Lorsque Péguy retrouve la foi de son enfance autour de 1908, ou plus précisément « ma foi » comme il aime à dire, très vite la communion des saints occupe une place centrale aussi bien dans sa vision du catholicisme que dans sa propre vie intérieure.
Monastère de Moldovita, Roumanie
Cela se manifeste dès l’œuvre qui manifeste son retour au christianisme : Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, publié en 1910. C’est une pièce de théâtre conçue avant tout pour la lecture. Péguy reprend la trame d’une première Jeanne écrite en 1897, durant sa période socialiste. Mais il ne développe que les quinze premières pages de l’ancien drame qui en comptait plus de 700 ! Il se contente de mettre en scène Jeannette à 12 ans qui dialogue avec son amie de 10 ans Hauviette puis avec une religieuse franciscaine, Madame Gervaise. D’emblée est souligné le caractère communautaire de la vie chrétienne : nul ne vit sa foi dans la solitude, chacun la partage avec d’autres, bien qu’il puisse y avoir diversité de styles de vie et d’interprétation de l’enseignement de l’Église.
En effet, Jeannette est tentée par un certain individualisme spirituel, mais Hauviette lui rappelle que nul ne se sauve seul : « Il faut se sauver ensemble. Il faut arriver ensemble chez le bon Dieu. […] Qu’est-ce qu’il nous dirait si nous arrivions, si nous revenions les uns sans les autres (Œuvres poétiques et dramatiques, Pléiade, 2014, p. 424-425) ». Ce retour en commun se concrétise par un « travail » les uns pour les autres, tel que Jésus l’a initié : « Il y a la communion des saints ; et elle commence à Jésus. Il est dedans. Il est à la tête. Toutes les prières, toutes les épreuves ensemble, tous les travaux, tous les mérites, toutes les vertus ensemble de Jésus et de tous les autres saints ensemble, toutes les saintetés ensemble travaillent et prient pour tout le monde ensemble, pour toute la chrétienté, pour le salut de tout le monde. Ensemble » [1]p. 423 .
Cette image d’un travail spirituel universel prend une couleur plus « guerrière » dans Le Porche du mystère de la deuxième vertu. Publié en septembre 1911, ce poème se veut une sorte de suite du premier mystère, c’est pourquoi certains thèmes, comme celui de la communion des saints, y sont repris. Péguy présente tout d’abord un pauvre bûcheron qui a trois enfants, et l’un est gravement malade. Sa femme est désespérée, au point qu’elle n’arrive plus à parler. « Mais lui c’était un homme », dit le poète, « il n’avait pas peur de parler ». Et alors il a fait « un coup d’audace », et il s’étonne que tous les chrétiens n’en fassent pas autant : « par la prière » il a pris ses enfants et les a mis dans les bras « de celle qui est chargée de toutes les douleurs du monde », Notre Dame, et naturellement l’enfant s’en est trouvé guéri. Hans Urs von Balthasar traduit ce « coup d’audace » par un Handstrich [2]Das Tor zum Geheimnis der Hoffnung, Verlag Joseph Stocker, Lucerne, 1943, p. 35 , « un coup d’assaut » : c’est véritablement un geste puissant, et pour ainsi dire « violent » (mais dans l’amour et la confiance, bien sûr !), quand le pauvre homme remet et abandonne ses enfants entre les bras de la Vierge [3]p. 656-657 .
Monastère de Sucevita, Roumanie
Or, cette « violence », qui est celle du croyant rempli d’amour confiant, est en fait à l’image d’une autre violence qui surgit plus loin dans le poème : celle du grand « complot » que les saints montent jour et nuit contre Dieu :
Tout nourris d’espérance ils tiennent bon comme des bons soldats.
Ils luttent pied à pied, ils défendent le terrain pied à pied.
On ne peut pas imaginer tout ce qu’ils font, tout ce qu’ils inventent
Pour le salut des âmes périclitantes [4]p. 719
C’est qu’ils luttent de toute leur force pour que le Père et Juge penche vers la miséricorde plus que vers la justice, et dans ce combat ils se savent sous la « protection » de celle que le Salve Regina appelle Advocata nostra, notre avocate : Marie.
Péguy n’a jamais cessé d’invoquer pour lui et pour autrui ces saints du ciel, saints patrons, saints locaux, saints universels. Dans ses lettres, il rapproche son amie Geneviève Favre de la patronne de Paris, il écrit à un ancien pensionnaire comme lui de Sainte-Barbe le jour de la sainte. Trois fois il s’est rendu à Chartres pour prier la Vierge. Cela fait de lui un chrétien enraciné quotidiennement dans le mystérieux entrelacement de croyant sur terre et de saints du ciel.
Mais ce qui donne toute sa justesse à cette foi en la communion des saints, c’est qu’il n’isole jamais les dévotions particulières du seul Médiateur et Rédempteur : car, comme le disait Hauviette, la communion des saints « commence à Jésus. Il est dedans. Il est à la tête. »