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Dans « Madone de miséricorde », le compositeur français Thierry Machuel (1962- ) crée un paysage vocal où toute chose se repose sous le manteau silencieux de la neige, contre ce corps, en cet instant suspendu de l’univers. Son cheminement artistique prend sa source dans un dialogue avec la poésie contemporaine qui le conduit à une nouvelle compréhension de la musique : « un art qui se met volontairement à l’écoute de toutes les harmoniques humaines. »

 

« Il ne faut pas craindre une étape d’aridité »

Pour Thierry Machuel, le chant est « un monde voué au partage ». Mais il ne peut se limiter à un esthétisme qui serait une fuite. Il est ce commencement d’un regard sur l’homme, une manière de faire sien le destin de toute humanité : « Le plus souvent, ce que les auditeurs attendent de la musique, c’est au contraire une consolation, une vision sublime, un instant de bonheur ! L’art doit-il pour autant se tenir sans cesse en un lieu préservé, un havre de beauté, un luxurieux jardin ? N’est-ce pas plus urgent d’accompagner tout homme, de savoir traverser avec lui toute vie, d’embrasser en vérité toute humanité ? Il ne faut pas craindre qu’il y ait une étape d’aridité dans tout cheminement musical, comme nous devons aussi apprendre à écouter dans l’Autre ses silences, à rechercher en chaque chose ce qui nous interroge, la « Question sans réponse », pour reprendre le titre d’une œuvre de Charles Ives. Il ne s’agit pas pour autant d’un art de la souffrance et de la déréliction, mais d’un art qui se met volontairement à l’écoute de toutes les harmoniques humaines. »

L’unité, une écriture en "réservoirs"  

Cela implique une nouvelle manière de percevoir le chant choral où l’individu, tout en restant au service de quelque chose qui le dépasse, prendrait toute sa dimension : « Car s’il est vrai que le dispositif choral commun peut amener à des comparaisons peu flatteuses avec certains systèmes politiques, où l’image prédominante serait celle de l’obéissance aveugle et de la disparition des individus dans une masse indifférenciée, rien n’empêche de penser les choses à l’opposé, en privilégiant la prise de responsabilité individuelle, en laissant une large part de liberté à chacune et chacun, comme dans les nuages sonores caractéristiques de l’écriture en « réservoirs », que j’utilise abondamment. » Fort de cette méditation, il revisite alors le contrepoint : « L'imitation – le canon! – doivent céder le pas au mélange des contraires, en conservant amoureusement les rythmes d’origine, avec une égalité d’attention, sans jamais oublier que nous devons notre sentiment d’exister au regard de l’Autre, comme le dit si bien Edmond Jabès : « L’étranger te permet d’être toi-même, en faisant, de toi, un étranger ». C’est là une parfaite définition du contrepoint. Par cette voie, le chant choral peut alors devenir, dans la confrontation au public, un miroir de notre société, un prisme, où saisir dans l’âpreté des couleurs, nos ombres et nos lumières. » Dans la recherche de l’unité, l'autorité du compositeur n’est plus alors le principe d’un nivèlement, d’une uniformité, ni d’une suite aveugle et mécanique, mais comme l’avènement de chaque être sous le regard de l'Autre, sous le regard de l’Amour. Couper le chant de cette vie, serait alors le vouer à l'imitation stérile. 

L’écoute de l’Autre dans la parole

Cet avènement implique une écoute. De fait, à l’origine de la démarche de Thierry Machuel, il y a une rencontre avec le mystère de la parole dans la poésie contemporaine : « la parole la plus exigeante, la plus difficile parfois, et l’idée qu’elle est toujours partageable, mais que ce partage implique d’abord un travail sur soi-même, pour s’ouvrir à l’étrangeté, l’altérité, la rudesse de cette parole, avant d’aborder le monde sonore dans lequel je la dépose. » Ce sont les poèmes de Paul Celan qui lui ont permit de commencer cette recherche : « Après une longue période de doute, c’est à la lecture d’un texte de Paul Celan que j’ai recommencé à écrire, et depuis, je sais que seul un texte de grande intensité peut me motiver. » Il noue alors une relation profonde avec le texte dont le but n’est pas seulement de le faire entendre, de le servir ou de l’amplifier, mais de laisser advenir une étincelle, quelque chose d’autre qui soit le fruit et le signe de cette rencontre : « Toute ma recherche puise ainsi sa source, non seulement dans le sens du texte, mais aussi dans ses différentes formes, notamment celle qui est la plus proche de la musique, sa forme sonore. Je me sers pour cela d’un enregistrement, soit du poète, soit d’un lecteur ou même d’un comédien, et prends en dictée la voix parlée, dans différentes interprétations si possible. Mais cela ne signifie pas pour autant que je place la musique dans un rôle d’amplificateur, rôle qu’elle ne saurait jouer en raison de sa capacité suggestive intrinsèque. Je cherche simplement à nouer avec le texte un lien suffisamment étroit pour pouvoir créer une musique à la fois indépendante et proche, ayant ses propres liens internes, et pourtant capable de produire, dans le choc avec les mots, une étincelle. » Ainsi, dans cet exercice périlleux, la musique n'est pas cantonnée à un rôle de faire-valoir : en cherchant à comprendre, à faire sienne une intention qui la dépasse, en écoutant toutes les possibilités, elle ajoute sa singularité et ses possibilités aux trésors du texte. Ce n'est qu'à ce prix que le miracle peut se produire. Toujours neuf. 

