La récente visite du Pape en Corse a manifesté encore une fois la présence de Péguy dans le débat public. Le président de la République a en effet donné au Saint-Père un exemplaire de la Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres, ce long poème qui raconte le pèlerinage du poète de Paris à Chartres. De son côté, M. Retailleau a offert au Pape François une édition originale du Porche du mystère de la deuxième vertu, une merveilleuse œuvre en vers libre qui déploie la théologale Espérance sous une multitude d’aspects et d’images. Ces deux livres mettent en relief la dimension religieuse de la production de Péguy. Mais il ne faudrait pas oublier qu’ils sont comme le couronnement de tout un itinéraire intérieur d’une vingtaine d’années, qui inclus un long passage par l’extrême opposé, un socialisme utopique affranchi de toute référence chrétienne, nourri de l’idéal d’une fraternité universelle, curieusement inspiré par la figure de Jeanne d’Arc, héroïne intrépide qui se donne sans mesure pour le salut temporel de ses frères.
Charles Péguy
L’apparente contradiction entre ce socialisme de jeunesse et le catholicisme de la maturité, auquel s’ajoute un versant militariste contrastant avec les idéaux pacifistes des débuts, ont frappé depuis toujours les lecteurs de Péguy. Même ses contemporains, ses amis et sa famille ont peiné à comprendre la cohérence de son cheminement. De son vivant, et jusqu’à aujourd’hui, on n’a donc cessé de s’interroger sur l’unité de la vie et de l’œuvre de Péguy. Peut-on parler de continuité ? Péguy lui-même affirme avoir toujours suivi la même voie droite. Mais ne doit-on pas plutôt souligner les écarts et finir peut-être par parler de contradictions, voire de trahison de soi ?
Les réflexions de Finkielkraut et de Hans Urs von Balthasar
Dans cet immense débat, auquel les lecteurs de Péguy ne cessent d’apporter de nouvelles solutions, nous citerons brièvement la lecture de Finkielkraut, pour nous attarder ensuite plus longuement sur celle de Hans Urs von Balthasar.
Avec son essai sur Péguy. Le mécontemporain, publié en 1992, Alain Finkielkraut a remis la figure de Péguy au cœur des débat philosophiques des années 1990. Il s’interroge lui aussi sur la continuité entre jeunesse et maturité, et prend pour axe une idée socialiste centrale : défendre ce qui est précaire. Le philosophe montre de façon très convaincante que la défense de tout ce qui est précaire demeure pour Péguy un absolu jusqu’à sa mort, mais qu’il change d’objet. Dans les premières années, c’est la précarité économique qui est au centre : le jeune normalien participe à des soupes populaires, récolte des fonds pour des ouvriers grévistes, puis, dans ses Cahiers, discute les mesures politiques qui sont prises pour le bien ou non des populations ouvrières. Mais autour de 1902 apparaît une autre menace : la disparition des « humanités », c’est-à-dire de la culture grecque et latine, jusqu’alors enseignée au lycée, et qui devient facultative du fait d’une refonte des programmes. Péguy prend conscience de la précarité des plus grandes cultures, qui peuvent disparaître dès lors qu’on ne les enseigne plus. Avec les débuts des hostilités allemandes à Tanger en 1905, Péguy découvre que la France elle-même est précaire : elle peut disparaître sous le coup d’une invasion allemande. C’est pourquoi il prend alors des positions nettement militaristes qui semblent en contradiction avec son universalisme socialiste de jeunesse. Mais en réalité un même souci de la défense de ce qui est précaire le meut : les pauvres sont à défendre, mais notre patrie aussi devient, à certains moments de l’histoire, un pauvre à protéger.
