III, p. 587 |
↑32 | OC II, p. 749 |
↑33 | OC II, p. 670 |