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Paradjanov : la beauté envers et contre tout !

Peu d’artistes incarnent autant que lui la résistance à l’oppression soviétique et la fidélité indéfectible à sa mission. Personnage haut en couleur, cinéaste de génie, proche de Tarkovsky, Paradjanov ne se définissait pourtant pas comme un opposant, il était un serviteur de la beauté : « Je ne suis pas un dissident. Juste un réalisateur qui a été maudit » (1980).

Réalisateur envers et contre tout

Né le 9 janvier 1924 à Tbilissi (Géorgie), de parents arméniens, Sergeï Paradjanov fait preuve très tôt d’immenses talents artistiques. Il obtiendra son diplôme à l’Institut d’études cinématographiques de Moscou en 1952. Mais il déclarera : « être réalisateur ne s’apprend pas, tu dois être né avec, tu dois avoir reçu ça depuis les entrailles de ta mère ». En 1950 il se marie avec Nigyar Kerimova, d’origine tatare, musulmane convertie à l’orthodoxie pour pouvoir l’épouser. La famille ne pardonnant pas cette conversion assassinera la jeune femme. Suite à ce drame, il se rend à Kiev, en Ukraine, où il tourne plusieurs documentaires, et quelques longs métrages qu’il reniera, puis, son premier chef d’œuvre en 1964, Les chevaux de feu (littéralement : « L’ombre de nos ancêtres oubliés »). Passionné par les cultures, d’une attention scientifiquement exacte à la tradition populaire, il livre une œuvre unique qui met en lumière l’âme du peuple ukrainien comme personne ne l’avait fait auparavant. Après le tournage d’un autre immense chef d’œuvre, Sayat Nova, évoquant l’univers du poète arménien éponyme, cet arménien sera arrêté en 1968 pour « nationalisme ukrainien ». Il connaîtra alors une longue période d’ostracisme : les studios lui sont fermés, on rejette tous ses projets pour « subjectivité bourgeoise et mystique » et « déviation idéologique ». Il répondra : « Si vous m’aviez envoyé en Afrique, j’aurais fait un film sur les africains, car je ne suis pas un nationaliste, mais un génie ». En 1973, il subira cinq ans de travaux forcés qui l’épuiseront. Jusqu’en 1982, diverses autres incarcérations aggraveront son état de santé. L’appui inconditionnel de nombreux artistes à l’étranger le sauvera sans doute de l’oubli et peut-être même du pire. Après quoi, soutenu par des amis, il pourra encore tourner deux films en Arménie, La légende de la forteresse Souram (1984) et Achik Kérib, conte d’un poète amoureux (1988). Il laisse un film inachevé dont les séquences seront reprises dans le documentaire de Mikhail Vartanov Le dernier Printemps (La confession, 1992). Il s’éteindra en 1990, rongé par le diabète et par le cancer, après avoir eu la douleur d’être le témoin des pogroms anti arméniens.

 

L’enluminure, un art subversif ?

Le style de Paradjanov ne se laisse pas enfermer : « Je ne cherche pas à fonder une école et enseigner quoi que ce soit à qui que ce soit. Quiconque cherche à m’imiter est perdu ! » Profondément poétique et contemplatif son style s’enracine dans son amour pour la peinture : « J’avais toujours été attiré par la peinture et je me suis habitué à considérer chaque cadre cinématographique comme un tableau indépendant. » Il soigne chaque détail, tous les objets utilisées doivent être authentiques : l’or, les tissus, les vêtements, les instruments, tout est soigneusement choisi et mis en scène. Son cinéma est difficile pour qui attend des films discursifs. Il se rapproche plutôt de l’enluminure : « Il m’a semblé qu’une image statique, au cinéma, peut avoir une profondeur, telle une miniature, une plastique, une dynamique interne… » Comme le dira Pascal Cazals, dans les Cahiers du cinéma : « De telles œuvres ont une faculté première : hanter longtemps les mémoires, nourrir l’inconscient, approcher l’essence d’une création plastique, poétique et musicale profondément originale. C’est d’abord un Paradjanov plasticien, souverain, que nous révèle ce film. »[1] Il est aussi un maître du collage dont le musée Paradjanov (Yerevan) détient une collection époustouflante au dire des visiteurs. Disciple de Tarkovsky pour la profondeur et la conscience de la mission du cinéma, il livre une œuvre profondément belle et, en quelque sorte, religieuse. Il dira ainsi : « Je suis un mystique. Si je ne vois pas une scène en rêve, je ne la tourne pas. […] je l’ai vu en rêve, je t’en fais le serment sacré – on a le même Dieu, toi et moi. Ce n’est pas l’Archange Gabriel qui arrive avec tout le reste mais la somme de mes fantasmes qui se forme. »[2]