Finkielkraut appuie toute son analyse des « continuités » de la pensée de Péguy sur une citation célèbre d’Un nouveau théologien. M. Fernand Laudet (1911) où il est question d’une même voie droite, perpétuellement suivie, depuis le socialisme et le dreyfusisme jusqu’à un retour sur la voie de chrétienté. Or, Finkielkraut arrête sa citation juste avant les paroles suivantes : « C’est par un approfondissement de notre cœur dans la même voie, ce n’est nullement par une évolution, ce n’est nullement par un rebroussement que nous avons trouvé la voie de chrétienté [1]Un nouveau théologien. M. Fernand Laudet (Cahier n. 2 de la 13è série, 24 septembre 1911), Pléaide, Œuvres en prose complètes (= OPC), Tome III, 1992, p. 549-550 » Le philosophe ne retient pas le mot « cœur » dans sa citation : il fonde sa lecture de la continuité péguyste davantage sur la pensée et sur l’intellect ; Balthasar, de son côté, mettra l’accent sur le cœur : c’est à partir de ce cœur que l’on peut comprendre l’unité de la vie et de l’œuvre de Péguy.
C’est dans son grand ouvrage Gloire que Balthasar traite cette question. Le deuxième tome, intitulé Éventail de styles, présente douze auteurs qui ont marqué la pensée chrétienne par une vision unique de la beauté divine. L’ordre est chronologique : d’abord les cinq Styles cléricaux (Irénée, Augustin, Denys, Anselme, Bonaventure), puis les sept Styles laïques (Dante, Jean de la Croix, Pascal, Hamann, Soloviev, Hopkins, Péguy). Le poète français conclut donc l’ouvrage. Dans une petite présentation de chaque auteur, au seuil des Styles cléricaux, Balthasar montre comment Péguy est, au fond, en dialogue avec Pascal et Dante. En son for intérieur, il est habité par un « Herzproblem [2]En français : Hans Urs von Balthasar, Gloire. Une esthétique théologique. I. Éventail de styles. 1ème partie : Styles cléricaux, Éditions Johannes Verlag, Freiburg. i. Brisgau, 2021, p. 18 : … Continue reading » : un problème qui le touche au cœur, le problème de l’enfer. Péguy est un cœur qui souffre de la perdition, qui ne saurait faire siennes les thèses pascalienne sur la grâce, ni la résignation de Dante à un enfer éternel. Et comme la foi chrétienne, telle que son époque la transmet, prend pour acquis l’éternité des peines, Péguy quitte l’Église, se place « au cœur de la position antichrétienne [3]Hans Urs von Balthasar, Gloire. Une esthétique théologique. II. Éventail de styles. 2ème partie : Styles laïcs, Éditions Johannes Verlag, Freiburg. i. Brisgau, 2022, p. 468 » et adhère à un idéal socialiste qui refuse d’accepter toute damnation temporelle. Balthasar montre avec force à quel point tout l’itinéraire de Péguy est mû par cette épouvante du cœur de voir l’enfer redéborder : c’est cette épouvante qui explique son engagement socialiste, mais aussi, plus tard, ses percées si profondes dans le cœur de Dieu. Le Père lui-même est le premier à être épouvanté par l’enfer : voilà pourquoi il envoie son Fils et ses saints pour que tout homme soit sauvé. À un Dieu résigné à perdre certains de ses fils, Péguy oppose un Père qui espère jusqu’au bout : telle est la théologie de l’espérance qui se cristallise, poétiquement, dans les mystères de Péguy.
Gustave Doré – d’après Dante. Source
Mais la dimension temporelle n’est jamais abandonnée : c’est au nom même de l’Incarnation que les idéaux sociaux de la jeunesse sont repris dans une perspective chrétienne. Et c’est là que le christianisme de Péguy se manifeste comme un véritable accomplissement du judaïsme, qui est par nature tendu au charnel, au temporel, à la famille, à l’organisation sociale. Et comme Israël avait ses prophètes dont le rôle était moins de prédire l’avenir que de dire ce que Dieu voulait pour le moment présent, Péguy reprend pour lui ce rôle, dans le domaine qui est le sien, avec pour lieu d’écriture ses Cahiers de la quinzaine. Balthasar affirme que la parole prophétique a constitué « das Herzenanlien Péguys [4]En français : Hans Urs von Balthasar, Gloire. Une esthétique théologique. II. Éventail de styles. 2ème partie : Styles laïcs, p. 492 : « l’intention profonde que Péguy portait dans son … Continue reading » : l’intention que Péguy avait à cœur. Ainsi, d’un bout à l’autre de sa vie, son cœur n’a fait qu’approfondir cette intuition d’un rôle prophétique à tenir.
