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Le marché n’a pas de morale

Pour Matthieu Detchessahar, « l’économie est une chose trop fondamentale pour être laissée aux seuls économistes ». Son livre Le marché n’a pas de morale, publié il y a tout juste un an, jette un baume de clarté et d’encouragement dans l’insécurité actuelle aux effets désespérants et paralysants. « Il ne suffit pas de s’indigner du pouvoir de l’économie sur nos vies, est-il dit en quatrième de couverture, encore faut-il changer de paradigme ».

En plus d’être un jugement sérieux de la situation sociale et économique actuelle, et d’être accessible (140 pages de petit format), l’essai du professeur Detchessahar est une excellente illustration de ce qu’apporte une voix chrétienne au débat public. Le marché n’a pas de morale est le fruit d’une observation concrète et avisée du drame contemporain. La sérénité de l’analyse n’évacue cependant pas l’urgence : il est grand temps de penser la société autrement ! Quelques aperçus.

Situation de crise

Le point de départ de l’analyse est un constat impossible à nier : nous vivons une crise profonde de tout ce qui fonde et fait vivre notre société. Certains parlent d’un déficit de roman national en France, de perte d’identité, de crise du lien social et pointent du doigt la crise économique, la communautarisation, la mondialisation ou la crise des migrants. Pour Matthieu Detchessahar cependant, « ces phénomènes sont eux-mêmes les conséquences d’un choix de société beaucoup plus ancien. […] La racine de nos problèmes est à rechercher du côté de ce que je propose d’appeler les échecs du projet de société de marchés ».

La société de marchés

Dans le projet de société de marchés, dont les fondations remontent aux XVIIème siècle, les liens entre individus sont « de simples liens marchands censés permettre la satisfaction et la cohabitation des intérêts personnels ainsi que la pacification des relations ». L’horizon sociétal proposé est celui du commerce que « rien ne doit venir troubler » : toujours moins de frontières, toujours moins de barrières, moins de différences. Et la morale qui en découle se fonde exclusivement sur cette potentialité marchande : « tout ce qui est économiquement efficace sera considéré comme bon ».

Cette vision d’une société marchande domine l’évolution du monde contemporain. Elle provoque assurément l’effondrement du monde politique et le recul du pouvoir de l’État dont l’unique utilité devient celle d’assurer le développement de cette « sociabilité marchande », et d’enlever pour cela les entraves qui perdurent. Ces derniers obstacles à l’affirmation de la valeur la plus haute : la liberté comprise comme l’absence de toute contrainte.

Échec de la perspective marchande : la solitude dans une “cage d’acier” (Max Weber)

Cette domination du marché que nous venons d’évoquer connaît depuis les années 80 un nouvel élan qui explique en grande partie la crise sociétale actuelle. Pour Matthieu Detchessahar, une telle perspective s’appuie en effet sur « une vision de l’homme extrêmement fruste », et ses promesses de liberté ne sont pas tenues.

En s’émancipant de tous ces liens qui ne sont pas directement marchands, l’homme nouveau finit par se retrouver seul devant sa télévision. Ce qu’il vit n’a plus aucun sens, plus aucun goût. Et l’avènement de la liberté s’avère être une amertume. Et puis, à y regarder de près, est-il vraiment libre cet homme nouveau ?

Aujourd’hui, 90 % des travailleurs sont salariés (contre 50 % au début du XXème siècle). Supprimées les contraintes de l’Ancien Régime, obscur et pétri d’inégalités en tous genres, Matthieu Detchessahar constate qu’elles réapparaissent immanquablement dans la société de marchés. L’entreprise, et même la TGE (Très Grande Entreprise, plus de 5000 employés), sont des entités sans lesquelles l’immense majorité des individus ne peut avoir part à la sociabilité marchande. Or, « ces entités  enferment les libertés individuelles dans des régulations anonymes et lointaines qui échappent de plus en plus ». « Max Weber donnait le nom de “cage d’acier” à cette machinerie économique qui ambitionnait de construire la société sur la seule rationalité instrumentale ». Cette rationalité étant toujours plus complexe, l’expérience du travail échappe de plus en plus au travailleur, tout en le contraignant même lorsque celui-ci atteint de très hauts niveaux de responsabilité. Et cela se répercute jusque dans les sphères politiques.

La logique émancipatrice en arrive ainsi à « un monde désenchanté dont la promesse ou la justification essentielle sont la consommation et l’abondance, obtenues au prix de la réduction de la liberté d’action et du pouvoir d’agir des personnes sur leur environnement ».

Inverser la logique

C’est ici que le livre de Matthieu Detchessahar apporte un peu de fraicheur. Pour l’universitaire nantais, en effet, « ce n’est pas parce que nous sommes en crise économique que le lien social se distend, [mais] c’est parce que le lien social se distend que nous sommes en crise économique ». Ainsi, « c’est le lien social qu’il faut reconstruire d’abord si nous voulons espérer retrouver ensuite de la croissance ».

Et d’appuyer cette affirmation sur l’exemple des clusters, ces « territoires bien localisés [où apparaissent] des essaims d’entreprises performantes » remarqués par des études récentes de géographie économique, comme au nord de l’Italie, en Bavière ou encore en Vendée. « Le développement de ces clusters repose sur des ressources hors marché, fruits de l’histoire de ces régions, et qui sont liés à la force et la vivacité de la culture locale, à la qualité du lien social. Si l’on y entreprend de manière si efficace, c’est parce que les personnes partagent une mémoire collective et une tradition vivante qui fondent un commun attachement au territoire, une commune façon d’être et d’agir ensemble ».

Remettre l’homme et l’économie dans le bon ordre

L’urgence est donc de remettre en valeur une autre vision de l’homme et de prendre en compte ses besoins vitaux : une participation active à la vie sociale, une dépendance vis-à-vis des autres, un besoin de créer, de se donner pour de grandes causes, etc. Si la politique peine à valoriser cette vision intégrale de l’homme, les entreprises, elles, ne s’y trompent pas, et multiplient aujourd’hui les tentatives de redonner à leurs salariés le goût du travail, qui passe nécessairement par redonner le goût de la vie tout simplement. Nécessité économique oblige, c’est sûr… mais, c’est aussi un vrai signe d’espérance.

Il faut donc continuer à chercher dans ce sens, et reconnaître ces dimensions de la vie humaine que défendait déjà le courant personnaliste d’entre les deux guerres avec Emmanuel Mounier. Pour ce dernier que cite Matthieu Detchessahar, « l’économique ne peut se résoudre séparément du politique et du spirituel auxquels il est intrinsèquement subordonné ».

Les analyses du livre Le marché n’a pas de morale ont le grand mérite d’être compréhensibles, elles apportent un vrai souffle nouveau qui n’a rien de grincheux. D’autres voix font entendre un écho similaire, comme les nombreux articles de la revue Limite par exemple (qui vient de publier son quatrième numéro), ou encore un certain Pierre-Yves Gomez, interviewé cette semaine dans le Figarovox (source). L’heure du réveil a-t-elle sonné ?

 

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