Gilbert Keith Chesterton (1874‑1936), essayiste et poète anglais, s’est illustré par ses nouvelles policières — les célèbres enquêtes du Père Brown — ainsi que par ses ouvrages d’apologétique chrétienne, parmi lesquels Orthodoxie et L’Homme éternel. Anglican converti au catholicisme, il opposait à la modernité et au rationalisme de son époque l’émerveillement d’un premier regard posé sur le réel. Ses écrits jouèrent un rôle déterminant dans la conversion de C.S. Lewis, et des auteurs tels que Jorge Luis Borges le considéraient comme l’un de leurs maîtres essentiels.
Les trois poèmes présentés ici dans une traduction originale — Le Converti, L’Écclésiaste et Sec
LE CONVERTI
Après un court instant, quand je courbai la tête,
le monde chavira pour se mettre à l’endroit,
je sortis où brillait, blanche, l’ancienne route ;
en marchant, j’entendis ce que disaient les hommes —
forêt de voix, feuilles d’automne en suspens,
non détestables, mais étranges, légères, vieilles
énigmes, crédos neufs — sans mépris, doucement,
comme on sourit quand on parle des morts.
Les sages ont toujours cent cartes à offrir ;
ils tracent un monde rampant, tel un arbre,
ils filtrent la raison à travers mille cribles,
mais le sable est au fond, et l’or se dissémine —
tout cela n’est plus rien que poussière pour moi.
Car mon nom est Lazare, et je vis.
Poème original : The Convert
L’ÉCCLÉSIATSE
Un seul péché : déclarer qu’une feuille verte
est grise, ce devant quoi le soleil frissonne.
Une seule impiété : prier la mort.
Dieu seul peut savoir à quoi la mort est bonne.
Un seul crédo : même sous l’aile des terreurs planétaires,
les pommiers n’oublient pas de donner des pommes.
Seule une chose est nécessaire : tout.
Vanité. Le reste est vanité.
Poème original : Ecclesiastes
SECONDE ENFANCE
Quand mes jours finiront
et que je n’aurai plus de chants à chanter,
il ne sera pas trop tard
pour ouvrir les yeux,
comme l’enfant sur la porte de la chambre,
sur un grand arbre, une balançoire…
Là où pèse la Miséricorde
sur moi, sur mes péchés —
car Dieu n’a pas effacé
la terreur de l’arbre —
les pierres au bord du chemin
brillent de ce qui, tout ensemble,
demeure et ne peut être.
Les gens sont trop vieux pour l’amour, mon amour,
trop vieux aussi pour le vin.
Le serai-je assez pour ne plus voir
cette lumière surnaturelle
changer en neige la poussière
dans la chambre devenue étrangère ?
Et tandis qu’à la fin, le pardon se dissipe,
un premier étonnement demeure.
Un cadeau est posé dans mes cendres —
ai-je osé le demander ? — :
qu’un homme s’habitue au chagrin, à la joie
mais pas à la nuit ni au jour.
Les gens sont trop vieux pour l’amour, mon amour,
ils sont trop vieux pour les mensonges.
Mais le serai-je assez pour ne plus voir
cette nuit immense se lever,
ce nuage plus grand que le monde,
et ce monstre aux milliers d’yeux ?
Suis-je assez digne pour dénouer
la courroie de mes propres sandales,
secouer la poussière de mes pieds,
et du bâton qui me porte
sur un sol trop beau pour durer,
trop stable pour être vrai ?
Les gens sont trop vieux pour les conquêtes, mon amour,
ils sont trop vieux pour se marier.
Mais le serai-je assez pour ne plus voir
suspendues sur ma tête, au réveil,
ces poutres incroyables, et me dire :
« Tiens ! Je ne suis pas mort… »
Frisson d’orage dans mes cheveux :
bien qu’on ne puisse manquer
ces nuages qui noircissent,
je sursaute, étonné, au picotement
de la première goutte sur mon bras :
les romances, l’orgueil, la passion… tout passe.
Cette goutte demeure.
Étranges sont les tapis d’herbe rampante,
les fenêtres immenses du ciel.
Et c’est pourquoi, en cette grâce périlleuse,
je continue malgré tous mes péchés :
bien que je vieillisse et que je meure,
chaque jour, les choses sont plus neuves.
Poème original : A Second Childhood
Traduction : D.C.