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Le dernier empereur d’Autriche-Hongrie et le premier conflit mondial

Il y a plus de 100 ans, le 1er conflit mondial : réflexions avec Christian de Habsbourg-Lorraine, archiduc d’Autriche.

 

L’archiduc avec ses parents et son frère cadet 

Terre de Compassion : En novembre dernier, nous avons commémoré le centenaire de la fin de la première guerre mondiale. On évoque souvent l’assassinat d’un membre de votre famille, l’archiduc François-Ferdinand, le 28 juin 1914, à Sarajevo, comme étant à l’origine de ce conflit : qu’en pensez-vous ?

Ch. de H.-L. : En 2014, est sorti un livre de Christopher Clark, intitulé Les somnambules : c’est l’un des meilleurs livres que j’aie lu sur l’analyse des causes de la première guerre mondiale. En effet, avec le recul et quand on sort de l’émotionnel, les historiens s’accordent de plus en plus sur les causes profondes de cette guerre : il y en a plus d’une. Par exemple, en 1912 et 1913, il y avait déjà eu deux guerres dans les Balkans : la Bulgarie, la Serbie, la Grèce et le Monténégro voulaient reprendre des territoires européens alors sous domination ottomane. La Russie soutenait certains de ces pays : il y avait en effet d’importantes tensions entre Russes et Ottomans, les premiers ayant depuis toujours voulu avoir accès aux mers chaudes. A cela, il fallait ajouter que l’Allemagne avait un appétit de plus en plus grand pour une activité de colonisation : elle voulait, par exemple, prendre pied au Maroc, ce qui évidemment n’était pas apprécié par la France ! La flotte allemande s’était développée à un tel point que l’Angleterre commençait à s’inquiéter… On était donc déjà à deux doigts de voir éclater un conflit, deux à trois ans avant 1914. Objectivement, je pense que l’on peut dire aujourd’hui que la question, à partir de 1912, était de savoir ce qui déclencherait une guerre et quand. Mais il ne fait aucun doute que l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand fut l’étincelle qui mit le feu aux poudres ! L’Autriche-Hongrie, à la fin du 19e siècle avait, par un traité international, obtenu la gestion et l’administration de la Bosnie-Herzégovine qui, par la suite, a carrément été incorporée à l’empire austro-hongrois. Cela contrecarrait certains désirs de la Serbie dans cette région. Lorsque des groupes extrémistes, notamment La main noire, ont organisé cet attentat, l’une des questions disputées était de savoir si la Serbie était vraiment derrière cette organisation… Il y a donc eu finalement cet ultimatum donné par l’empereur François-Joseph qui n’était pas acceptable pour la Serbie et, pour cette raison, la situation a dégénéré…

TdC : Vos grands-parents, le bienheureux empereur Charles et l’impératrice Zita d’Autriche-Hongrie ont été directement aux prises avec ce conflit : pouvez-vous nous dire quelle était leur situation en 1914 et comment ils ont réagi au déclenchement de cette guerre ?

Ch. de H.-L. : En 1914, mes grands-parents n’étaient pas encore régnants. C’est justement après l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand que mon grand-père est devenu prince-héritier. L’empereur François-Joseph, âgé de 84 ans (décédé en 1916, il aura régné en tout 68 ans) régnait toujours. L’archiduc Charles, à l’époque, avait fait carrière dans l’armée mais avait toujours été très engagé contre toute forme de conflit. Il avait d’ailleurs écrit à ce sujet ; ses positions en faveur de la préservation de la paix étaient donc très connues. Après l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, l’empereur François-Joseph mit plusieurs semaines à réagir: il résista longtemps aux multiples pressions qui lui demandaient d’envoyer un ultimatum à la Serbie. Il dit un jour à mon grand-père : « Si je signe ce papier, je crains beaucoup que la situation ne dégénère. » Cependant, il n’a pas associé mon grand-père à cette décision. Nous pensons que l’empereur François-Joseph savait qu’il ne pourrait résister davantage à la pression de ses populations et des gouvernements réclamant une sanction envers la Serbie, mais qu’il voulait préserver mon grand-père de cette affaire. Ce dernier n’a donc pas été directement associé à l’ultimatum et au début de la guerre mais, quand celle-ci a commencé, en tant qu’officier, il a parfaitement joué son rôle : il était sur le front continuellement, avant et après être devenu empereur. Il était très proche de ses soldats et est d’ailleurs beaucoup intervenu au niveau humain (amnistie en cas de sanctions exagérées, bon traitement des prisonniers, interdiction de l’utilisation de gaz etc.) mais cela est un autre sujet… Lorsqu’il est devenu empereur et roi, sa première déclaration, en 1916, a été : « Ma priorité absolue, c’est d’obtenir la paix à tout prix ! »

L’archiduc Charles et l’archiduchesse Zita, le jour de leur mariage (21 octobre 1911).

