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Une source au fond du caniveau

Dans son livre « Instants de Grâce » [1], Frédéric Eymeri consacre un chapitre entier à Bruce Lee, un enfant des rues ami du Point-Cœur de Bucarest. Aujourd’hui, ce jeune fait la une de la presse en Roumanie et plusieurs reportages lui sont consacrés sur le web. Bruce Lee vit toujours dans les canalisations de Bucarest, il n’est sorti ni de la rue ni de la drogue, mais il est devenu pour beaucoup de personnes un soutien, un père, un ami.


© casajurnalistului

J’ai connu Bruce-Lee en 1994. J’étais alors en Roumanie, à Bucarest, envoyé en mission par l’œuvre Points-cœur. Avec ceux de mon équipe, cela faisait plusieurs mois que nous essayions d’entrer en contact avec les enfants des rues, mais cela s’avérait impossible, leur indiscipline, leur violence et leur nombre nous tenant à distance. Nous avons beaucoup prié et longtemps désiré qu’une porte s’ouvre vers de nouvelles amitiés.

Je revois la scène de notre première rencontre à Dristor. Le contact s’est aussitôt établi entre nous, et une mystérieuse confiance nous a liés. Bien que tout jeune (avait-il 14 ans ?), Bruce Lee était déjà un caïd craint et respecté par ceux de la rue. Grâce à lui et à son amitié, bien des rencontres nous ont été possibles. Il m’avait offert son collier, me disant que ce serait pour moi le meilleur des passeports. De fait, la confiance s’établissait immédiatement lorsque des jeunes de la rue reconnaissaient l’étonnant et clinquant bijou.

Puis il y eu sa première arrestation et incarcération dans la prison de Jilava. De triste mémoire, cette prison, où les cellules suintent d’humidité même en plein été, a retenu un grand nombre de martyres, prêtres, évêques et prisonniers politiques sous le régime communiste de Ceaucescu. Nous rendions régulièrement visite à Bruce Lee, lui apportant de quoi améliorer son ordinaire. La première chose qu’il fit au sortir de prison, fut de venir voir l’équipe du Point-Cœur à Dristor.

Marqué plus profondément encore par ce séjour en prison, Bruce Lee n’avait qu’une ambition, se venger. Il tâcha de réunir sous sa coupe l’ensemble des enfants des rues pour déclencher une guerre contre la Police. Son projet en cours de réalisation, il fut bientôt arrêté pour une affaire beaucoup plus grave que la première.

Les séances de son procès se tenaient régulièrement et les équipes de Points-Coeur se sont rendues à chacune d’entres elles. Dans la salle d’instruction, perdu entre deux immenses gendarmes, je revois Bruce Lee se tordre le cou pour tenter de nous apercevoir et s’assurer de notre présence. Nous ne l’avons jamais laissé tomber. Nous nous sommes démenés pour lui trouver un avocat et le soutenir autant que possible. Le verdict tomba qui renvoya notre ami en prison.

Sa nouvelle habitation était un immense centre de détention tout neuf, hors de la ville. Il fallait s’y rendre en auto-stop tellement le lieu était mal desservi. Je me souviens de ma première visite. Il a fallu montrer patte blanche, nous étions les seuls étrangers à avoir le droit de pénétrer dans la prison. Il avait fallu remonter porte par porte la filière du pouvoir de décision jusqu’au ministre. Là, les bénévoles de l’œuvre avaient obtenu gain de cause.

Nous étions en 1998 et je repensais à tout ce parcours, attendant que les geôliers se décident à amener le détenu « Florin H » (de sa véritable identité) dans l’immense salle qui servait de parloir commun à tous les détenus. Bruce Lee était très heureux de nous voir. Je vous livre ici quelques mots de lui consignés alors par écrit.

« Vous êtes les seuls à ne pas m’avoir laissé tomber. Ici, je passe mon temps à me battre pour défendre ma place. Ceux de la rue sont utilisés par tous. Lorsque l’on ne reçoit pas de visite, c’est pire. Les cigarettes que vous m’apportez sont une monnaie d’échange auprès des gardiens. Vous êtes les seuls en qui je puisse avoir confiance. »

J’ai quitté la Roumanie alors que Bruce Lee était encore en prison. Il était très déçu, car pour me remercier, il avait l’ambition de m’amener avec lui dans un périple de plusieurs jours (et nuits) dans tous les squats de Bucarest. « Je t’emmènerai dans tous les lieux où personne ne pénètre s’il n’est pas de la rue. Il s’y passe des choses terribles, mais tu n’auras pas à avoir peur. Je te protégerai, et mes amis également. Ils ne peuvent rien me refuser. Je suis ici parce que j’ai refusé de dévoiler le nom d’un ami à la police. Il m’ont dit : "Tu paieras pour lui !" Voilà le prix de l’honneur, voilà le prix que j’attache à l’amitié. Mais qui peut me croire ? Qui peut croire qu’un garçon comme moi est ici pour payer la dette d’un ami ? »

Vingt ans après notre première rencontre, rien n’a changé ! Il y a maintenant dans le canal l’électricité, et la musique, et la télé… Mais rien n’a changé. Bruce Lee n’est plus un enfant, et d’autres drogues plus terribles encore infestent ceux de la rue, mais rien n’a changé. De nouvelles maladies, incurables celles là, ont su s’infiltrer, mais rien n’a changé. Bucarest s’est enrichie, s’est embellie, mais sous terre, rien n’a changé.  

Rien n’a changé ou si peu. Rien, sinon peut-être Bruce Lee, qui lentement, fait comme chacun de nous le passage à l’amour.

Rien n'a changé en apparence, sinon que les enfants l’appellent « PÈRE ».

« Avant que je connaisse Dieu, j’étais un homme différent. Sans famille, j’étais mauvais et corrompu. J’appelle Dieu « mon Père (….) Il est tout ce que j’ai. C’est pour cela que je vis dans le canal, pour aider les plus pauvres. Ils voient que je suis proche d’eux, c’est pour cela qu’ils m’appellent père. » [2]

Ils l’appellent « Père » et cela change tout !

Lire les articles sur Bruce Lee :
http://casajurnalistului.ro/bruce-lee-king-sewers/
http://www.channel4.com/news/romania-tunnels-bucharest-orphans-photo

 


Frédéric et George, à Bucarest © Points-Cœur


[1] Eymeri Frederi, Instants de grâce, Presses de la Renaissance, Paris, 2006.
[2] http://casajurnalistului.ro/bruce-lee-king-sewers/

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