Une petite femme un peu courbée, un chignon très blanc, des yeux vifs, très bleus. Ceux qui ont vu le documentaire de Vadim Jendreyko « La Femme aux cinq éléphants » sur Svetlana Geier, n’ont pu manquer d’être séduit par la traductrice russe de Dostoïevski en allemand, décédée en septembre dernier. Comment une Russe a-t-elle pu être conduite à traduire en allemand dans un siècle où Allemagne et Russie se sont haïes et entretuées ? Quelle est l’histoire de cette femme à qui l’idéologie communiste a pris son père et l’idéologie nazie son amie et qui pouvait dire peu de temps avant sa mort : « J’ai une dette envers la vie » ?
Svetlana Geier est née en 1923 à Kiev. Son père Michail Fjodorowitch Iwanow est ingénieur agronome. Sa mère Sofija Nikolajewna Basanowa travaille dans un bureau comme interprète.
Svetlana a quatorze ans quand, dans le cadre des purges staliniennes, un collègue jaloux dénonce son père pour « recherche scientifique visant à nuire au parti ». Après dix-huit mois de détention, il revient chez lui survivant mais détruit par des mois d’interrogatoires. Il décédera quelques mois plus tard. Lorsqu’elle se souvient de son père, Svetlana reconnaît que ce scientifique apolitique à la volonté très forte, amoureux de la vérité, ne pouvait pas vivre dans un régime idéologique où ce que dit le Parti a valeur de loi et de vérité.
« Dostoïevski a utilisé le mot “mne kashtsja” (“il semble” ou “il me semble”, plus de trois mille fois. […] Qu’est-ce que cela signifie que quelque chose ne fait que “sembler” ? On voit ce que l’on croit et plus la réalité. Toutes les utopies arrivent ultimement à cela. Et le socialisme scientifique était naturellement une utopie. Et mon père n’aimait pas cela. […] Pour un homme comme lui, les choses ne doivent pas “sembler” mais être posées, être posées durablement. Mon père était quelqu’un à qui les choses ne semblaient jamais. »
Le 22 juin 1941, alors que Svetlana fête son baccalauréat, elle apprend l’entrée en guerre de l’Union Soviétique contre l’Allemagne. Lorsque l’armée rouge fuira Kiev trois mois plus tard, sa mère et elle décideront de ne pas suivre les responsables de la mort de Michail Fjodorowitch, et resteront dans Kiev rapidement occupé. Sur les conseils de sa mère Svetlana a appris l’allemand depuis plusieurs années avec un professeur particulier. Aussi, à l’arrivée des troupes allemandes, la jeune fille est-elle rapidement engagée comme interprète par un officier de la Wehrmacht, le comte de Kessenbrot, qui restera toute sa vie un ami. Quelques jours à peine et elle va perdre son amie Neta et sa famille qui seront exterminés avec trente mille autres juifs dans le ravin de Babi Yar à proximité de Kiev par des soldats SS. Pourtant cet événement n’a pas empêché Svetlana d’aimer profondément l’Allemagne et d’y vivre la plus grande partie de sa vie. Jamais elle n’a assimilé le national-socialisme et l’Allemagne, Hitler et Gœthe. En 1943, les deux femmes doivent fuir devant l’armée stalinienne qui revient. En Allemagne, elles vont d’abord vivre dans le camp de réfugiés de Dortmund avant que Léo von Zur Mühlen, officier et résistant allemand, obtienne pour Svetlana des passeports étrangers et une bourse universitaire (fait presque unique pour une citoyenne soviétique) qui lui permettent de s’installer avec sa mère à Freiburg. Pour cet acte, le capitaine Zur Mühlen fut envoyé sur le front russe.
Svetlana se marie en 1945 à Freiburg. Elle devient professeur à l’université de Freiburg où elle restera jusqu’à sa mort le 11 septembre 2010.
De son histoire, Svetlana a toujours gardé une nostalgie de l’Ukraine et une très grande reconnaissance envers l’Allemagne et ces « ennemis » qui l’ont aidé à quitter son pays devenu ennemi.
