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Schmemann : « il n’y a pas de Carême sans jeûne »

"Il n’y a pas de Carême sans jeûne. Cependant, il semble qu’aujourd’hui, beaucoup ne prennent pas le jeûne au sérieux, ou bien, s’ils le font, c’est en méconnaissant son vrai but spirituel." Dans son livre Le Grand Carême, le P. Alexandre Schmemann nous invite à vivre concrètement le mystère du carême. 

"Il n’y a pas de Carême sans jeûne. Cependant, il semble qu’aujourd’hui, beaucoup ne prennent pas le jeûne au sérieux, ou bien, s’ils le font, c’est en méconnaissant son vrai but spirituel. Pour quelques-uns, le jeûne consiste à renoncer symboliquement à quelque chose ; pour d’autres, c’est l’observance scrupuleuse de règles alimentaires. Mais, dans les deux cas, le jeûne est rarement mis en référence avec l’effort de Carême en sa totalité. Ici comme ailleurs, pourtant, nous devons d’abord essayer de comprendre l’enseignement de l’Eglise quant au jeûne, puis nous demander : Comment appliquer cet enseignement à nos vies ?

Le jeûne ou l’absence de nourriture n’est pas une pratique exclusivement chrétienne. Elle a existé et existe encore dans d’autres religions et même en dehors de la religion, comme par exemple dans certaines thérapeutiques particulières. De nos jours, on jeûne pour toutes sortes de raisons, y compris pour des motifs politiques. Il est donc important de discerner le contenu spécifiquement chrétien du jeûne. Il nous est tout d’abord révélé dans l’interdépendance de deux évènements que nous trouvons dans la Bible : l’un au commencement de l’Ancien Testament, l’autre au début du Nouveau.

Le premier évènement est la « rupture du jeûne » par Adam au Paradis. Il mangea du fruit défendu. C’est ainsi que le péché originel de l’homme nous est révélé. Le Christ, nouvel Adam – et ceci est le deuxième événement – commence par jeûner. Adam fut tenté et succomba à la tentation ; le Christ fut tenté et vainquit cette tentation. La conséquence de la défaillance d’Adam a été l’expulsion du Paradis et la mort. Le fruit de la victoire du Christ a été la destruction de la mort et notre retour au Paradis. (…) Dans cette perspective, le jeûne apparaît comme quelque chose de décisif et d’une importance extrême. Ce n’est pas une simple « obligation », une coutume ; il est lié au mystère même de la vie et de la mort, du salut et de la damnation.

L’orthodoxie enseigne que le péché n’est pas seulement la transgression d’une règle qui entraine le châtiment ; il est toujours une mutilation de la vie que Dieu nous a donné. C’est pour cette raison que l’histoire du péché originel nous est présenté dans l’acte de manger. Car la nourriture est moyen de vie, c’est elle qui nous garde vivants. Mais là est toute la question : que veut dire être vivant et que signifie « vie » ?

De nos jours, ce terme a surtout un sens biologique : la vie est précisément ce qui dépend de la nourriture et, d’une façon générale, du monde physique. Mais pour la sainte Ecriture et la Tradition chrétienne, vivre ainsi « seulement de pain » n’est rien d’autre que mourir, parce que c’est une vie mortelle dans laquelle la mort est toujours à l’œuvre. Dieu, nous dit-on, n’a pas créé la mort ; il est le Donateur de la vie. Comment donc la vie est-elle devenue mortelle ? Pourquoi, de tout ce qui existe, la mort est-elle la seule certitude absolue ?

L’Eglise répond : parce que l’homme a refusé la vie telle que Dieu la lui offrait et la lui donnait, et a préféré une vie qui dépende non de Dieu seul, mais « de pain seulement ». Non seulement il a désobéi à Dieu et fut puni, mais il transforma sa relation même avec le monde. A vrai dire, la création lui avait été donnée par Dieu comme « nourriture », comme moyen de vie ; mais la vie devait être communion avec Dieu ; elle avait en lui non seulement sa fin, mais sa plénitude. « En lui était la Vie, et la Vie était la Lumière des hommes ». Le monde et la nourriture furent ainsi créés comme moyens de communion avec Dieu, et ce n’est que reçus pour l’amour de Dieu qu’ils pouvaient donner la vie. Seul Dieu a la Vie et est la Vie. Dans la nourriture elle-même, c’est Dieu – et non les calories – qui est le principe de la vie. Ainsi, manger, être vivant, connaître Dieu et être en communion avec lui étaient une seule et même chose. L’insondable tragédie d’Adam est qu’il mangea pour lui-même. Mais même le pain quotidien que nous recevons de Dieu peut être, en cette vie et en ce monde, ce qui nous fortifie et nous fait communier avec Dieu, plutôt que ce qui nous sépare de lui. Cependant, seul le jeûne peut opérer cette transformation, nous donner la preuve existentielle que la dépendance où nous sommes vis-à-vis de la nourriture et de la matière n’est ni totale ni absolue et qu’unie à la prière, la grâce et à l’adoration, elle peut elle-même devenir spirituelle.

