de Paul Anel 1er juillet 2011
Dans le petit village de Vence, près de Nice, la "Chapelle du Rosaire", fruit de l'incroyable amitié entre Matisse et une simple religieuse, témoigne d'une réconciliation entre la foi et la culture.
La Chapelle du Rosaire CC BY-SA m-louis
Le 25 juin 1951, la Chapelle Notre-Dame-du-Rosaire était inaugurée sur les contreforts du petit village de Vence, près de Nice. Cet événement qui appartient à l'histoire de l'Eglise autant qu'à l'histoire de l'art, est célébré avec joie, mais en l'absence des deux principaux protagonistes dont la passion et la ténacité – mieux : dont l'amitié est à l'origine de la Chapelle. Une religieuse et un artiste. Sœur Jacques-Marie qui pour enfanter cette chapelle a souffert bien des jalousies et des incompréhensions de la part des membres de sa Congrégation, et qui n'a pas reçu l'autorisation de se rendre à Vence pour cette occasion. Et Henri Matisse, au couchant de sa vie et au sommet de son art, retenu chez lui par la maladie, et qui n'a pu lui non plus se rendre à l'inauguration, mais qui écrit à cette occasion : « Je n'ai pas cherché la beauté, j'ai cherché la vérité. Je vous présente en toute humilité la chapelle du Rosaire des dominicaines de Vence… Cette œuvre m'a demandé quatre années d'un travail exclusif et assidu. Elle est le résultat de toute ma vie active… Je la considère, malgré toutes ses imperfections, comme mon chef-d'œuvre ».
L'improbable amitié entre Matisse, alors déjà considéré comme le plus grand artiste de sa génération, et sœur Jacques-Marie, commence près de dix ans plus tôt, alors que celle-ci – qui s'appelle encore Monique Bourgeois – répond à une petite annonce du peintre cherchant une infirmière, si possible "jeune et jolie". (Entre parenthèse : l'histoire de cette amitié, qui doit être bientôt portée à l'écran avec Al Pacino dans le rôle de Matisse (!) est racontée par Sœur Jacques elle-même quelques années avant sa mort dans un documentaire bouleversant : "Un Modèle pour Matisse", cf. le lien ci-dessous.) Bien que peu convaincue de remplir le second critère, Monique se présente à son appartement de l'hôtel Régina à Nice. Pendant de longs mois elle prend soin de Matisse qui est malade et en chaise roulante, et entre les deux naît peu à peu une véritable amitié. Finie sa convalescence, Matisse lui demande de poser pour lui… Peut-être parce qu'il a entraperçu, aime et veut peindre la beauté intérieure de cette âme… Peut-être aussi simplement parce que son amitié lui est devenue chère et qu'ainsi il s'assure qu'elle continuera de lui rendre visite. Mais en 1946 un nouvel élément entre dans leur amitié : Monique Bourgeois entre au couvent et devient Sœur Jacques-Marie. Si la première réaction de Matisse est l'incompréhension, voire la colère, il écrit bientôt à son amie une longue lettre de huit pages qui s'achève sur ces mots : "Toute ma vie je n'ai cherché rien d'autre que de rendre la gloire [de Dieu] visible par nourritures exclusivement terrestres." Et il la remercie de l'avoir provoqué à cette toute première profession de foi.
Sr Jacques-Marie est envoyée par sa Congrégation au couvent des dominicaines de Vence, situé en face de la maison du peintre. Les dominicaines n'ayant pas de chapelle proprement dite, Sœur Jacques et Matisse forment le projet de ce qui deviendra "La Chapelle du Rosaire", et sur laquelle ils travailleront ensemble de 1946 à 1951. On doit à Matisse non seulement les vitraux et les peintures murales (Chemin de Croix, Saint Dominique, Vierge à l'Enfant), mais aussi le plan même de la chapelle, l'autel, les calices, le confessional, et jusqu'aux chasubles du célébrant.
Cette chapelle "consacrée à la joie" (Matisse) rencontrera tout au long de sa genèse de féroces oppositions. De la part de la communauté artistique. Picasso, furieux que Matisse travaille sur une chapelle catholique, fera tout son possible pour le convaincre d'abandonner le projet. Picasso : « Mais pourquoi faites-vous ces choses-là ? Je serais d'accord si vous étiez croyant. Dans le cas contraire, je pense que vous n'en avez moralement pas le droit. » Réponse de Matisse : « Picasso, il ne faut pas que nous fassions les malins. Vous êtes comme moi : ce que nous cherchons tous à retrouver en art, c'est le climat de notre première communion. » Opposition aussi de la part des responsables de la communauté des dominicaines, qui freinent le projet et manifestent leur incompréhension face au caractère abstrait des peintures de Matisse.
Si elle a rencontré de telles résistances, c'est parce qu'au delà des questions de "religions" et de "style", cette chapelle est le lieu d'un drame plus profond. En 1975, Paul VI écrivait dans Evangelii Nuntiandi que "le divorce entre la foi et la culture est le drame de notre temps." Drame d'une culture qui refuse de s'ouvrir à la foi, d'entrer avec émerveillement et humilité dans quelque chose de plus grand, et drame d'une foi qui refuse de devenir culture, qui refuse de s'incarner dans les formes et le vocabulaire de notre temps. Si l'œuvre qui est née de l'amitié entre Matisse et Sr Jacques-Marie est d'une telle importance pour notre temps, c'est parce qu'elle fut et demeure un lieu de réconciliation entre la foi et la culture. Aujourd'hui, soixante ans plus tard, la chapelle tient toujours noblement son poste sur les contreforts de Vence, témoignage d'une véritable rencontre entre l'art et la foi. Elle porte aussi les cicatrices des combats qui se sont livrés autour d'elle. Lorsque fut livré le carrelage blanc que Matisse devait peindre, il découvrit avec désespoir qu'un tiers des carrelages étaient cassés. La brisure de notre temps entrait ainsi dans la Chapelle. Ironie de l'histoire : le désespoir de Matisse était tel que c'est Picasso en personne qui dut venir jusqu'à Vence pour consoler son ami et l'encourager à reprendre le travail…