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Giussani : parler à ceux qui ont encore soif (deuxième partie)

Nous publions la suite de l'entretien de 2002 de Renato Farina avec le fondateur de Communion et Libération. (Lire la première partie)

Image : Don Giussani et Jean Guitton en 1995 (© Fraternità di Communione e Liberazione).
Don Giussani a souligné la dette envers le philosophe et écrivain français,
notamment à propos du livre Nouvel art de penser paru en 1946, qu’il a souvent cité :
« “Raisonnable’’ désigne celui qui soumet sa propre raison à l’expérience ».

 

Luigi Giussani : Sans le Christ, il n’y aurait rien de sûr, et nous serions dans l’insécurité absolue. Au contraire, avec Lui, le singulier est exalté. Pour cela, je veux tout ramener à ce constat : l’Être est Mystère. Le Mystère est. De notre part, on peut seulement imiter le Mystère. Je parle de l’Être comme affirmation d’une positivité, de la positivité de la vie : c’est la charité.

Renato Farina : Le catéchisme disait « faire les œuvres de la charité ».

L.G. : Mais on ne se sauve pas tout seul, ni par les dons que l’on fait, parce que c’est un Autre qui nous sauve nous et le monde à travers une chose nouvelle, qu’il a fait naître dans l’histoire. L’Être ! Tout fleurit par l’épanchement de l’Être !

R.F. : Cependant on oublie, on s’appuie sur la morale et on trahit aussi celle-là.

L.G. : Sans le Christ, on se sent dispersé en soi-même, inadapté, incapable de se concentrer sur la réalité, incapable aussi de seulement apercevoir avec clarté n’importe quelle beauté durable. La capacité des hommes de se tromper et de faire se tromper les autres est grande. C’est la fausseté de l’apparence. Et souvent les chrétiens se complaisent et s’illusionnent d’être bons parce qu’un jour ils ont compris quelque chose. Et ils s’y rattachent comme s’ils se sauvaient par le discours et la cohérence. Je préfère de beaucoup les non-chrétiens parce qu’ils sont conscients du mal comme de leur incapacité à suivre le bien que pourtant ils pressentent. Pour cette raison, je préfère toujours les tempéraments qui se dévouent dans le monde et attendent par ailleurs une paix qui ne vient jamais, plutôt que ces catholiques qui se construisent un système pour se reposer dans leur foi supposée et dans leur soi-disant charité. Chez eux le Christ est momifié, et en plus ils croient le connaître.

R.F. : Et dans le même temps, le monde est en flamme.

L.G. : Un de ces matins, en regardant les journaux, je pensais à Bush face à ces jeunes envoyés en Afghanistan. Qui sait comment il a pu se comporter en apprenant la nouvelle de la mort de ceux qui sont tombés. Peut-être a-t-il pensé : « C’est de ma faute, s’ils sont morts, c’est moi le chef de l’Armée. Mais, je dois agir ainsi contre les Talibans pour sauver la nation ». J’aurais alors voulu lui dire : tu ne la sauves pas toi-même. Celui qui la sauve, c’est cette Réalité, cet Être, ce niveau de l’Être auquel, toi, Bush, tu dis : je te reconnais et je fais ce que je peux pour sauver la nation, afin que ce Mystère-Charité puisse être reconnu. C’est cela la différence entre Bush, en tant qu’il reconnaît son appartenance à une histoire chrétienne, et les Talibans.

R.F. : Don Gius, vous aurez quatre-vingt ans en octobre. Votre santé n’a pas toujours été bonne. Ce doit être une chose énorme, ce mystère, s’il peut encore donner le sourire aux vieillards alors que nous sommes confrontés à l’égarement du christianisme.

L.G. : Je dis ce que je vois, je suis enthousiaste de ce que je suis. Dieu a fait l’homme. Le Christ a fait l’homme et l’Église comme son développement. Il faut donc vivre comme le Christ, et vivre la joie pascale. Nous devons remercier l’Esprit pour ce qu’il nous a fait connaître : le Christ et Son histoire, et de nous avoir appelés à vivre tous les aspects de l’histoire comme faisant partie de Son histoire.

R.F. : C’est une chose difficile…

L.G. : Il y a une façon de rendre simples ces choses : dire ce qui se voit. Dieu fait homme, le Christ et l’Église comme son développement. C’est un instinct qui n’est pas encore détruit chez les hommes. La raison est encore là, et elle permet de ne pas considérer le mal comme inéluctable, de ne pas considérer que l’histoire est obligatoirement destinée à la victoire de la vision des Talibans ou des fondamentalistes. Leurs victoires ne sont pas inévitables. Par la raison, il est possible d’affirmer que ce qu’ils disent n’est pas le Mystère et ne correspond pas à l’attente de l’homme. Il y a encore cet instinct, il n’a pas été détruit. L’être comme caritas ! Si tu en as fait l’expérience, même pour un instant : à partir de ce là, tu ne peux plus te passer ce de point de vue, pour autant qu’il y a ce qui te le rappelle avec sa compagnie.