Tout ceci signifie, que, compris dans toute sa profondeur, le jeûne est le seul moyen pour l’homme de recouvrer sa vraie nature spirituelle. C’est un défi, non théorique mais vraiment concret, au Menteur qui a réussi à nous convaincre que nous n’avons besoin que de pain, et qui a édifié sur ce mensonge toute la connaissance, la science et l’existence humaine. Le jeûne dénonce ce mensonge et prouve qu’il en est un. (…)

Comme nous sommes loin alors de la conception courante du jeûne considéré comme un simple changement de régime ou un ensemble de choses permises ou défendues, loin de toute cette hypocrisie superficielle ! En fin de compte, jeûner ne signifie qu’une chose : avoir faim, aller jusqu’à la limite de la condition humaine qui dépend entièrement de la nourriture, et là, ayant faim, découvrir que cette dépendance n’est pas toute la vérité au sujet de l’homme, que la faim elle-même est avant tout un état spirituel et que, finalement, elle est en réalité la faim de Dieu. Dans l’Eglise primitive, le jeûne signifiait toujours une abstinence totale, un état de faim qui pousse le corps jusqu’à une extrême limite. C’est ici pourtant que nous découvrons aussi que le jeûne, envisagé comme un effort physique, est dépourvu de sens s’il n’est pas accompagné de son complément spirituel : « … par le jeûne et la prière ». Cela signifie que, si nous ne faisions pas l’effort spirituel correspondant, si nous ne nous nourrissions pas de la Réalité divine, si nous ne découvrions pas que nous dépendons totalement de Dieu et de Dieu seul, notre jeûne physique serait un suicide. Si le Christ lui-même fut tenté alors qu’il jeûnait, nous n’avons pas la moindre chance d’échapper à cette tentation. Le jeûne physique, si essentiel soit-il, est non seulement dépourvu de sens, mais il est vraiment dangereux, s’il est coupé de l’effort spirituel, de la prière et de la concentration sur Dieu. Le jeûne est un art dont seul les saints ont la parfaite maitrise ; ce serait présomptueux et dangereux pour nous de vouloir pratiquer cet art sans discernement ni prudence : toute la liturgie du Carême est un constant rappel des difficultés, des obstacles et des tentations qui attendent ceux qui croient pouvoir compter sur leur volonté et non sur Dieu.

(…)

C’est par amour de Dieu que nous devons jeûner. Il nous faut redécouvrir notre corps comme temple de la divine présence, retrouver un respect religieux du corps, de la nourriture, du rythme même de la vie.

(…)

Le jeûne ascétique consiste en une énergique réduction de nourriture, de sorte qu’un état permanent d’une certaine faim soit vécu comme un rappel de Dieu et un constant effort pour garder notre esprit orienté vers lui. Quiconque l’a pratiqué, ne serait-ce qu’un peu, sait que ce jeûne ascétique, loin de nous affaiblir, nous rend au contraire légers, unifiés, sobres, joyeux, purs. Alors on reçoit la nourriture comme un vrai don de Dieu : on se trouve constamment orienté vers ce monde intérieur qui, d’une manière inexplicable, devient, de lui-même, une sorte de nourriture.

(…)

Tout cela étant dit, il faut se rappeler encore que notre jeûne, si limité soit-il, s’il est un vrai jeûne, conduira à la tentation, à la faiblesse, au doute et à l’irritation. En d’autres termes, il sera un réel combat et probablement nous succomberons bien des fois. Mais l’aspect essentiel du jeûne est justement la découverte de la vie chrétienne en tant que lutte et effort. Une foi qui n’a pas surmonté les doutes et la tentation est rarement réelle. Aucun progrès n’est, hélas, possible dans la vie chrétienne sans l’amère expérience de l’échec. Trop de gens commencent à jeûner avec enthousiasme, puis y renoncent à a première défaillance. Je dirais que c’est précisément lors de cette première chute que se situe le véritable test : si, après avoir faibli et donné libre cours à nos appétits et à nos passions, nous nous remettons courageusement à la tâche, sans abandonner, quel que soit le nombre de fois où nous faiblissons, tôt ou tard, notre jeûne produira ses fruits spirituels. Entre la sainteté et le cynisme désenchanté, il y a place pour la grande et divine vertu de patience – la patience envers soi-même avant tout."

 

Alexandre Schmemann, Le grand Carême, Abbaye de Bellefontaine (Bégrolles-en-Mauges 1999), p. 114-120.

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1 Commentaire

  1. Vincent

    Merci pour ce magnifique texte qui m'aide à entrer avec un esprit nouveau dans le carême. Chaque année c'est un défi de renouveler ainsi notre esprit pour ce qui semble n'être qu'une simple enième occasion liée au calendrier. Ce que dit Schmeman nous montre que le jeûne tel qu'il le décrit est intimement lié à la vie chrétienne, au Salut. Je le reçois comme une provocation à vivre ce carême avec sérieux… pour une fois! avec une espérance renouvelée: "si, après avoir faibli et donné libre cours à nos appétits et à nos passions, nous nous remettons courageusement à la tâche, sans abandonner, quel que soit le nombre de fois où nous faiblissons, tôt ou tard, notre jeûne produira ses fruits spirituels. Entre la sainteté et le cynisme désenchanté, il y a place pour la grande et divine vertu de patience – la patience envers soi-même avant tout."