Or, le cœur étant le lieu de l’amour, Balthasar ne peut manquer de souligner combien l’itinéraire de Péguy a été un constant approfondissement des dimensions de l’amour. Les derniers mots de sa monographie citent un passage qui se termine par « la musique des cœurs chrétiens [5]Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle, in Œuvres en prose complètes, Tome III, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris, 1992, p. 680, cité in H. U. von Balthasar, Styles … Continue reading ». Oui, toute la vie de Péguy a été une constante écoute des résonances du cœur, de ses rythmes, de ses harmonies, de ses dissonances. Si dans sa jeunesse il a si bien rendu les dimensions de l’amour comme solidarité, comme chrétien il voit l’accomplissement de la solidarité dans la charité, en particulier celle de Jeanne d’Arc dans le mystère qui est lui est consacré. Or, la charité n’est pas seulement amour de l’autre : elle comporte aussi l’amour de la création, du vent qui souffle dans la vallée, du laiteux du ciel, du serpent, de la fourmi, de l’aigle royal [6]Ces exemples sont tirés des premières pages du Porche du mystère de la deuxième vertu . Péguy inaugure ainsi une floraison poétique franciscaine. Mais de là s’ouvre à lui le dernier abîme du cœur : là où la charité laisse la place à sa moelle secrète, là où l’amour débouche sur sa dernière et ultime expression – la tendresse. C’est la tendresse du Père pour son Fils, pour tous ses fils ; c’est la tendresse d’un père pour ses enfants. Jamais comme chez Péguy la fragilité d’un petit enfant, son sommeil, sa course, son énergie, ses surprenantes paroles n’auront été aussi transparentes aux abîmes de tendresse du cœur du Père [7]Cf. Le Mystère des saints Innocents . Péguy nous parle comme nul autre de la tendresse catholique, humaine et divine, et c’est la raison pour laquelle, selon Balthasar, il est si précieux pour notre époque.
References
↑1 | Un nouveau théologien. M. Fernand Laudet (Cahier n. 2 de la 13è série, 24 septembre 1911), Pléaide, Œuvres en prose complètes (= OPC), Tome III, 1992, p. 549-550 |
---|---|
↑2 | En français : Hans Urs von Balthasar, Gloire. Une esthétique théologique. I. Éventail de styles. 1ème partie : Styles cléricaux, Éditions Johannes Verlag, Freiburg. i. Brisgau, 2021, p. 18 : « au cœur de sa problématique » (allemand, p. 17 |
↑3 | Hans Urs von Balthasar, Gloire. Une esthétique théologique. II. Éventail de styles. 2ème partie : Styles laïcs, Éditions Johannes Verlag, Freiburg. i. Brisgau, 2022, p. 468 |
↑4 | En français : Hans Urs von Balthasar, Gloire. Une esthétique théologique. II. Éventail de styles. 2ème partie : Styles laïcs, p. 492 : « l’intention profonde que Péguy portait dans son cœur » (allemand, p. 791 |
↑5 | Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle, in Œuvres en prose complètes, Tome III, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris, 1992, p. 680, cité in H. U. von Balthasar, Styles laïques, p. 597 |
↑6 | Ces exemples sont tirés des premières pages du Porche du mystère de la deuxième vertu |
↑7 | Cf. Le Mystère des saints Innocents |