R.F. : Quelle est la méthode connue pour réveiller l’emprise chrétienne sur les choses ? Aujourd’hui, par exemple, nous avons le Meeting [de Rimini]…

L.G. : La préoccupation la plus grande doit être celle-ci : qu’avec une simplicité de paroles, l’expérience du Mystère revienne au plus grand nombre, parmi les gens. Être dans le désordre humain l’unique point d’intelligence. Être là comme celui qui demande à chacun, quelle que soit la chose qu’il faite, dite ou écrite : « Toi, quel rapport as-tu avec cela ? » Pour cela il faut un élan générateur par lequel on peut entraîner ses amis comme ses ennemis, les appeler à des rencontres, des réunions où le centre ne soit pas la rencontre ou la réunion, mais l’homme lui-même, en ayant conscience de la grande et unique chose qu’est le Mystère. Dieu comme Mystère de charité est l’unique lettre que je voudrais écrire à tous ceux de CL, et à tous.

R.F. : Quel est le symptôme de l’absence d’expérience chrétienne ?

L.G. : La foi n’opère plus le saut culturel, ne dit plus rien au sang qui bouillonne. Nous sommes les seuls – nous les chrétiens – qui peuvent investir culturellement la masse, je ne parle pas des élites, mais bien de la foule dispersée, de celle qui allume la télévision, qui va à l’école et trouve un professeur que les élèves n’intéressent en rien. Quelque chose doit arriver de nouveau, sinon… Pendant les douze années du séminaire, on ne parlait pas de ces choses, la foi qui investit tout : Carducci, Leopardi et Pascoli. Si quelqu’un a fait aussi, au moins un peu, l’expérience du mystère du Christ, la croissance de sa personne deviendra un processus de charité, par lequel il ne sera pas possible de ne pas s’enthousiasmer pour Leopardi, pour Dante, pour Pascoli, et pour toute expression où se trouve l’homme : parce qu’on ne peut pas adorer une présence – Dieu ! – sans souffrir d’une absence que tu veux combler, et frémir pour cela.

R.F. : [Il me révèle qu’il passe une bonne partie de son temps à « lire le bréviaire »] Que trouvez-vous dans le bréviaire de notre époque ?

L.G. : Il y a une exaltation de la Madone, de l’aspect charnel du christianisme, qui exprime pleinement la pédagogie du Christ dans sa révélation de lui-même. Cette exaltation s’oppose aujourd’hui à la négation de tout, à ce nihilisme qui caractérise le monde post-libéral sans défense face à l’avancée islamique. La Madone est le Mystère.

R.F. : Mystère, vous utilisez beaucoup ce mot et celui-ci est traduit aujourd’hui en images ténébreuses et vaguement ésotériques.

L.G. : Le Mystère, ce ne sont pas les ténèbres, mais ce qui nous est donné d’expérimenter de l’Être. Dans sa simplicité et dans son aspect charnel, la Madone évite toutes les équivoques. Comment fait le Mystère pour se révéler ? Par la Madone ! Elle est le point culminant de la dialectique religieuse et philosophique. Si le Destin se considère lui-même comme Mystère, l’aspect humain qui nous fait dire qu’il est mystérieux devient conscience de la Madone. Parce que la première forme concrète accessible à l’homme dans le Mystère. La première forme physique et spirituelle du fait du Mystère est la Madone. La caractéristique du Mystère est qu’il est accessible par les pauvres ignorants. Ainsi l’œuvre de l’Esprit, le Créateur de l’univers, est la Madone. Je ne dis pas cela par bigoterie, mais parce que c’est objectivement ainsi. L’Esprit se rend expérimentable comme Charité par la Madone. Je voudrais faire un article sur la Madone : tout ce qu’Elle touche devient humain et en même temps le situe dans le Mystère. Que la Madone soit le premier signe de cette Présence de Dieu est un scandale. Mais seul celui qui comprend cela peut s’intéresser vraiment au divin. Découvrir comment dans la Bienheureuse Vierge Dieu s’est incarné permet de réaliser que tout prend part à cette découverte : la première page du journal, le nombre des cheveux de ceux que tu aimes.

R.F. : Les personnes qui passent pour être les plus intelligentes, tombent précisément ici sur un écueil et ne comprennent pas. Ils disent : c’est un reste de paganisme. En toute bonne foi, ils n’acceptent pas.

