Nous vous proposons quelques strophes empruntées au majestueux poème « Eve » que Charles Péguy écrivit en 1914. Le poète nous offre sa contemplation de l’Enfant à la crèche. Il entrevoit déjà le calvaire sur lequel coulera son sang. Pour l’heure l’enfant dort, bien entouré par le bœuf et l’âne. Et nous, en cette nuit de Noël, que mettrons-nous aux pieds du fils unique ?
Nativité, Giotto (1303-1306), Chapelle Scrovegni, église de l’Arena, Padoue
Et Jésus est le fruit d’un ventre maternel,
Fructus ventris tui, le jeune nourrisson
S’endormit dans la paille et la balle et le son,
Ses deux genoux pliés sous son ventre charnel.
Et ses beaux yeux fermés sous l’arceau des paupières
Ne considéraient plus son immense royaume.
Et les bergers venus par des chemins de pierres
Le regardaient dormir dans la paille et le chaume.
Ses beaux cheveux tombaient en mouvante torsade
Et faisaient sur sa nuque une ombre creuse et blonde.
Les rois de l’Orient, venus en ambassade,
Le regardaient dormir comme le roi du monde.
Et sa tempe battait d’un sang si généreux
Que sa tête sonnait comme un jeune tambour.
Et son cœur se gonflait d’un sang si chaleureux
Que tout son corps tremblait de ce nouvel amour.
Tout en lui reposait et ses lèvres lactées
Riaient et s’entr’ouvraient comme une fleur éclose.
Et le sang nouveau-né sur ses lèvres de rose
Courait dans le réseau des veines ajourées.
Les solives du toit faisaient comme un arceau.
Les rayons du soleil baignaient la tête blonde.
Tout était pur alors et le maître du monde
Était un jeune enfant dans un pauvre berceau.
Et ce sang qui devait un jour sur le Calvaire
Tomber comme une ardente et tragique rosée
N’était dans cette heureuse et paisible misère
Qu’un filet transparent sous la lèvre rosée.
Et ce sang qui devait un jour sur le Calvaire
Tomber comme une chaude et virile rosée
N’était dans sa tendresse et sa douceur première
Qu’un souple réseau fin sous une peau rosée.
Et ce sang qui devait couler sur le Calvaire
D’une quadruple plaie et d’une plaie au flanc
N’était dans la pénombre et la douce lumière
Que le réseau d’amour d’un enfant rose et blanc.
Sous le regard de l’âne et le regard du bœuf
Cet enfant reposait dans la pure lumière.
Et dans le jour doré de la vieille chaumière
S’éclairait son regard incroyablement neuf.
L’enfant levait les yeux vers les deux grosses têtes,
Promenant son regard sur ces deux monuments.
Ces voisins lui donnaient d’inconcevables fêtes,
Balançant du château comme deux bâtiments.
Le soleil qui passait par les énormes brèches
Éclairait un enfant gardé par du bétail.
Le soleil qui passait par un pauvre portail
Éclairait une crèche entre les autres crèches.
Mais le vent qui soufflait par les énormes brèches
Eût glacé cet enfant qui s’était découvert.
Et le vent qui soufflait par le portail ouvert
Eût glacé dans sa crèche entre les autres crèches
Cet enfant qui dormait en fermant les deux poings
Si ces deux chambellans et ces museaux velus
Et ces gardes du corps et ces deux gros témoins
Pour le garer du froid n’eussent soufflé dessus.
Sous le regard du bœuf et le regard de l’âne
Cet enfant respirait dans son premier sommeil.
Les bêtes calculant dedans leur double crâne
Attendaient le signal de son premier réveil.
Et ces deux gros barbus et ces deux gros bisons
Regardaient s’éclairer la lèvre humide et ronde.
Et ces deux gros poilus et ces deux gros barbons
Regardaient sommeiller le premier roi du monde.
Et notre ingratitude et notre incompétence
Abandonnaient l’enfant à ces pauvres censeurs.
Et notre turpitude et notre impénitence
Abandonnaient l’enfant à ses vrais défenseurs.
Et ces deux estafiers et ces deux gros gendarmes
Autour du bel enfant montaient leur double garde.
Or cet enfant venu pour notre sauvegarde,
Où l’avons-nous laissé dans le fracas des armes.
Et les pauvres moutons eussent donné leur laine
Avant que nous n’eussions donné notre tunique.
Et ces deux gros pandours donnaient vraiment leur peine.
Et nous qu’avons-nous mis aux pieds du fils unique.
Avons-nous répandu les cendres de nos haines
Comme un manteau d’argent sous des pieds adorés.
Avons-nous répandu le sable de nos peines
Comme un tapis d’argent aux reflets mordorés.
Ces deux beaux animaux retenaient leur haleine,
Tremblant de réveiller l’enfant expiatoire.
Et les touffes de buis semés de marjolaine
Achevaient d’embaumer ce premier oratoire.
Et ces deux gros dodus et ces deux bons apôtres
Auprès du divin maître avaient pris leur service.
Et ces bourgeois cossus et ces mangeurs d’épeautres
Auprès du Grand Dauphin poursuivaient leur office.
Ainsi l’enfant dormait sous ce double museau,
Comme un prince du sang gardé par des nourrices.
Et ses amusements et ses jeunes caprices
Reposaient dans le creux de ce pauvre berceau.
L’âne ne savait pas par quel chemin de palmes
Un jour il porterait jusqu’en Jérusalem
Dans la foule à genoux et dans des matins calmes
L’enfant alors éclos aux murs de Bethléem.
Ainsi l’enfant dormait au fond du premier somme.
Il allait commencer l’immense événement.
Il allait commencer l’immense avènement.
L’avènement de l’ordre et du salut dans l’homme.
Perdu, l’enfant dormait dans le fond de son somme.
Il allait commencer le grand gouvernement.
Il allait commencer le grand avènement,
L’avènement de Dieu dans le cœur de tout homme.
Charles Péguy, extraits du poème EVE, 1914