Une force créatrice au milieu du drame

Le texte de "Madone de miséricorde" est tiré de Début et fin de la neige, d'Yves Bonnefoy. La densité des propos de Thierry Machuel tient d'ailleurs d'une véritable filiation avec ce grand poète. C'est vraissemblablement, pour une bonne part, cette relation avec ce devancier qui lui permet de tenir la note de la profondeur et d'accomplir son geste de création dans une ouverture à toute chose: « c’est cette première émotion qui me guide, ce condensé d’humanité qui, par miracle, se retrouve dans un assemblage de mots, parfois très bref, et témoigne d’une expérience singulière d’une manière universelle, suffisamment directe pour survivre à la traduction, malgré d’inévitables mutations, pour être capable de me mettre dans l’intimité de quelque chose que je n’ai pas vécu. À cet égard, les poèmes d’Ossip Mandelstam, de Paul Celan, de Langston Hughes, de Sophia de Mello Breyner ou Antje Krog peuvent être considérés comme des témoignages précieux sur un fragment douloureux de l’histoire de l’humanité, des goulags à l’apartheid, des ghettos de Harlem à la résistance à toute dictature. Mais ces témoins, loin des obsessions esthétiques que l’on prête souvent aux poètes, possèdent manifestement des caractéristiques communes : une sorte d’élévation de la vue, de la pensée, au-dessus du point particulier de leur propre vie ; une dimension métaphysique, comme un dialogue avec l’Invisible, où l’on en resterait toujours aux questions, laissant le lecteur au seuil de lui-même ; une force créatrice enfin, dans la pleine conscience du devoir de « réinvention » de la langue qu’implique la vocation du poète, face aux drames dont il est le témoin. » Le don de la composition à partir du travail sur les texte devient alors tout à la fois un regard sur le monde, une communion avec ceux qui souffrent et l'expression renouvelée autant que nécessaire d'une profondeur matéphysique. 

 

Les propos de cet article sont tirés du site de Thierry Machuel.

Découvrir sa discographie

 

 Madonne de miséricorde

 

Tout, maintenant bien au chaud

Sous ton manteau léger, presque rien

Que de brume et de broderie

Madonne de miséricorde de la neige

O contre ton corps dorment nus les êtres et les choses

Et tes doigts voilent de leur clarté ces paupières closes.

 

Poème d'Yves Bonnefoy, tiré de début et commencement de la neige

 

5 Commentaires

  1. Frédéric

    Passionnant que cette recherche… « rien n’empêche de penser les choses à l’opposé, en privilégiant la prise de responsabilité individuelle, en laissant une large part de liberté à chacune et chacun, » … Est-ce à dire que l’interprète peut quitter sa partition? Où s’inscrit est cette marge de liberté?

    1. DC

      C'est délicat, il faudrait approfondir ce que veut dire "écriture en réservoir". Il nous reste à rencontrer ce monsieur pour aller plus loin. Je ne crois pas, à écouter les chanteurs, qu'il veuille par là exalter une attitude totalement libre de contraintes et détachées de l'intention du compositeur. Je ne sais pas non plus dans quelle mesure Thierry Machuel le réalise concrètement dans ses chœurs. Mais je souligne ces mots "en conservant amoureusement le rythme d'origine", cette relation au texte témoigne d’une relation de service plutôt que d’une liberté capricieuse et subjective. Un service qui est en même temps liberté et création. Difficile à comprendre… 

      1. DC

        En tout état de cause, ce qu'il souligne correspond à une préoccupation artistique des plus actuelles: la question, dans l'esprit des compositeurs de la relation entre la partition et la liberté. Il faudrait croiser avec l'expérience du jazz pour comprendre, même si le Jazz tend à exalter la subjectivité. Dans le style de Machuel, on gagnera plutôt regarder du côté de la possibilité d'improvisation sur les partitions anciennes de la musique occidentale. La partition était alors une sorte de structure générale, une intention, un chemin, un aide-mémoire, un rappel de cette vie qu’on savait en dehors (dans la musique jouée). L'interprète possédait un alphabet musical qu'il pouvait utiliser à loisir dans l'élan de cette intention, jouissant d'une certaine liberté, celle de donner cette musique ici et maintenant. Il fallait se pencher sur son luth, écouter l'harmonie, rentrer dans le son et dans le mot pour faire sien (com-prendre) l'élan créateur qui avait présidé à la composition, en vivre et le rendre dans la harpe de ses expériences. Interpréter (comme lire, véritablement lire, en poésie), c'était de toute façon créer, même si, formellement, le musicien jouait strictement ce qu’on attendait de lui et qu’il ne devait jamais sortir de cela. Il ne s'agissait pas tant de répéter que de rentrer dans une vie et de la servir. Où plutôt de vivre de la même vie que celle qu’on reconnaissait dans l’invitation du compositeur. Là était toute la dignité de l'interprète. 