TdC : – Pouvez-vous nous dire par quels moyens, notamment diplomatiques, votre grand-père a-t-il essayé de mettre un terme à cette guerre?

Ch. de H.-L. : Fin 1916-début 1917, l’Autriche-Hongrie est l’alliée de l’Allemagne qui est alors beaucoup plus puissante. L’empereur Charles sait que ses propositions de paix ne seront probablement acceptées ni par l’état-major allemand ni, d’ailleurs, par une partie de notre état-major. Il décide donc de mener cela à bien secrètement, ce qui était extrêmement dangereux pour lui. Il avait notamment deux idées clés qu’il a proposées à la France et à l’Angleterre : que l’Alsace-Lorraine soit rendue à la France, ce qui était inacceptable pour l’Allemagne à l’époque, et que la neutralité de la Belgique, qui avait été violée, soit restaurée. L’empereur Charles est passé par deux frères de son épouse, l’impératrice Zita, les princes Sixte et Xavier de Bourbon-Parme, respectivement proche des armées française et belge. Ces deux hommes sont donc venus rencontrer secrètement l’empereur, près de Vienne, et ont ensuite été de très bons émissaires : les pourparlers ont été très loin, notamment avec la France. Malheureusement, il y a eu des changements de gouvernements : si des personnes comme Aristide Briand comprenaient très bien ce qu’était l’Autriche-Hongrie et voyaient plutôt d’un bon œil le maintien de cet empire, Clémenceau, lui, avait une idée très différente et il est bien connu, par ses activités et ses écrits, qu’il n’avait pas de sympathie pour l’empire austro-hongrois et certainement pas pour notre dynastie. Les pourparlers secrets ont donc malheureusement été divulgués, ce qui fut évidemment extrêmement nuisible pour l’empereur Charles et sa crédibilité. Anatole France, radical socialiste, écrivit alors (je le cite de mémoire): « L’empereur Charles était le seul homme à un poste à responsabilités qui voulait vraiment la paix. Du coup, on n’a eu pour lui que du mépris et on est passé là à côté d’une belle occasion ! » L’empereur a aussi été le seul chef d’état à avoir accepté tous les points du plan de paix du pape Benoît XV et la majorité des fameux points proposés par le président américain Wilson. Malgré cela, les partisans de la guerre jusqu’au bout ont eu le dessus.

TdC : Quelle réflexion sur ce terrible conflit mondial avez-vous hérité de vos grands-parents ?

Ch. de H.-L. : Avec mes frères, sœurs et cousins, nous en avons souvent parlé avec notre grand-mère, car elle a vécu longtemps et nous avons été très proches d’elle. Notre réflexion portait notamment sur le rôle d’un monarque ou d’un dirigeant quel qu’il soit : il nous semblait que le plus important était de pouvoir penser à long terme, pour le bien commun, en faveur du ou des peuples qui lui étaient confiés. Le grand problème politique, tant à l’époque qu’aujourd’hui, c’est le « court-termisme » : en effet, en pensant aux prochaines élections, beaucoup d’hommes et de femmes politiques ont de la difficulté à penser à long terme et rares sont ceux et celles qui proposent une véritable vision.
Il y a eu aussi, à l’époque du premier conflit mondial, la montée de certaines idéologies qui peuvent être de dangereux poisons : la révolution russe par exemple, en 1917, avec le marxisme-léninisme qui avait sa dose de rêve au début mais qui prôna la dictature et la révolution mondiale, les nationalismes …
Enfin, il y avait aussi l’émotivité : on le voit, par exemple, après l’assassinat de Sarajevo où des foules se réunissaient sous le palais impérial en criant : « Il faut punir les assassins de notre prince-héritier ! » Certains membres du gouvernement poussaient également dans ce sens. L’empereur François-Joseph a essayé de résister mais n’a malheureusement pas pu le faire. On peut évoquer aussi, plus proches de nous, les attaques du 11 septembre 2001, avec la pression d’une partie de la population américaine, horrifiée, de certains politiciens, parfois des médias, des groupes de pression… Après cela, regardez les conséquences quelques années après : beaucoup regretteront les interventions dans certains pays du Moyen-Orient…

 

Charles Ier passant en revue les troupes allemandes sur le front roumain, 4 septembre 1917.

TdC : Pensez-vous, qu’à une époque où l’on prônait l’auto-détermination des peuples, l’empire austro-hongrois aurait pu subsister dans le temps, indépendamment de la guerre ?

