Home > Eglise > Keur Moussa fête ses 50 ans

Le 16 juin 2012, le monastère bénédictin de Keur Moussa ouvrait une année jubilaire pour célébrer les 50 ans de sa fondation sur la terre du Sénégal. C’est en effet en 1962 que sont arrivés de l’Abbaye de Solesmes 9 jeunes moines, sur l’invitation de l’évêque de Dakar. Ils se sont installés à 50 km de Dakar dans un désert qui est aujourd’hui devenu un luxuriant jardin d’arbres fruitiers qui donna à l’abbaye sa devise : « Où le désert fleurira », tirée du prophète Isaïe. L’une des plus belles fleurs de cette abbaye est la liturgie : le chant des offices qui rythme 7 fois par jour la journée des moines. L’histoire de cette liturgie est singulière, et nous la devons principalement au Père Dominique Catta qui, pour cela, a été décoré de la Légion d’honneur ce 8 septembre.

TU AS DE GRANDES OREILLES, ECOUTE !

Tout a commencé en 1963. La constitution sur la liturgie Sacrosanctum Concilium venait d’être promulguée par le Concile Vatican II. Les moines la lisaient au réfectoire. Le Père de Ribes, supérieur du monastère naissant lança au frère Catta : « Tu as de grandes oreilles, “ouvre-les aux cultures locales”, comme dit le Concile ». Alors le Père Catta écouta ! Il était formé au plain-chant de Solesmes, avec un rudiment élémentaire de solfège, mais il se mit à écouter. Il écouta ses ouvriers qui travaillaient en chantant à la construction du monastère, il écouta ses novices africains, il écouta les femmes sérers[1], les séminaristes casamançais, les danses diolas, les griots[2] mandingues comme Soudioulou Sissoko alors dans toute sa gloire de roi de la kora mandingue, il écouta les concerts du 1er festival des arts nègres organisé par Senghor en 1966, les messes camerounaises, surtout la fameuse messe Ewando… Il collecta des kilomètres de bandes magnétiques, de 33 tours. Il écouta et chercha les instruments traditionnels : la kora, le balafon, le tam-tam, le khalam, l’assiko, la sanza, l’arc en bouche dont les noms seuls disent la poésie ! Il écouta la radio surtout, notamment la musique traditionnelle du Sahel et celle des griots du Sénégal et même les chanteurs des villages voisins du monastère.
 

INFLUENCE GREGORIENNE

Ce qui a frappé rapidement le Père Catta, c’est que les chants traditionnels ressemblaient étrangement au grégorien. Dans sa « tête grégorienne » il fredonnait inconsciemment les airs grégoriens qu’il retrouvait dans les chants antiques du Sahel ou de la région : « Par exemple, j’ai trouvé chez les Nones de Thiès une ambiance modale en sol qui me rappelait les répons grégoriens en sol de la Semaine Sainte. Je m’en suis donc inspiré pour le répons : Sur le mont des Oliviers, mon âme bien aimée. Tous ces chants construits autour du sol avec dominante en do ou ré, sous tonique fa, modulation en mi inférieur, me disaient beaucoup pour les compositions nouvelles de ce temps de l’année liturgique : ambiance de gravité qui est donnée par la succession des tons pleins (fa, sol, la, si naturel). Toutefois je pense que personne ne peut dire que le répons Sur le Mont des Oliviers, vient de telle pièce grégorienne ou de tel air None. »[3] D’autres procédés musicaux grégoriens ont influencé l’œuvre du Père Catta. Il suffit d’écouter le CD Lumière radieuse, enregistré en 1975, que beaucoup ont critiqué comme trop « solesmien » et « pas assez africain » ! Mais le Père Catta n’a pas voulu « faire africain », mais « chanter de la prière » dans la grande tradition de l’Eglise. Les compositions plus récentes, notamment celles de frères africains, ont continué l’inculturation par un processus organique capable de respecter la liturgie latine tout en l’immergeant dans le génie musical africain. Le Père Catta reconnaît cependant le risque de perdre une certaine intériorité.
 

LE RYTHME AFRICAIN DANS LES PSAUMES

A l’influence du grégorien il faut ajouter celle du rythme africain qui donne à cette musique cette joie et cette vie pleine d’espérance. Ce rythme n’est pas facile à saisir car il est avant tout dans la peau ! « Les finales de mots restent “en l’air” et l’on repart avant ou après le frappé de percussion ! Et j’ai été long à comprendre que c’était la cause du dynamisme, de la vie de l’élan ! » Il fallait ce rythme si difficile à saisir pour la psalmodie en français. Le Père Catta eut alors l’idée de rythmer le texte en prenant appui sur des syllabes (jamais plus de 4, ce qui exigeait d’ajouter des appuis par rapport à la coupure naturelle du texte) pour que le temps d’une mesure ne bouge pas. Le rythme étant imprimé par le tam-tam, il fallut de longues classes de chant pour arriver à faire chanter la communauté pas toujours enthousiaste : « On ne va pas passer son temps à savoir s’il y a 1, 2, 3 ou 4 syllabes ! ». Même le Père de Ribes conseilla d’abandonner ces rythmes trop compliqués. « Un peu énervé, j’ai répondu qu’il suffisait de compter jusqu’à 4 ! » Il demanda un an de répit (65-66), ce qui lui fut heureusement accordé.
 