      2. DC

        Le problème, c'est qu'en occident aujourd'hui (enfin, jusqu’à aujourd’hui), cet alphabet, ce repère, n'est plus perçu que comme une norme figée. Une grille de lecture qui commande le geste et condamne l’individu. Ce n'est qu'au sommet de l'art, très loin en avant qu'on trouvera la liberté de l'enfance, comme le soulignait Hölderlin au début de Hypérion. Le reste du temps: l’obéissance pragmatique, le consensus en attendant, la morale provisoire, l’absence de « je », dans le doute… Lorsqu'on parle de liberté, on entendra plus alors que "subversion" comme le prônait Georges Batailles. Pour les uns, ayant conscience de la valeur de ce qui est ainsi détruit, elle est désastreuse, pour les autres, regardant ce que la norme empêche et réprime de leurs aspirations et de leurs possibilités, elle est salutaire. Mais ce n’est qu’une dialectique fondée sur un mauvais point de départ. Car dans un cas, la réalisation est au prix de l’humanité (projets idéologiques), dans l’autre, l’humanité est au prix de l’œuvre commune (anarchisme, libéralisme radical).

         

        Il y a une relation problématique pour notre temps entre une autorité (le compositeur) et l'exécutant (le chœur ou le/les interprète (s)). Pour notre culture, il n'y a que deux solutions : une relation autorité/soumission (idéaliste ou pragmatique) ou l'anarchisme (toujours théorique, car lorsqu'il s'applique, c'est la dissolution). Comme la possibilité réelle d'une autre relation n'entre pas dans les catégories de jugements de notre époque (par exemple fondée sur l'amour, le respect mutuel de la mission de chacun, et une contemplation commune, sur l'obéissance de l'amour, bref fondée réellement sur un horizon au delà des intérêts immédiats, au delà du spectacle), et qu'il faut bien "chanter" la partition, alors on fondera l'autorité sur un consensus minimaliste: je me prive de ma liberté jusque là, tu assures une autorité jusque là. Juste le temps de jouer la chanson… On fondera ce sacrifice sur la jouissance esthétique rêvée de la chanson. Et puis après? Après, plus rien. La messe étant dire, chacun reprendrait la musique de sa solitude et de son caprice, satisfait d'avoir collaboré au spectacle. Tout ce qui sortirait de ce consensus serait alors suspecté d'une manière ou d'une autre. On pensera alors que les droits de la beauté et de la vérité ne seront défendus que par une obéissance totale, mais provisoire (militaire ou de parti, pas nécessairement explicitement autoritaire). Toute considération de la possible liberté de l’interprète sera alors suspecte. Ou bien au contraire, on sera prêt de sacrifier beauté et vérité pour exalter cette liberté. Ou bien, encore, dans le pire des consensus, lorsqu’on voudra joindre tous les bouts, on sacrifiera beauté, vérité et liberté. Ne jouant plus que la comédie d’un rôle vidé de toute substance.

         

      3. DC

        Ce qui manque à ce tableau, c’est l’expérience de l’unité. Qu’est-ce qui fait l’unité entre la partition et l’interprétation, le compositeur et l’interprète ? Il ne peut s’agir que de l’amour : le fiat de Marie, fondé sur l’amour est une mise à disposition totale, dans une parfaite possession de soi. Une possession royale qui est totale dépossession. Il n’y a pas de plus grand amour, disait Giussani, en paraphrasant l’Évangile, que de donner sa vie pour l’œuvre d’un autre (voilà pour l’interprète), mais la joie du Père, aurait dit Balthasar, c’est de voir le Fils réaliser la mission au delà de toute attente (voilà pour le compositeur). Chacun, habité par l’autre, s’en remettant à l’autre pour la réalisation de ce qui compte le plus pour lui. La liberté, vécue alors dans un regard mutuel et une demande continuelle: « que veux-tu ? ». C’est cet amour, sans cesse réduit et défiguré, d’où les drames, qui serait cette « force créatrice ». Loin d'être une utopie, c'est le point de départ à partir duquel se réalise la mission chrétienne: "il nous a aimé les premiers", "sans moi vous ne pouvez rien faire", "il n'y a pas de plus grand amour", "le disciple n'est pas plus grand que le maître"… Et d'autre part: le mystérieux: "vous ferez des choses plus grandes encore"…