 

Extrait de Sayat Nova :

Présomption de dissidence

Orthodoxe, imprégné de la culture des peuples de l’URSS, doté de génie poétique et d’un sens profond du sacré, il fut arrêté pour n’avoir pas été assez « russe » : « J’ai connu trois despotes, tous vivaient au Kremlin. Je suis le seul cinéaste soviétique à avoir été emprisonné sous Staline, sous Brejnev, sous Andropov, et les films de cette époque étaient les électrocardiogrammes de la terreur, de la peur. »

Après six mois de prison préventive, il est condamné le 25 avril 1974 à cinq ans de travaux forcés à Kolyma, un des camps les plus sévères en Ukraine, au milieu des prisonniers de droit commun et des criminels. Face à la splendeur et à la liberté de ses œuvres, les chefs d’accusation seront aussi brutaux que mensongers : « trafic d’icônes et de devises, marché noir, incitation au suicide, homosexualité, agression sur la personne d’un fils de dignitaire du régime, propagations de maladies vénériennes ». En réalité, amoureux de l’authenticité, il cherchait toujours des objets originaux pour réaliser ses scènes de ses films. Quant à son homosexualité présumée, il ne daignera répondre à de telles bassesses, au cours de son procès, que par ce trait plein d'ironie : « Je suis un homosexuel soviétique officiel, mon appétit sexuel a fait souffrir 340 membres du parti communiste soviétique » s’exclame-t-il en terminant par un bras d’honneur.

La prison et l’amitié

Toutes les bassesses sont au rendez vous : confiscation de ses œuvres, réutilisation de ses scénarios disparus par ses « amis », brimades et vexations en prison, etc. Malgré le soutien de nombreux artistes à l’ouest, il vit dans des conditions terribles. Il se livre à Andrei Tarkovsky : « Je m’habitue à la condition d’isolement comme un cosmonaute s’habitue à l’espace. […] Le monde dans lequel j’ai joué, celui des fées, des poètes, des conteurs et des rois de la Russie kiévienne, est risible à côté d’un jeune homme qui a été inculpé dix fois […] Qu’est-ce que je fais ? Je suis seul. Il m’a fallu d’abord tresser des sandales, puis ravauder des sacs, maintenant je suis blanchisseuse ! […] Si l’on m’a mis au trou, ce n’est pas pour me gracier. […] Andreï, ne m’écris pas. »[3]

Ce dernier le soutiendra pourtant inconditionnellement : « Mon cher Serioja [Sergueï Paradjanov], […] On s’ennuie de toi. On t’aime. On t’attend. […] La seule chose sur laquelle je compte, c’est ton courage qui t’a toujours sauvé. Tu es un homme plein de talents (et c’est un euphémisme !). Ton âme va se raffermir et va t’aider. Je t’embrasse, Andreï Tarkovski. »[4]

Tarkovsky ne tarit pas d’éloge sur son compte[5], mais l’admiration est réciproque. Ainsi, à la question « Pourquoi filmez-vous ? », posée par un journaliste de Libération en 1987, Paradjanov répondra : « Pour sanctifier la tombe de Tarkovsky. »[6] Il dira même de son film Achik Kérib : « J’aime profondément ce film et je voudrais mourir juste après. Je l’ai dédié à mon ami Andreï Tarkovsky ». De fait, le cinéaste arménien considère Tarkovky comme un maître. Mais il lui dira, avec son humour si caractéristique : « Ce qui te manque, c’est une année d’emprisonnement. Ton talent s’en trouverait encore plus profond, plus puissant. »

 