« J’ai rencontré à cette époque parmi les Allemands des personnes qui ont accompli pour moi des choses impossibles, de manière totalement désintéressée. »
C’est cet amour pour l’Allemagne, cette dette envers ceux qui l’ont recueillie qui la conduit à traduire, à donner la culture de son pays à travers une nouvelle traduction de tous les grands auteurs russes et parmi ceux-là en particulier Dostoïevski. Pour elle, la possibilité même de traduire ceux qu’elle appelle affectueusement ses cinq éléphants, Crime et Châtiments, L’Idiot, Les Possédés, L’adolescent et Les frères Karamazov, de lier l’âme russe à la langue de Thomas Mann est une contribution « à ce que les gens se traitent mieux et ne s’entretuent pas ».
Si elle peut offrir cette âme russe c’est parce qu’elle-même est russe. Si elle peut être témoin dans ses traductions d’un siècle meurtrier, c’est parce qu’elle-même a perdu son père et fuit sa terre. On ne peut pas donner abstraitement, nous dit-elle, on donne ce que l’on a et ce que l’on est. C’est nécessaire. C’est à la fois la force et la faiblesse de celui qui traduit. Dans son documentaire Vadim Jendreyko montre cette petite femme tour à tour penchée sur un ouvrage, épluchant un oignon ou le regard posé sur sa petite fille. Dans chacun de ses actes, elle met le même amour. Ses traductions ne sont pas séparées de sa vie, elles sont sa vie comme le reste.
« À travers la traduction, je prête mon goût unique. Quand on lit Sinjawski ou Dostoiewski dans ma traduction, je suis toujours la troisième de la bande : l’original, le traducteur, la traduction. La traduction ne veut pas être un double, un fantôme de l’original, l’original est immortel ; la traduction, nécessairement empreinte de ce que je suis, est mortelle. L’homme est ainsi fait qu’il désire avoir le Vrai. […] C’est le moteur de la traduction. Chaque génération désire instinctivement l’original, parce qu’elle est composée d’humains. »
La traduction porte toujours l’empreinte d’un être, l’empreinte d’un désir de vérité, de justesse : trouver le mot qui dira vraiment la pensée, trouver l’expression qui rendra le sentiment… Trouver ce qui nous permettra enfin de communiquer, de communier. Ce désir, moteur de toute sa vie, sans doute le plus grand désir humain, elle en voit la limite et en même temps la nécessité :
« Une nostalgie demeure vraisemblablement dans l’homme. Elle sera certainement conçue différemment, mais on peut quand même dire qu’il y a une nostalgie de l’identité, une nostalgie de la perfection. De l’original. Alors que notre vie est remplie de compromis. On trouve partout une imperfection. […] Parce que, sans le savoir, nous traduisons toujours. C’est peut-être l’activité la plus humaine. On cherche toujours l’autre, on cherche à le saisir, mais il se retire. »
Dostoïevski est peut-être un de ceux qui a le mieux compris ce désir de l’homme vers le vrai, vers la communion, un lieu où toute chose pourrait être parfaitement dite. « Dostoïevski… Ce sont de gros livres, des milliers de pages, un nombre innombrable de mots, de phrases, aussi nombreux que les étoiles du ciel. Et parmi tout cela, pas une phrase qui ne signifie rien, pas un mot qui soit superflu. Comment est-il possible d’exprimer quelque chose avec chaque mot ? »
« Il faut lire Dostoïevski comme un chercheur de trésor : aux endroits les plus insignifiants sont enterrés des joyaux que l’on ne découvre souvent qu’à la deuxième ou à la troisième lecture. Il est inépuisable. ». Cet inépuisable émerveillement est ce qui l’a conduite à traduire plusieurs fois certains de ses romans.
« Je ne me suis jamais considérée comme une traductrice. Même aujourd’hui, après cinquante ans, toujours pas. De fait, je n’en parle pas volontiers. Non. Je crois que je me sens simplement moi-même. J’aime vivre, j’aime respirer. Traduire est une forme de respiration. »
Photo : elle provient de la présentation du film.