Ch. de H.-L. : Il faut essayer de rester le plus objectif possible et, pour certaines choses, on ne ne saura jamais… Si nous regardons la situation dans l’empire austro-hongrois à la fin du 19e et au début du 20e siècle, nous voyons que c’était une époque florissante : la vie culturelle y était fabuleuse, la musique, les arts, la littérature pouvaient s’y développer, le niveau de vie était agréable pour beaucoup. Dans l’ensemble – toute proportion gardée pour l’époque – il y faisait bon vivre. C’est d’ailleurs ce qui ressort des écrits de nombreux auteurs ; il est intéressant de lire les écrits de certains dirigeants, devenus très nationalistes pendant et après la guerre, mais qui, juste avant, écrivaient qu’ils ne pouvaient s’imaginer vivre autrement que dans l’empire austro-hongrois, tout en restant tchèque, hongrois ou polonais ! Donc ce n’était pas incompatible.

D’ailleurs, avant son assassinat, l’archiduc François-Ferdinand avait élaboré des projets qui allaient très loin : il voulait créer une couronne additionnelle pour les Slaves du sud (c’est-à-dire vivant dans la région qui est devenue plus tard la Yougoslavie) ; en effet, on parlait toujours de l’Autriche-Hongrie, mais il y avait plusieurs peuples slaves insuffisamment reconnus au sein de l’empire. L’archiduc François-Ferdinand en était très conscient et désirait réformer la monarchie et accorder de plus en plus d’autonomie aux différentes entités linguistiques, culturelles, religieuses etc. Quelques jours avant son assassinat, il remit discrètement à mon grand-père, lors d’un dîner, des papiers contenant tous ces projets, au cas où il lui arriverait quelque chose… Mon grand-père était donc au courant de tout cela, mais en montant sur le trône au milieu de cette guerre épouvantable, il réalisa qu’une restructuration de l’empire serait difficile. Il avait cependant le désir d’aller très vite par la suite. Par exemple, il a proposé l’instauration du suffrage universel en Hongrie mais son gouvernement l’a refusé. Il a créé le premier ministère des affaires sociales au monde, au milieu de la guerre, alors que ce n’était pas la priorité de certains de ses ministres. Donc c’était un homme qui, malgré sa jeunesse, avait des projets qui mettaient l’être humain au centre des lois et du système. Mais en 1918, après quatre ans de conflit, les populations étaient à bout, les soldats épuisés, l’armée s’écroulait et donc, à la fin, plus rien ne tenait. C’est dans ce contexte que les aspirations nationalistes ont pu s’exprimer complètement : ceux qui étaient assez modérés ont rejoints les plus virulents, par un mélange d’opportunisme ou de sincères convictions et au milieu de fortes pressions venant d’autres pays.

TdC : Y a-t-il encore un sujet de réflexion important pour vous concernant ce qui s’est passé pendant et après la première guerre mondiale ?

Ch. de H.-L. : Un concept auquel je crois très fortement me vient à l’esprit : c’est le concept de subsidiarité. Le pape Léon XIII en parlait déjà et la subsidiarité est même inscrite actuellement dans les traités européens, mais elle est bien trop peu appliquée. Ce concept dit qu’une grande entité ne devrait pas s’arroger des prérogatives si une plus petite entité a démontré qu’elle peut parfaitement les exercer. En d’autres termes, nous avons jusqu’à aujourd’hui une tension en Europe entre ceux qui veulent construire l’Europe de haut en bas, c’est-à-dire tout imposer par les gouvernements, par Bruxelles, par des directives qui doivent finalement être appliquées dans les plus petits villages, à 1500 kilomètres de là, et puis il y a ceux qui veulent construire notre Europe de bas en haut, en s’appuyant sur des entités naturelles : la famille, le village, la ville, la province et ensuite le pays. Je crois très souhaitable que nos dirigeants européens aient le courage – surtout avec les gros problèmes que nous connaissons actuellement et le fossé qui se creuse entre les élites et les populations qui se sentent de moins en moins comprises – de remettre sur la table les prérogatives européennes, de les redistribuer et que l’on redonne nettement plus de droit d’initiatives aux entités locales, en ramenant vers le haut uniquement ce qui est d’intérêt général.

L’Autriche-Hongrie comprenait 19 langues dont 11 officielles. Il y avait plusieurs parlements, beaucoup d’assemblées régionales ; il y avait une quantité d’organisations associatives très actives, une administration « apolitique » qui était excellente. Le fonctionnement de l’empire était donc très décentralisé : il n’y avait, je crois, que quatre ministères communs à l’ensemble, tout le reste étant laissé aux entités locales. L’idée était que le haut n’intervenait que si ça ne marchait plus localement. La subsidiarité était appliquée non pas parce que nous avions tout compris avant les autres : pas du tout ! A mon avis, c’est simplement parce que c’est le bon sens ! Une des leçons de ce conflit terrible pourrait être une invitation à appliquer plus de subsidiarité : ce serait un excellent vaccin contre les nationalismes exagérés, pour empêcher les replis sur soi… Dès lors que les cultures, les langues, les religions et traditions de chacun se sentent protégées, respectées et qu’elles peuvent s’exercer tout-à-fait librement, on n’a plus de raison de sentir que l’autre est un ennemi potentiel.

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