UNE CITROUILLE MAGIQUE

C’est l’indicatif de la radio à l’heure des nouvelles qui éveilla l’attention du Père Catta. Quel était cet instrument à cordes qui résonnait si bien ? Les villageois de Keur Moussa lui répondirent qu’il s’agissait d’une guitare. C’est le conservateur du musée de Dakar, Monsieur Houis, qui lui dit que c’était une kora et promit de lui en procurer une. Ce qu’il fit très vite avec en plus un balafon, sorte de xylophone géant qui résonne dans des noix de coco vidées. Les cordes de la kora étaient détendues et son utilisation incompréhensible. Père Catta invita alors deux jeunes musiciens mandingues joviaux qui ne savaient pas un mot de français. Le courant passa toutefois. Mais entre la langue et l’absence totale de méthode, le Père Catta dut reconnaître qu’il ne pourrait jamais apprendre.
Toutefois il se passa quelque chose de fondamental avec ces deux jeunes : alors qu’ils jouaient un air traditionnel, le Père Catta eut l’idée d’adapter un air grégorien correspondant à l’air mandingue pour chanter le dixit Dominus (psaume 109). Cette première inculturation a été enregistrée et écoutée 37 ans plus tard au Vatican, salle Paul VI, pour un congrès international de musique sacrée en 2001 : deux musulmans mandingues jouant un air de leur ethnie pour accompagner deux moines bénédictins chantant en latin le psaume 109, écouté à deux pas de la Basilique Saint Pierre !  
En 1965-66, le musicien mandingue Mamadou Kouyaté apprit au Père Catta la gamme mandingue en sillaba (gamme en Fa majeur) qui lui permit d’accorder la kora sur les notes universelles. Cette gamme très chantante fut la base pour accompagner les modes grégoriens. Il y ajouta toutes sortes d’instruments de musique africains comme le montre cet essai sur le kiriale XI, chanté au rythme des tambours socé, des koras mandingues ou des khalam wolofs, inspiré d’une musique entendue dans un disque sénégalais. « De toutes ces recherches certes passionnantes, le résultat le plus positif fut de me familiariser avec la culture musicale africaine, de l’aimer surtout avec ses rythmes, ses instruments. »
En 1967, le monastère de Keur Moussa passe du latin au français, tout en gardant de larges pièces grégoriennes.
La kora traditionnelle va être utilisée jusqu’en 1975. Mais l’accord de cette kora est très problématique car les cordes tiennent à la hampe avec des anneaux de cuir et si une corde casse, il faut tout démonter pour la remplacer. Il fallait un temps fou avant chaque office pour l’accorder. Le frère Michel Meugniot voyait cela et réfléchissait en silence sur le moyen de simplifier ce problème. L’idée était simple : remplacer les anneaux de cuir par des clefs de violon en bois. L’exploit technique consistait à faire tenir sur une hampe droite 22 cordes d’une force de 200 kg sans dénaturer le son de cette « harpe africaine » dont la boîte de résonnance est une simple calebasse !
En 1972, le Père Catta part à Paris avec sa « kora Meugniot » et s’arrête chez un luthier parisien rue de Rome. Il lui joue le fameux Jésus, que ma joie demeure de Jean Sébastien Bach. « Le luthier resta un instant silencieux, puis me dit d’un ton mi courroucé, mi plaisantin : “C’est quand même décourageant de voir que vous obtenez une si belle sonorité avec une simple citrouille, alors que pour nos harpes, nous ne faisons pas mieux avec des bois précieux qui nous coûtent cher !” »

Pour finir cette histoire trop résumée de l’inculturation de la liturgie romaine dans la terre africaine du Sénégal, laissons la parole au Père Catta avec un extrait de son discours du 8 septembre lorsqu’il reçut la Légion d’honneur : « Vous avez tout dit, et même trop bien dit, de l’histoire presque miraculeuse de cette abbaye, en particulier l’histoire de sa kora, un trésor d’or que l’Afrique cachait jusque-là dans les replis des boubous mandingues, mais que le Seigneur destinait à une plus haute vocation : celle de chanter Sa gloire et révéler Sa Parole d’Amour et de miséricorde, pas seulement à l’Afrique, mais au monde, comme le prouve aujourd’hui la retransmission par l’électronique, à qui veut bien l’écouter, du chant des psaumes soutenu par les arpèges de la kora. »
 

 

 


 

 


[1] Sérer, diola, mandingue, socé, none, wolof… sont des noms d’ethnies sénégalaises.
[2] Un griot est une sorte de troubadour dont la fonction est de chanter la gloire des grandes familles. Le Président Senghor par exemple était toujours accompagné de son griot Yandé Codou Séne.
[3] Toutes les citations de cet article sont tirées d’un fascicule non édité que le P. Catta à prêté à l’auteur et qui s’intitule : « La liturgie de Keur Moussa, réponse du frère Dominique Catta au questionnaire du frère Olivier-Marie Sarr », 15 Août 2002.

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