Dame de pierre, s’élevant vers le ciel (depuis toujours semble-t-il), tu as réouvert tes portes, et nous pourrons à nouveau entrer en toi, comme des pèlerins assoiffés d’absolu et de lumière, à une époque ayant renoncé à l’esprit et à la beauté. Rien n’a pu te faire céder, ni le feu, ni les révolutions, pas plus l’indifférence, comme le symbole, sans doute, que notre époque relativiste et sécularisée a touché le fond et qu’un nouveau Moyen Âge approche, pendant lequel nous recommencerons à chercher Dieu et à construire des cathédrales, et à prier et à chanter au ciel, parce qu’aujourd’hui nous errons dans les ténèbres comme des enfants orphelins, sans père ni mère, et toi, Mère de Paris, une fois de plus, tu nous ouvres les bras comme pour nous dire : « Venez encore à moi, enfants perdus, pour chercher en moi lumière et chaleur ».
Désormais tous te célèbrent : agnostiques, athées, non-croyants, adeptes du new-ages, tous se pressent à tes portes, impatients d’entrer à nouveau chez toi, de marcher au milieu de la nef, de recevoir la lumière que laissent passer tes vitraux, d’entendre la musique et le silence qui envahissent tes murs, d’allumer des cierges aux saints. Parce qu’au-delà de toute croyance, au-delà de toute religion, au-delà du non sens nous encerclant, en chacun demeure un désir d’absolu, que personne ne peut satisfaire. Nos villes, notre art, notre musique, notre peinture et notre vieille civilisation fatiguée ont été construits sur ce désir, et sans ce désir nous sommes comme des poissons abandonnés sur le sable, incapables de respirer, tremblant de désespoir, sur le rivage du néant. Car rien, ni l’intelligence humaine ni l’intelligence artificielle, ne peut se substituer à ce désir, à cet espoir secret et originel que nous ne sommes pas seulement des poissons, mais nous faisons partie d’une mer, d’une totalité dans laquelle nous recevons la vie et l’être. Et toi, Église Notre-Dame, tu es l’un de ces vaisseaux sur lesquels nous naviguons à travers le temps, à la recherche de ce que ni la science ni la technologie ne peuvent nous donner, ce quelque chose d’indicible, d’ineffable, de mystérieux, de sacré, exigeant le respect et devant lequel nous nous inclinons chaque fois qu’il se manifeste.
Paris aujourd’hui n’est plus à la fête et les églises d’Europe ont été abandonnées par leurs fidèles, il semblerait même que seules les vieilles dames dévotes y entrent pour prier et se recueillir… Mais, quand ta charpente a commencé à brûler, en cet après-midi du 15 avril 2019, tous sont descendus dans la rue, s’arrêtant aux coins des avenues, jeunes, vieux, enfants, pour pleurer, prier, supplier, avec des bougies et les lampes de leurs appareils numériques: pourquoi? Parce qu’au plus profond de nos âmes incrédules et sceptiques vit encore – parfois oubliée ou niée – la soif de Dieu, parce que nous avons plus que jamais besoin de cette eau vive dans ce désert de sens que nous traversons et parce que, comme l’a dit le prince Michkine, l’idiot de Dostoïevski, « seule la beauté sauvera le monde » et toi, Notre-Dame, tu fais partie de cette Beauté dont nous avons besoin pour vivre.
Tu as ouvert à nouveau tes portes, Paris et l’Occident peuvent s’endormir plus tranquillement ce soir : notre Mère de pierre est là, à deux pas de la Seine, coulant sans cesse, notre Mère ne nous a pas quittés, elle ne nous a pas abandonnés, même si nous l’avons abandonnée et reniée plus de trois fois, plus que Pierre avec son maître. Une Mère comme toi n’abandonne pas ses fils, une Mère comme toi les recueille dans la rue et les abrite, fils obnubilés par d’autres dieux, ces dieux virtuels et froids, aveuglés par une lumière qui n’est pas la lumière, par un pouvoir qui n’est pas le pouvoir. Ces mêmes fils reviendront maintenant caresser tes vieilles pierres et sentiront en s’appuyant sur tes colonnes qu’il y a quelque chose de bien plus solide que toutes les promesses du monde et que la Mère est la Mère et que cette Mère de pierre est céleste et douce à la fois, éternelle et proche à la fois.
Je t’écris d’un pays au sud du monde, où il était de bon ton encore récemment de brûler les églises, et beaucoup d’entre elles sont toujours là, fermées, détériorées, livrées à leur sort. Aujourd’hui, nous regardons, avec honte, comment un pays ayant pour étendard la laïcité, vous a relevé, ne vous a pas abandonnés à votre sort. Un pays où même les athées savent que le sacré est sacré et ne peut être effacé comme si de rien n’était. Mère de pierre : J’entends sonner au loin les cloches et l’envolée frénétiques des oiseaux de Paris parce qu’une fois encore s’ouvrent tes portes, tes bras, ton corps immense. Alors me reviennent à la mémoire les vers d’un jeune poète français ayant une fois ou l’autre renié Dieu, à la fois fier et génial et qui, peut-être, en vous regardant depuis l’autre rive de la Seine, reconnut en lui ce brûlant désir d’absolu et prononça:
« Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’Eternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.» [1]L’Eternité d’Arthur Rimbaud dans Derniers vers .
Dame de pierre, je t’embrasse!
References
↑1 | L’Eternité d’Arthur Rimbaud dans Derniers vers |
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