L.G. : Et, au contraire d’eux, leurs mères le comprennent ! Mais ils se refusent à accepter la plénitude de ce qu’écrivait Dante : « Vierge mère, fille de ton fils ». Il y a la liberté, tu comprends ? Et cela me fait littéralement éclater de joie. Mes limites ne me font pas peur, c’est la démonstration la plus fantastique de l’existence de Dieu, qu’il se manifeste en négatif, comme mon manque.

R.F. : Qu’est-ce que le Mystère-Charité a à voir avec la cruauté de la Nature ? Pour beaucoup c’est l’objection dramatique qui jette une ombre sur Dieu…

L.G. : Quand ta mère t’a pris dans ses bras, a dit ton nom, le Mystère s’est manifesté. Comment pourrait-il être possible que ce soit toi qui Lui donnes la mesure, que ce soit toi qui Le juges ? Ce fut précisément le problème qui se posa à Abraham avec Isaac. Dans le Mystère, même l’anchois mangé par le thon trouve sa rédemption. Celui qui a expérimenté l'étreinte du Christ le sait. Que celui qui n’en a pas fait l’expérience ne ferme pas la porte et demande que Dieu lui révèle son visage.

 

R.F. : C’est l’heure de partir. Il me regarde et me dit : « À vous journalistes, je demande la conscience d’être à la racine de la conversion du monde. Essayez d’être les merveilleux provocateurs de la vie commune des hommes ». Il a dans ses mains une image de Raphaël représentant un Saint Paul songeur : « Si on n’atteint pas le niveau de Raphaël, si on ne regarde pas les visages comme Raphaël, il n’y a pas d’expérience du Mystère. Remercions l’Esprit, c’est-à-dire la Source de l’être, pour ce qu’il nous a fait connaître, c’est-à-dire le Christ et son histoire, et pour ce qu’il nous fait vivre les aspects même les plus humbles de notre histoire comme faisant partie de l’Histoire ». Il siffle « La donna è mobile ». Dehors, il y a un soleil magnifique, les feuillages des tilleuls sont agités par le vent, « le sentiment des choses, la contemplation de la beauté », n’est-ce pas vrai ?

 

Entretien de Renato Farina paru en italien le 17/01/2016 dans la revue Tempi
Suivre : @Tempi_it on Twitter | tempi.it on Facebook
Traduction : Vincent Billot (Texte complet de l’introduction disponible sur demande).

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1 Commentaire

  1. TABITHA

    Là encore, Giussani nous permet de relier ce qui arrive dans nos vies banales avec l'expérience qui advient, qui nous relie, elle, directement au Mystère.

    Et il nous permet aussi de comprendre en profondeur ce qui se passe, par exemple, dans la rencontre, autre concept familier de Gius et dont il a fait un point de départ majeur de l'expérience chrétienne.

    Je voudrais ici me risquer à donner un témoignage personnel, dont nous avons reparlé avec mon épouse préférée à la suite de la 1ère partie de cette interview.

    Il y a, dans notre paroisse, une jeune femme qui a débarqué, amenée par sa voisine qui fréquentait messes dominicales et hebdomadaires, et qui était plutôt issue d'un milieu "simple".

    Cette jeune M. avait 4 enfants de 4 pères différents, elle européenne, avec uniquement des africains, et elle venait de quitter le 4è car çà commençait à chauffer ! Très vite, elle nous a frappé par son assiduité et elle a rapidement rejoint un groupe de catéchuménat, pour recevoir le baptême 1 an plus tard.

    Nous avons fait connaissance plus profondément à cette occasion, d'ailleurs et elle nous a invité à la petite fête qui a suivi son baptême, seuls blancs avec le prêtre….

    Or, très récemment, comme nous ne nous étions pas revu à cause des vacances et des occupations multiples, elle est venue vers nous et, avec son sourire très rayonnant (alors que la vie lui est très difficile ….), elle nous a dit :

    "J'aime bien vous voir, tous les deux, à la Messe, car il y a quelque chose qui transparaît dans votre couple et qu'à chaque fois, çà me remplit de joie!"…….Evidemment, le compliment est touchant, mais vous comprenez bien ce que je veux dire et qui rejoint, à mon avis, complètement ce que dit Gius.

    Alors qu'elle a une vie très difficile, M. est souvent habitée par la joie, lorsqu'elle vient à l'Eglise retrouver son Seigneur et participer à la fraction du pain au sein d'une Communauté.

    Et nous lui répondons toujours (car elle nous a dit cela plusieurs fois) que, pour nous, la voir si habitée par le Seigneur à qui elle répond de façon si éloquente , cela nous enseigne, oh! combien!  et sans phrases, sans discours, sans rites sociaux…..la joie du vieil homme Gius ! la joie qui nous remplit le coeur avec une simple phrase qui en dit plus long que bien des discours (et là-dessus aussi, Gius est très incisif !)