Paradjanov et Tarkovsky en Atlas 

La transfiguration de l’absurde

Les années qui suivront la période d’incarcération ne seront pas plus faciles pour autant. Tarkovsky relate dans son journal : « Serioja [Sergueï Paradjanov] est merveilleux – charmant, intelligent, fin ! Quelle joie de le voir ! Larissa et Tiapa sont sous le charme. Mais il vit dans des conditions épouvantables, et aucun de ses fréquents visiteurs et de ceux à qui il fait des cadeaux, ne songent à faire quoi que ce soit pour qu’on lui octroie enfin un appartement décent. Il n’a ni eau ni gaz ni douche, et il est malade. C’est un homme étonnamment bon. »[7]

Cette force d’âme et cette bonté sont la marque de son destion. Il témoigne aussi d’une étonnante capacité de résilience. Il a une personnalité solaire. En prison, malgré les brimades que peut recevoir un intellectuel au milieu de criminels, il ne tarde pas à se gagner la sympathie de ses codétenus. Peu à peu, cette expérience d’absurdité se transforme en lumière : « Ma vie sans cette expérience n’aurait été qu'un mirage. … Si l'on est un poète, on peut même créer dans ces conditions. Les prisonniers m’ont procuré un peu de papier, j'ai écrit une centaine d'histoires courtes et six scénarios. Je suis devenu leur confesseur officiel. Ils ont raconté leurs crimes devant moi, leurs amours, leurs relations sexuelles. Leurs histoires tragiques chuchotaient sans trêve dans mes oreilles. C’était des romans ! J’ai d’ailleurs écrit en prison 100 nouvelles et 6 scénarios de films prêts à tourner… J'ai peint huit cents photos avec le charbon, avec quoi que ce soit, et j'ai travaillé avec des bouts de tissu, avec des morceaux de toile de jute de sac… J'ai donné des cours de peinture, de dessins, de collages aux prisonniers… Les gardiens étaient cruels. Ils m'ont fait creuser, creuser comme si nous étions à creuser pour l'or, transporter des charges lourdes… Un jour, ils ont eu pitié et on m'a donné un travail plus facile. J'ai nettoyé les feuilles… Puis j'ai eu une balayeuse de rue. Être enfermé vous rend pathologique au bout de dix jours, mentalement ou sexuellement. Moi au milieu de ce monde tragique j’ai, dans mon travail, tendu vers une étonnante pureté, une grande spiritualité. Je n’avais qu’un seul choix, soit m’effondrer soit rester un artiste.»[8]

A voir : "Le Scandale Paradjanov ou La vie tumultueuse d'un artiste soviétique" (2013)

 
 

Pour aller plus loin :

 

Notes :

[1] » (Pascal Cazals, éd. Cahiers du Cinéma, collection Auteurs, 1993, p.109).
[2] Sergueï Paradjanov, entretien avec Charles Tesson, in Les Cahiers du Cinéma n°410, juillet-août 1988, p.4.
[3] Lettre de Sergueï Paradjanov à Andreï Tarkovski, reproduite dans le journal d’Andreï Tarkovski à l’entrée du 25 décembre 1974, in Journal 1970-1986, éd. Cahiers du Cinéma, 1993, p.112-114.
[4] Lettre envoyée à Sergueï Paradjanov datée du 18 octobre 1974, reproduite dans « Sergueï Paradjanov » de Pascal Cazals, éd. Cahiers du Cinéma, collection Auteurs, 1993, p.138.
[5] Par exemple : « Il y a fort peu de gens dans le cinéma international, écrira-t-il, qui puissent remplacer Paradjanov. S’il est coupable, ce n’est que de solitude. Et nous, nous sommes coupables de n’avoir pas chaque jour pensé à lui, et de n’avoir su deviner en lui un très grand maître. » Lettre d’Andreï Tarkovski et Chklovski à Chtcherbitski, reproduite dans son journal à l’entrée du 22 avril 1974, in Journal 1970-1986, éd. Cahiers du Cinéma, 1993, p.101-108.
[6] Numéro hors-série de Libération publié en mai 1987 sous la direction de Louis Skorecki et Serge Daney.
[7] Andreï Tarkovski dans son journal à l’entrée du 6 janvier 1982, in Journal 1970-1986, éd. Cahiers du Cinéma, 1993, p.289.
[8] Interview de Paradjanov réalisée par Ron Holloway un peu avant sa mort.
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